Il existe une bibliothèque universelle, dans laquelle tout le savoir est venu s'accumuler, dans laquelle l'histoire de toutes les civilisations s'est déposée, siècle par siècle.
Mais de cette bibliothèque, l'écrasante majorité est superflue. Car si l'univers s'arrêtait de tourner, si tous les almains perdaient la mémoire en même temps, d'autres civilisations renaîtraient aussitôt. Elles seraient subtilement différentes des nôtres, mais à peine ; tout ce que nous croyons savoir de l'univers, elles finiraient par le retrouver.
Si la bibliothèque contenait des vérités, celles-ci seraient si simples qu'elles tiendraient en un seul livre, en une seule page. Mais ces vérités, les nôtres, celles de l'univers, sont par leur nature même, impossibles à écrire. C'est pourquoi la bibliothèque ne les contient pas. Elle les entoure. C'est pourquoi l'âme almaine restera pour nous un mystère qui ne peut être écrit dans un seul livre, et qu'il faut en lire cent, ou mille, pour approcher son dessin.
Livre des Sages
La première fois que Crysée avait rejoint la bibliothèque de Caelus, cette île solitaire cachée au milieu d'un océan de rêves, elle avait nagé dans ces eaux tumultueuses avec grâce, car la tempête ne l'atteignait point.
Cette fois, elle traversa le décor sans même y penser. Elle flotta par-dessus les vagues noires et se laissa tomber sur la plage de sable fin, parsemée de zébrures turquoises. Le phare de Caelus, la bibliothèque universelle du dieu-savant, était planté à quelques centaines de mètres à peine, fidèle à son souvenir.
La solaine passa une main sur son visage pour vérifier que son apparence humaine était encore en place. Les taches orangées de sa peau frétillaient comme un effet de bioluminescence. Elle attendit quelques minutes. À sa précédente visite, la tour lui avait paru incomplète, mais son sommet semblait avoir convergé, ou atteint la limite de ses possibilités ; peut-être s'enfonçait-elle désormais dans les profondeurs de l'île.
« Caelus ? »
Contrairement aux Mille-Noms, Crysée ne détestait pas l'univers. Il était entier, avec ses qualités et ses défauts, du plus insignifiant détail à la plus criante injustice. Elle appartenait à cet ordre de choses, et le haïr, cela aurait été se haïr elle-même ; haïr son monde natal de Sol Finis, disparu depuis longtemps, haïr le peuple solain, disparu lui aussi, mais qui gardait toute sa place dans son cœur.
Elle avança de quelques pas, surprise que le bibliothécaire ne vienne pas l'accueillir en son domaine, un livre à la main, prêt à noter ce qu'elle avait à lui dire. Ou peut-être à la juger pour ce qu'elle était devenue, le bras de la volonté divine, l'Annonciatrice du Second Déluge. Caelus avait regardé l'Histoire de trop près, avec trop de curiosité, pour ne pas s'être entiché de ces civilisations qui prospéraient encore dans l'Omnimonde, comme un vieil homme qui nourrit tous les chats du quartier. Ses grands yeux couleur d'océan rouleraient dans leurs orbites, il s'écarterait tel César frappé à mort, s'exclamerait : vous, Crysée ! Pourquoi ! Elle avait déjà préparé quantité de réponses.
Vous avez tout vu, Caelus, vous avez tout entendu, vous êtes le dieu-savant. Vous savez donc que lorsque des hommes tuent un million d'hommes, c'est une atrocité. Mais lorsqu'une épidémie tue un million d'hommes, c'est une fatalité.
Comment avez-vous pu haïr à ce point l'univers ?
Je ne vous hais pas ! Je n'ai même aucune rancune envers vous, envers tous les autres. Je dis que votre heure est venue, elle n'a que trop tardé. Je ne dis pas que vous n'auriez jamais dû exister. Il faut prendre les choses comme elles sont.
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Nolim V : La fin du Voyage
Fantasía== 5e livre dans la série Nolim == L'UNIVERS DOIT PRENDRE FIN. Ainsi en ont décidé les Mille-Noms. Lassés de l'écoulement incessant des civilisations, déçus de la décadence des grands empires, les dieux primordiaux ont mandaté l'Annonciatrice Crysée...