Vue du pont d'Arcs, Atlas n'avait été qu'une petite étincelle lumineuse, mais la planète devint bientôt une formidable tempête de feu, dont l'IM atténuait la luminosité puissante. Dans cet intervalle, Mjöllnir ralentit jusqu'à mille kilomètres par seconde. Les vaisseaux poursuivants, croyant qu'il allait engager le combat d'une autre manière, firent de même.
Les Stratèges jaugèrent sans doute les capacités de Mjöllnir insuffisantes, conclurent à un coup de bluff, estimèrent que le vaisseau serait pris en étau devant la planète flamboyante. À dire vrai, Lanthane se moquait de leurs raisons, seules comptaient leurs décisions. Ou peut-être étaient-ols avec elle. Les super-intelligences alephs sont des monstres aux esprits aussi profonds, aussi étrangers à l'âme almaine que les étoiles et les trous noirs.
Arborant avec fierté son champ d'inertie devant lui comme un étendard, le vaisseau percuta la planète gazeuse. Le plasma qui recouvrait Atlas comme une coquille dorée s'écarta, faisant naître une tache sombre faite d'un amas de gaz verdâtres plongés dans une tempête perpétuelle. Le poing invisible de Mjöllnir creusa encore, comme le souffle divin sur la Mer Rouge, faisant monter un nuage de gaz d'une centaine de kilomètres de haut qui formait une vague circulaire.
De tous les vaisseaux du blocus, seul l'Adam abandonna la poursuite – les autres bifurquaient. Le vieux croiseur maintes fois reprisé, maintes fois remis en service, s'arrêta net devant le mur que Mjöllnir s'apprêtait à franchir, et déversa toute son énergie en frappes gravitationnelles. La tempête qui emportait Fréya et Lanthane en son sein s'agita de vagues contraires, dont la collision faisait naître des formes évanescentes, comme des doigts de fée dispersés dans le sillage du vaisseau. L'Adam était un vieux guerrier à l'âge de la retraite, mais qui après avoir passé toute sa vie sur les champs de bataille, ne sait quitter le métier avec panache. Épuisé, tous moteurs éteints, il disparut derrière le front verdâtre qui se refermait derrière elles.
Sous la couche de plasma, un vernis récent et futile, s'étendaient des milliers de kilomètres de tempêtes bouillonnantes. Des volumes d'hydrogène sulfuré chargé d'oxydes nauséabonds roulaient sans cesse aux alentours comme des lutteurs fous. Des éclairs larges comme le vaisseau photographiaient ces nids de serpent, révélant leurs contorsions sur des centaines de kilomètres.
Malgré cela, Mjöllnir n'avait pas ralenti. Fréya s'était levée et gardait la main tendue devant elle, comme si elle tenait à bout de bras le champ d'inertie qui, en repoussant les molécules de l'atmosphère sur les côtés, leur ouvrait la voie. Ce qui était proche de la vérité.
Les tempêtes d'Atlas faisaient courir dans son air irrespirable des ondes sonores puissantes comme des tremblements de terre, dont le martèlement atténué, traversé par les chocs du tonnerre, formait la toile de fond de l'IM. Le langage d'Atlas n'était pas difficile à comprendre : elles n'étaient pas les bienvenues en son domaine.
Fréya avançait toujours.
Les éclairs se firent plus rares et plus distants. La pression augmentait encore et la densité des gaz les rendait opaques à la vue. Écrasés sous une pression dévorante, ils se livraient à d'étranges mouvements de convection, comme de l'eau bouillante. L'hydrogène entrait dans sa phase ultime, un métal liquide semblable à du mercure, qui coulait sur les côtés en réfléchissant la lumière du vaisseau. Les éclairs ne portaient plus ici, car ce métal conduisait parfaitement l'électricité. Des courants inductifs de millions d'ampères traversaient ses convulsions.
« Je vais éviter le noyau » indiqua Fréya.
Depuis quelques secondes, elle envoyait des échos radar à travers cette soupe argentée pour localiser la frontière de la graine, une petite bille de roche qui formait le seul élément solide d'Atlas. Le noyau planétaire apparut dans l'IM sous forme d'une annotation en surbrillance rouge ; Fréya n'eut même pas à dévier le vaisseau pour l'éviter.
Lanthane ne cligna pas des yeux une fois durant cette descente dans l'océan d'hydrogène métallique. Sa brillance fluctuante et douteuse se découpait en amas de nuages, qui se déchiraient en formes suspectes. Elle vit des hommes préhistoriques chassant l'auroch, une tête de lion rugissante, un ange ailé.
La remontée lui parut infiniment plus brève. Soixante secondes après son entrée fracassante, Mjöllnir ressortit d'Atlas. Il perça la bulle de plasma. Une vague de gaz vert sombre d'une centaine de kilomètres monta derrière lui. En son centre se souleva une aiguille d'hydrogène métallique, que le contact avec le vide changeait aussitôt en gaz. On aurait dit que quelqu'un avait transpercé Atlas avec une épée de fumée, ou encore, que l'on avait renversé la planète à l'envers et qu'une petite goutte d'argent s'en détachait.
« Il reste encore un certain nombre de vaisseaux dans la course, nota Fréya, tandis que Mjöllnir reprenait son accélération fulgurante. Et là-bas, qu'est-ce que c'est ? »
Le pont d'Arcs vers Stella Rems était encerclé d'une myriade de petits objets lumineux. Le système de contrôle de Mjöllnir tira l'image à elle et fit un agrandissement ; mais cette lumière empêchait de se faire une idée précise des dimensions des objets.
« Ce sont des drones-étoiles, expliqua Lanthane. La Division 1 en emporte toujours sur ses frégates, et elle en stationne souvent autour des ponts d'Arcs. Elle les emploie comme armes de précision lors des combats contre des pirates. Les drones ne sont pas très rapides et ils n'ont pas de générateurs de champs, mais ils s'accrochent aux vaisseaux et les immobilisent en minimisant les pertes almaines. En revanche, s'ils viennent face à toi, il est probable qu'ils soient dotés d'armes hautement énergétiques et à courte portée, comme des épingles d'antimatière.
— Est-ce qu'ils ont des pilotes ?
— Non, ce sont des IA pré-Turing qui reçoivent leurs ordres des Stratèges.
— Je peux donc les détruire. »
Comment était une question secondaire. Rien n'était impossible pour Fréya, ni même difficile.
Une nuée de tirs thermo-cinétiques balaya l'espace autour de Mjöllnir. À trois contre un, mais toujours en retrait, le Nayaka, le Thompson et le Denrey souhaitaient forcer Fréya à ralentir en la lançant dans des manœuvres d'évitement alambiquées. Ils n'obtinrent d'elle qu'un soupir ennuyé. Elle appuyait du doigt sur les rayons de plasma qui progressaient vers elle et les arrêtait en plein élan en bloquant leur matière dans une bulle d'inertie élevée, comme on écrase des moustiques sur le mur d'une chambre d'hôtel.
Face à Mjöllnir s'avançait une première vague de drones, agencés selon les mailles d'un filet précis et solide, telle la formation réglementaire d'une légion romaine. Et, comme la légion face aux cavaliers barbares qui précipitèrent la chute de Rome, la ligne des drones résista avec bravoure, durant quelques maigres instants. Fréya souffla sur eux un champ de distorsion moléculaire, qui envoya leurs senseurs optiques, leurs calculateurs quantiques, leurs pattes de crabe, leurs réservoirs d'hydrogène liquide, leurs missiles à percussion sonique et leurs micro-bombes dans différentes directions de l'espace. Quelques micromètres de liberté suffirent à ces atomes de titane et à ces chaînes de carbone pour se découvrir une âme solitaire, et l'escadre de drones-étoiles se dispersa en nuage de poussière.
« Ils en auront d'autres, dit Lanthane. La Division 1 a beaucoup de drones.
— Je n'en doute pas. »
Les tirs thermo-cinétiques s'arrêtèrent, car les frégates craignaient de frapper le pont d'Arcs et d'engendrer une onde de retour. Fréya examina les alentours et nota la présence de plusieurs vaisseaux impavides, tels des domestiques assistant à un duel entre les deux frères héritiers à coups de tisons dans la salle à manger.
« Il y a des stabilisateurs autour du pont d'Arcs, remarqua-t-elle. Je pourrais les détruire en passant.
— C'est le seul lien entre Perago et Rems. Tu condamnerais la flotte du blocus.
— Je ne tuerais personne. S'ils sont incapables de retrouver leur chemin quand on ferme une porte, ce n'est pas mon problème.
— Ne fais pas cela.
— Nous sommes les plus rapides, mais je ne doute pas de leur pouvoir de nuisance. J'espère que tu es sûre de toi. »
VOUS LISEZ
Nolim V : La fin du Voyage
Fantasi== 5e livre dans la série Nolim == L'UNIVERS DOIT PRENDRE FIN. Ainsi en ont décidé les Mille-Noms. Lassés de l'écoulement incessant des civilisations, déçus de la décadence des grands empires, les dieux primordiaux ont mandaté l'Annonciatrice Crysée...