49. Le palais de cristal

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« Un homme sans nom. »

Derrière cette phrase se cachait une vérité aussi profonde que l'océan lui-même. Surpris, Christophe laissa ces mots rebondir sur son esprit et observa leur chute dans les eaux croupissantes. Un champ de lueurs lui indiqua la présence d'une bulle toute proche, d'un espace plus tranquille où l'Océan tolérait encore quelques artefacts de pensée humaine qui avaient été, autrefois, des guerriers de légende, des reines tyranniques, ou des inconnus tombés au mauvais endroit.

« Je sais... commença-t-il.

— Tu ne sais rien, le coupa l'Océan d'une voix inarrêtable, car il y transparaissait une divine colère qui ne s'arrêtait pas à Christophe. Tu ignores tout de mon rôle et de mes lois, car tu n'as existé tantôt que pour les transgresser, sans en comprendre l'origine. Tu es le Voyageur, Christophe-Nolim, mais tu n'as appris d'aucun de tes voyages, car tandis que tu traversais les mondes et leurs rêves, ton regard ne se portait pas sur eux, mais sur un horizon inaccessible : ton propre rêve ! »

Le grondement d'un lointain tonnerre s'abattit sur lui ; Christophe manqua d'être emporté par la vague. Un arc circulaire se traça dans les flots tourmentés, qui devint l'arête d'un œil gigantesque. Son iris d'un vert intense se contracta, ouvrant une pupille noire comme l'œil du devin ayant contemplé la fin des Temps.

« JE SUIS OCÉANOS, L'ÉTERNEL GARDIEN ! J'ai vu naître les Dragons et j'engloutirai les almains. J'ai fait vœu de te détruire, Christophe-Nolim, car tu as insulté les lois de ce monde. Tu as craché à la face de l'Éternité une première fois, et je vois ce que tu es devenu ! Tu fomentes aujourd'hui la destruction du Temps ; il n'est pas de plus grand crime.

— Je pense...

— Tu ne penses rien, humain. Tu n'as toujours été guidé que par ton désir, par ton instinct, et le pouvoir de la magie d'Arcs t'a permis de tordre la réalité à ton avantage. Mais tu devras répondre de tes actes !

— Je crois...

— Tu ne crois rien, humain, et c'est cela qui te rend si difficile à écraser. Car les croyances des almains sont des assemblages aussi vastes que fragiles, faits de grandes feuilles de papier qui flottent dans le vent, que le moindre sursaut secoue et déchire. Tu ne crois en rien. Tu ne crois même plus en Aléane ; tu penses qu'elle n'est pas à sa place et que c'est à toi de l'en sauver. Tu te trompes une deuxième fois ! »

Oubliant cette verve cinglante, Christophe revint à l'essentiel.

« Je n'avais pas de nom ?

— Tu ne sais...

— Maintenant, je sais. J'avais déjà perdu mes souvenirs en entrant ici. Je ne suis pas tombé dans l'Océan pour chercher Aléane, je suis tombé parce que j'étais perdu.

— Tu ne penses...

— Voilà ce que je pense : tu caches d'autres secrets, Océanos. Comme tu le dis si bien, tu as vu naître les Dragons, et bien avant que l'Imperium Draconis ne s'étende sur l'Omnimonde, les eaux du Déluge sont venues s'échouer ici après avoir balayé l'univers. S'il est un personnage de légende réputé avoir survécu au Déluge, je le trouverai ici.

— Tu ne crois...

— Je crois que j'ai accompli un long voyage et qu'il est temps de le mener à son terme. Tout homme finit toujours par revenir là d'où il est parti, et tout ceci n'est peut-être que mon retour. »

L'Océan ne répondit rien. Les serpents de mer sans tête qui s'enroulaient tout près de Christophe tels des bancs d'algues vivantes, attendant sans doute le bon moment pour attaquer, s'écartèrent de son chemin. Il traversa la surface d'un plafond aqueux et tomba dans un air qui sentait la cendre mouillée.

Sa chute dans l'atmosphère confidentielle de Vorag, la cité sous la mer, ne dura que quelques secondes. Christophe s'accrocha d'une main aux mailles de l'espace, qui se défirent le long de sa descente en une poignée de filaments rougeâtres. Ses pieds rencontrèrent une couche de neige.

À son dernier passage à Vorag, cinq siècles plus tôt, Christophe n'aurait pas imaginé que ce marécage pestilentiel se serait recouvert d'une glace indestructible et d'une neige grise ; que sur son ciel fait d'une eau verdâtre, danseraient des aurores boréales.

La cité lui parut plus silencieuse, comme si les dernières âmes en peine de l'Océan s'étaient enfuies d'ici. Si autrefois, l'eau du marais remontait lentement le long des murs pour les attirer plus bas encore, tels les bras excités d'une sirène décrépie, la glace jouait désormais ce rôle, dont les plaques refermaient leur étau sur des ruines éparses. De gros flocons tombaient sur ces derniers sommets penchés, comme le bras tendu d'un mourant, figé dans la neige.

« Ainsi, vous revoilà, Christophe-Nolim. »

Il s'attendit à retrouver un visage connu, mais les choses avaient beaucoup changé à Vorag, depuis que le roi Zor avait été vaincu par Hélios. Appuyé sur un bâton de marche durci par le froid, l'homme portait une barbe broussailleuse, où se nichaient quelques flocons gris. Son regard était triste ; ce n'était pas celui d'un fou, mais d'un homme enfermé par erreur parmi les fous.

« Qui êtes-vous ?

— La légende fait de vous le dernier mage des Noms. Montrez-moi donc. »

D'un œil attentif, Christophe souleva le voile d'Arcs qui flottait autour de ce fantôme, une protection sans doute nécessaire dans ce monde hostile où l'on brigandait les noms.

« Vous êtes le roi Arthur.

— Cela même » confirma-t-il en se mettant en chemin.

Un intense blizzard s'opposait à sa marche ; quelle que soit la direction qu'ils auraient tous deux emprunté, il les aurait frappé de face, écrasant ses flocons dans leur visage comme un Goliath au sourire niais.

« Que faites-vous ici ?

— Ce que font tous les fantômes d'Océanos, messire Christophe. J'attendais. Certains attendent de partir ; moi, j'attendais votre venue. Je vous avais vu sortir, voyez-vous, lors du grand soulèvement de Vorago, et je savais que vous deviez revenir ici. »

Malgré son allure de vieillard, couvert de haillons rigidifiés par le gel, Arthur marchait à grandes enjambées dans la neige toujours plus épaisse.

« Océanos renferme nombre de trésors, mais son plus grand secret est sans doute l'Oracle. Vous en avez entendu parler. Tous les peuples savent qu'un homme a survécu au Déluge ; un homme réputé immortel, qui bien longtemps avant vous, a arpenté tous les mondes connus. Cet homme aurait pu être le voyageur infatigable que vous fûtes à sa place. Mais il est venu à s'installer ici, parmi les ombres.

— Allez-vous me mener à lui ?

— Hélas, je n'ai pas ce pouvoir. Mais je peux vous mener à elle.

— Qui donc ?

— Ne parlez pas si fort, messire Christophe, elle nous entend déjà. »

Le vent révéla une arête d'un bleu transparent, comme une cascade figée sur laquelle les vagues de brouillard s'enfilaient comme des perles. Christophe plissa des yeux et remarqua un grand escalier penché de biais, auquel il manquait la moitié ; une salle d'audience au plafond à demi effondré ; plus loin, des tours menaçantes.

« Voici le palais de cristal, dit Arthur. La reine vous y attend. »

Nolim V : La fin du VoyageOù les histoires vivent. Découvrez maintenant