13. Shan

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Il existe un homme qui a tout vu, tout entendu, qui est parti de si loin que le souvenir de sa terre natale s'est effacé des mémoires. Cet homme n'a jamais terminé son voyage. Il a su de nombreuses vérités, mais n'a jamais pu énoncer la sienne ; c'est pourquoi le destin le retient en otage.

Livre des Sages


Shan, l'ancien médiateur de Kaldor, portait une toge blanche de sénateur romain ; il tenait une main repliée contre sa poitrine, de l'autre écrasait la torsion de Crysée. C'était un vieil homme aux cheveux argentés. Son regard avait la clarté vague de ceux qui ont perdu quelque chose d'important et qui doivent vivre avec cette perte. Faute d'arme légendaire à ses côtés, il n'avait que ce regard pour la menacer, la résolution froide d'un immortel ayant accompli de grands exploits, vécu de nombreuses batailles, et qui connaissait à la fois le prix de la victoire et le goût de la défaite.

Shan n'était pas le plus ancien des dieux, le titre même ne lui seyait point, de même que le petit artisan levé de bonne heure, et dont le travail fatigant ne prend fin qu'à la tombée de la nuit, ne porte pas les mêmes vêtements qu'un chevalier de cour. Mais il appartenait au cercle réservé des arpenteurs de mondes, pénultième représentant de cette caste de voyageurs de l'espace et du rêve, et à ce titre, ses expériences de vie formaient une bibliothèque aussi fournie que celle de Caelus.

« Je savais que tu viendrais ici, dit-il, tandis que son regard se portait sur l'aiguille d'Ohn Sidh, suspendue dans le vide, prête à traverser sa forme astrale.

— Tu m'as suivie ?

— Diel m'a parlé de toi.

— As-tu quelque chose à me dire ?

— Nous ne nous connaissons pas. Je n'ai rien à te dire.

— Je te connais, Shan » dit Crysée en faisant un geste d'apaisement.

L'arpenteur croisa les bras, tel le lutteur attendant que son adversaire pusillanime relève le défi.

« Je suis la dernière solaine encore en vie, argua Crysée, et tu es, ou tu fus autrefois l'arpenteur de rêves qui nous libéra de notre prison céleste, et qui nous emmena jusqu'à l'Omnimonde. Avec Christophe-Nolim, tu es le seul à avoir jamais atteint Sol Finis. Je te dois d'être encore en vie.

— Tu le dois aussi à Kaldor, qui a tant lutté pour préserver ces mondes. En venant ici soulever ton arme de guerre, tu insultes sa mémoire. Que veux-tu ? Faire table rase de ces civilisations, alors qu'elles ont enfin pris leur essor ? Alors qu'après tant d'efforts, elles se rapprochent enfin de la sagesse ?

— Ils s'en sont beaucoup approchés, ils ne l'ont jamais atteinte.

— Kaldor avait pressenti ton projet terrible. Je l'ai vu en rêve. Je l'ai vu dans les cartes. Le voyageur. L'âme du monde. La Source du Temps. Veux-tu, comme Hélios, arrêter le Temps ? D'où te vient cette idée ? Pourquoi toi, parmi tous les êtres, toi qui a été sauvée par Kaldor ?

— Kaldor, pour sage qu'il fût, a feint d'ignorer la nature profonde de cet univers et sa raison d'exister. »

Shan frémit face à cette critique. Il avait joué le rôle de médiateur pour Kaldor durant près de deux mille ans, entre les deux guerres du dieu-soleil, et ne pouvait pas accepter que l'on jette ainsi l'idole au bas de son socle.

« Mais il a accompli quelque chose, néanmoins, temporisa-t-elle. Un des Mille-Noms, le Sage, est devenu Kaldor. »

Elle se rapprocha de lui de quelques pas. Les agents de sécurité du Bureau formaient un cercle régulier autour d'eux, séparé par des fractures dans l'espace, qui découpaient leur image en facettes cristallines. Crysée et Shan étaient entrés dans une inclusion d'espace, à mi-chemin du réel, dont l'image n'en persistait que sous forme de décor fixe.

Nolim V : La fin du VoyageOù les histoires vivent. Découvrez maintenant