Au sortir de l'Océan, les lueurs des étoiles lui parurent fades, sinistres, comme si les astres avaient eu vent du choix terrible qui s'était offert à lui, et dont il ne maîtriserait pas les conséquences. Christophe parcourut la bibliothèque de Caelus sans y trouver trace de Diel, dont l'avatar local s'était peut-être endormi ; il retrouva Fréya à mi-chemin entre un pont d'Arcs et un trou noir, prête à attendre mille ans qu'Aléane lui revienne. Sa patience lui parut admirable, sa docilité discutable.
Il traversa de nombreux rêves, tous semblables à la plaine enneigée de Vorag, des théâtres vides, des ruines d'empires disparus, que le Temps avait lavés de leur mémoire, de leurs noms, de leur aura. Ces univers revenaient à leur état primaire, comme une terre inconnue qui, longtemps après la mort du seul explorateur l'ayant découverte, s'efface de l'inconscient collectif. Ils s'effondraient sans bruit et sans témoins.
Si toutes les civilisations venaient à s'éteindre, ces empilements de rêves subsisteraient encore, car le delta du Temps ne les irriguait pas aussi bien que le monde matériel. Les derniers fantômes de l'humanité erreraient dans les monuments bâtis à sa gloire, mais il ne resterait pour eux que leur vanité, tels le banquier déchu recomptant les derniers sous de sa cassette, au dernier étage d'une pension de famille, en élaborant des plans de reconquête. Leurs regrets rongeraient tant les piliers de ces vieux palais qu'ils s'effondreraient sur ces retardataires.
Au fond, songea Christophe, lorsque tout aura disparu, il ne restera que le Temps.
Faut-il se réjouir de cette victoire du silence ? Doit-elle nous être insupportable ?
Quelle que soit l'issue, il y aura un jour un dernier homme, un dernier almain, et celui-là sera le plus à plaindre.
Il entra dans le désert de sel par une porte dérobée, laissée entrouverte à son intention. Le sol uniforme, d'un blanc calcaire, et le ciel grisâtre s'étendaient à perte de vue. U'jera était d'une simplicité qu'on ne trouvait que dans les rêves. Un sol, un ciel, sans limite et sans frontière, en lesquels il marcherait mille ans à moins qu'on lui ouvre une autre porte. Mais le Séjour des Dieux Primordiaux était plus subtil. Sous ses bottes de voyageur astral, Christophe reconnut le contact d'une véritable matière ; il se pencha sur le sol, gratta la surface et goûta la poussière. Le désert était bien fait de sel, d'une gangue cristalline de chlorure de sodium et de magnésium.
Par moments, l'horizon était celui d'une planète ; par moments celui d'un rêve. Ces deux réalités distinctes étaient comme deux toiles superposées, deux chemins parallèles ; on pouvait passer de l'une à l'autre d'un pas de côté, sans le remarquer autrement que par quelques minuscules détails dans les Arcs qui tissaient ces deux mondes.
« Je suis revenu » annonça-t-il à haute voix.
Plusieurs esprits l'entouraient, mais il ne pouvait ni lire leur nom, ni leur donner une forme, car leur présence était aussi subtile que celle des chats d'Outa-Napisthim. Ils n'étaient que des zéphyrs, des souffles frôlant la maille d'Arcs, une potentialité qui attendait encore de se révéler. Comme les chats, ils l'étudiaient longuement, mais leur opinion finale, soudaine et aléatoire, tomberait à un moment inattendu.
« Je vais rejoindre la Source du Temps. »
Ils n'étaient ni amicaux, ni vindicatifs ; peut-être intimidants. Ce n'étaient que des ombres paresseuses aperçues du coin de l'œil, qui disparaissent lorsqu'on tourne la tête. Christophe se prit à penser qu'il les imaginait peut-être.
Son attention se portait jusqu'au moindre détail, si bien qu'il aurait pu compter les grains de poussière qui se collaient contre ses bottes. Aussi entendit-il le tintement d'une goutte d'eau, une sonorité incongrue pour ce désert d'une sécheresse inaltérable. Il tendit l'oreille, fit quelques pas. Un flocon indigo flottait dans l'air. Ses branches fragiles n'étaient faites de nulle matière ; il n'interagissait avec rien et se contentait de glisser sur la maille d'Arcs de l'espace. Christophe le regarda descendre. Il plaça sa main sur le chemin de ce fragment, qui la traversa comme un homme distrait qui s'arrête à chaque coin de rue pour bâiller aux corneilles, et que vous n'arriverez pour autant jamais à rattraper, car sa marche aléatoire semble faite pour l'éloigner de toute interaction humaine.
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Nolim V : La fin du Voyage
Fantasia== 5e livre dans la série Nolim == L'UNIVERS DOIT PRENDRE FIN. Ainsi en ont décidé les Mille-Noms. Lassés de l'écoulement incessant des civilisations, déçus de la décadence des grands empires, les dieux primordiaux ont mandaté l'Annonciatrice Crysée...