Acte V, 6e Épître - Quand la poussière retombe...

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Cela faisait plusieurs heures que Lucifer exposait son passé à Ben, et il décida de marquer une pause. Maners restait silencieux, sentant le regard de l'ange déchu posé sur lui. Il n'avait pas manqué de remarquer qu'il l'avait fixé pendant pratiquement tout son récit. Était-ce pour observer ses réactions en découvrant les événements ? Était-ce une façon de lui prouver qu'il était honnête ? Ou bien était-ce juste sa façon d'être ? En tout état de cause, le juriste qu'il était n'avait pas décelé dans son langage corporel de tic particulier pouvant laisser penser qu'il mentait... Il restait néanmoins prudent, car après tout, il n'était pas spécialement rôdé pour lire un humanoïde à tête de taureau ! La seule certitude qu'il avait, c'était que le choix de cet instant précis pour interrompre sa narration n'était pas anodin. Il avait réagi vivement quand Ben avait mentionné sa rencontre avec l'Homme tapi dans l'ombre, et sans doute cherchait-il à savoir si l'évocation de cette créature immatérielle lui rappelait cette confrontation...

« - Je vous en prie, poursuivez, demanda Maners, pour mettre fin à ce silence qui commençait à lui peser. Que s'est-il passé après l'intervention de cette... chose ?

- Une « chose » ? Voilà une dénomination plus qu'appropriée pour ce que j'ai vu, ce jour-là. Après que cette voix ait retenti... Une voix qui a hanté mes siècles d'exil dans le Cocyte... J'étais telle une souris face au serpent, incapable de bouger le moindre muscle. Je sentais dans mon dos l'aura oppressante du suzerain maudit à qui Satiël et ses partisans avaient prêté allégeance, et mon corps refusait obstinément de se retourner pour faire face à la menace. Cet instant d'immobilité me sembla durer une éternité, mais quand enfin je parvins à faire volte-face, une main noire et vaporeuse était tendue devant mon visage, prête à m'aveugler d'une fulguration de lumière d'ébène. Et tandis que je perdais progressivement la vue, je réussis à percevoir deux yeux rouges dans les ténèbres qui composaient son corps.

En vain, j'ai tenté de le repousser de mes griffes, tout en frottant vigoureusement mes yeux pour réveiller mes sens anesthésiés, mais comme si de rien n'était, il m'empoigna par la gorge et me souleva du sol où je rampais en reculant pour lui échapper. Et là, je sentis un souffle glacial balayer mes naseaux. ''Est-ce là toute l'étendue de ta puissance, champion de l'ancien monde ?'' m'a-t-il demandé d'un ton neutre, sans émotions, avant de pousser un profond soupir. Était-ce de la lassitude ? De la déception ? Ou bien se préparait-il simplement à ce qui viendrait ensuite ? Je sais seulement que l'instant d'après, il prit une grande inspiration, qui parut aspirer tout ce qui trouvait autour de nous, tel un trou noir. Peut-être n'était-ce qu'une impression, mais sur le moment, il me sembla même que mon âme se faisait elle aussi happer par cette tempête. »

Ben ne put réprimer un rictus face à ce souvenir, qui ne lui rappelait que trop ce qu'il avait subi aux mains de son mystérieux bourreau. Lucifer le remarqua, mais il poursuivit son récit comme si de rien n'était.

« - Mon esprit s'embrouillait, et je sentais que j'allais perdre connaissance d'un instant à l'autre. Je ne dus mon salut qu'à l'ouverture violente et soudaine de l'imposante porte par laquelle j'étais arrivé. L'intrusion interrompit nette la créature dans sa besogne, qui sembla se désintéresser de moi pour porter toute son attention sur les nouveaux arrivants. Mes oreilles bourdonnaient, au point que je n'entendais pas distinctement les propos échangés. Je reconnus seulement les voix de Métatron et de Père, qui conversaient avec virulence avec mon tourmenteur, qui finit par me lancer nonchalamment dans leur direction, comme on se débarrasserait d'un détritus. Les bras rachitiques qui me réceptionnèrent ne laissèrent planer nul doute sur l'identité de mon sauveur, et j'entendis Jophiël me questionner sur mon état de santé. Incapable de lui répondre, je ne pus m'opposer à leur décision de m'évacuer sur le champ.

DIES IRAE - Cycle I : L'AngicideOù les histoires vivent. Découvrez maintenant