Chapitre 4 : Une semaine d'acclimatation

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Pour le plus grand bonheur de Wilhelm, son jumeau n'eut pas le temps de lui reparler du lycée Jean de La Fontaine. Ils furent employés toute la semaine par leur père pour remettre la maison en ordre. Ils passèrent un bon coup d'aspirateur et de serpillière partout, sortirent des meubles drapés de blanc de la cave pour remplir des pièces un peu vides et, par-dessus tout, ils aménagèrent leurs chambres.
Wilhelm n'était pas peu fier de la sienne. Comme dans l'ancienne son lit se trouvait au centre. Il avait remonté ses nombreuses étagères le long des murs, pleines à craquer de ses livres. Il avait aussi affiché son gigantesque panneau en liège sur lequel il accrochait la liste de ses idées, des croquis des lieux qu'il décrivait dans ses contes ou encore la description physique de certains personnages accompagnée d'un vague dessin ou d'une photo découpée dans un magazine. Le plus important pour lui restait son bureau.
Ce dernier, un ancien meuble en bois sombre et excessivement lourd, acheté par son père lors d'une brocante, reposait sur un tapis moelleux dans lequel Wilhelm aimait enfoncer ses pieds lorsqu'il écrivait. Il était accompagné d'un fauteuil à roulette avec un dossier haut sur lequel on pouvait reposer la tête et qui possédait aussi des accoudoirs. Le jeune homme l'avait justement choisi pour son confort et son maintien parfait.
Sur le bureau il avait déposé son ordinateur portable, un stylo encre avec des cartouches, une lampe pour l'accompagner dans ses veillées nocturnes et une pile de feuilles afin qu'il puisse écrire dès qu'il le désirait. Le meuble imposant possédait aussi deux petits tiroirs à droite, dans lesquels il déposait toutes sortes de babioles plus ou moins utiles allant des ciseaux aux vieux ticket de cinéma. Du côté gauche, il y avait un coffre qu'il pouvait fermer à clé, une clé d'ailleurs passée sur une chaîne suspendue autour de son cou. C'est dans celui-ci qu'il rangeait ses contes.
Il veillait à ce qu'il soit toujours soigneusement fermé et portait sa clé comme un gri-gri porte-bonheur, une mesure de précaution supplémentaire. Ses écrits étaient son petit secret et n'appartenaient qu'à lui, il ne supportait pas l'idée que quelqu'un puisse les lire sans son autorisation.
Le soir, après une journée intense à porter des meubles, leur choisir une place et à nettoyer leur nouvelle demeure, Wilhelm s'asseyait à son bureau et usait ses dernières forces pour écrire quelques lignes avant de se coucher, satisfait de sa journée.
Il avait récemment commencé un nouveau conte intitulé « La dame du lac ». Il l'avait imaginé à partir de du rêve qu'il avait eu sur le ponton et aimait beaucoup la tournure qu'il prenait. Son personnage principal, la naïade, lui plaisait. Elle avait un attachement pour son foyer et une candeur qu'il appréciait. Tant mieux, c'était toujours désagréable pour lui de détester un personnage.
Par exemple il ne parvenait vraiment pas à s'attacher à l'épéiste qui sauvait une jeune princesse d'un dragon. En même temps, le héros de son histoire était le dragon. L'épéiste se dévoilait en tant qu'opposant, un être sans scrupule prêt à tout pour l'ôter de son chemin. Le méchant de base, classique et présent dans chaque histoire qui se respectait. Pourtant Wilhelm voulait écrire un conte bien précis sur cet antagoniste car il sentait qu'il y avait un potentiel à exploiter chez ce personnage, qu'il était plus complexe qu'il le laissait paraître.
Toujours est-il que, pendant qu'il réfléchissait à ses contes la nuit, il élargissait ses horizons le jour. En effet, dès le lendemain de leur arrivée son frère et lui accompagnèrent leur père et Henri au marché faire le plein de produits frais pour remplir le frigo mais aussi pour visiter le café acheté par leur paternel. La place encombrée par les stands et les camions des vendeurs dégageait des odeurs de nourriture et de textile neuf. Les marchands et les passants les dévisagèrent avec étonnement, ils ne devaient pas voir de nouvelles têtes tous les jours. C'est une petite communauté, les nouveaux arrivants se remarquent rapidement contrairement à une grande ville, songea Wilhelm. Puis les passants entendirent Henri appeler leur père et un grand nombre d'entre eux vinrent serrer la main de celui-ci avec un grand sourire ou lui donner une tape sur l'épaule en demandant de ses nouvelles.
- Jonas ! Comment allez-vous depuis toutes ces années ? Ça fait du bien de vous revoir après tout ce temps, on pensait que vous ne rentreriez jamais !
- Monsieur Rosenwald, vous êtes de retour parmi nous ! Vous avez bonne mine.
- Jonas, qui sont ces enfants ? Ce sont vos jumeaux ? Ils ont bien grandi !
- Regardez, c'est Jonas Rosenwald !
Wilhelm avait la sensation que les gens voyaient un fantôme ou une célébrité. Une fois les retrouvailles entre son père et les habitants de Hesse-Cassel passées, l'attention se reporta rapidement sur son frère et lui, ce qu'il supporta très mal. Les voix se firent basses, presque conspiratrices. Les yeux inquisiteurs les détaillèrent sans vergogne et les langues s'agitèrent pour commérer.
- Ce sont les enfants Rosenwald ?
- Oui. Des jumeaux, bien entendu...
- Lequel a hérité de sa mère ?
- Nous devrions poser la question à leur père, le pauvre homme...Ses parents l'avaient prévenu que ce mariage était une folie et ne lui apporterait rien de bon !
- Je pencherais pour celui avec les lunettes...
Las de ces messes basses, Wilhelm fendit la foule en ignorant tout le monde pour se réfugier dans le nouveau café de leur père. L'endroit était apaisant avec des tables rondes ou rectangulaires, des chaises en bois un peu patinée par les nombreux passages de postérieurs, un billard, un vieux flipper et un baby-foot dans le fond, un carrelage gris clair moucheté de noir, un bar en bois massif derrière lequel étaient rangées des bouteilles de sirops et d'alcools mais aussi des verres et des jus de fruit. Sur les murs orange et jaunes éclairés par des spots fixés à des poutres épaisses s'étalaient des photos en noir et blanc représentant Hesse-Cassel il y a moins d'une centaine d'année. Il y avait même des cuisines, dans une salle à côté du billard et réservée au personnel. Son père faisait justement le tour du propriétaire en notant les petites imperfections sur un carnet.
- Qu'en penses-tu Will ? Après un petit brin de ménage ce café sera prêt à ouvrir !
Wilhelm ressentit dans la voix de son père son besoin de travailler à nouveau. Son paternel aimait servir les clients, bavarder avec eux, faire la cuisine et parfois même boire un verre pour fêter la fin de son service. Il l'aida le reste de la journée à rendre propre ce petit café racheté à un vieil homme qui désirait partir à la retraite après avoir trouvé un acheteur pour reprendre son affaire. C'était le seul bar-snack d'Hesse-Cassel, un commerce essentiel à la vie de la petite ville.
Les jours suivants leur emménagement, Wilhelm resta à la maison pour profiter du beau temps et déballer ces derniers cartons de livres.
Alors qu'il rangeait des romans, on sonna. Surpris, il descendit ouvrir en se demandant qui pouvait venir les voir. Il était persuadé que son père, Thérance et Henri avaient refermé le portail qui clôturait le domaine avant de partir en ville. Son inquiétude de faire une mauvaise rencontre retomba lorsqu'il ouvrit la porte et découvrit une vieille dame voûtée avec une canne et un chapeau de paille. Elle semblait frêle dans sa longue robe bleu marine qui n'était pas de première jeunesse.
- Bonjour jeune homme, excusez-moi de vous déranger mais puis-je avoir un verre d'eau ? Il fait si chaud...
Wilhelm accepta sans se poser de questions, par politesse. La pauvre dame devait être une promeneuse un peu étourdie qui avait oublié de prendre de quoi s'hydrater. Il l'invita à s'asseoir à l'ombre, pour éviter qu'elle se fatigue en restant plantée en plein soleil. Quelle idée de se promener dehors aux heures les plus chaudes de la journée à son âge ! Après avoir bu son verre d'une traite, elle lui demanda de quoi manger.
Même s'il songea qu'elle abusait un peu, Wilhelm lui apporta une pomme qui venait directement de leur verger, un petit coin du jardin avec des rangées d'arbres fruités bien alignés aux branches couvertes de fruits odorants et gorgés de sucre. Wilhelm en avait déjà grignoté quelques-uns et Thérance avait fait une razzia. Elle l'avala goulûment puis se redressa difficilement en le remerciant chaleureusement.
Wilhelm la regarda s'éloigner, ne sachant pas quoi penser de cette rencontre. Comment était-elle entrée et par où allait-elle sortir ? Il n'eut pas la jugeote de la suivre mais vérifia le portail : il était bel et bien verrouillé. Un petit frisson désagréable le traversa et il s'enferma dans la maison trop silencieuse à double tour. Il n'en parla pas avec le reste de la famille, de crainte de se faire réprimander pour avoir laissé un inconnu s'introduire dans le domaine. Il se dit que ce n'était qu'une vieille dame inoffensive : elle ne constituait pas une menace, surtout si elle se contentait de réclamer de l'eau et un en-cas.
Malheureusement son petit secret se retrouva éventé dès le jour suivant, suite à la réception d'un colis accompagné d'une lettre.
- Wilhelm, qu'est-ce que c'est que ça ? lui demanda son père en brandissant la missive. Tu as laissé entrer quelqu'un chez nous ?
Démasqué, le jeune homme lui révéla toute l'histoire sans rien omettre et insista sur le fait qu'il s'agissait d'une femme très âgée, frêle et toute tremblante. Après une conservation en privée en compagnie d'Henri, car le vieil homme insista pour défendre Wilhelm dans cette affaire, son père revint. Il avait troqué son visage sévère pour un sourire encourageant, ce qui apaisa la tension de Wilhelm. Au moins, il ne risquait plus une engueulade dans les règles. Le jeune homme remercia mentalement Henri, qui n'était sans doute pas étranger au changement d'humeur de son paternel.
- Oublions ça Will. Il faut savoir être généreux et prendre soin des autres, surtout des plus fragiles à cette période de l'année. Tiens, je te rends ton colis : tu l'as bien mérité ! Mais à l'avenir, fais attention avant d'ouvrir la porte.
Soulagé qu'on ne lui en veuille pas, Wilhelm se contenta de ranger son paquet qui contenait un très beau service à thé banc, décoré de roses bleues et argentées. En revanche, il perdit la lettre. Il retourna sa chambre de fond en comble pour remettre la main dessus, sans succès. Dommage, il avait hâte de lire ce que la vieille dame désirait lui dire. Il s'agissait sans doute d'un gentil mot de remerciement de mamie gâteau rédigé par une main tavelée tremblotante. A la place, il se promit d'acheter du thé très prochainement pour le savourer dans ces tasses délicates et cette occasion lui fut offerte par Henri, qui avait pour mission de faire des achats pour la cuisine du café de son père.
Visiblement, le sexagénaire avait décidé de devenir associé avec son ami pour l'aider à gérer le café et arrondir ses fins de mois. Il proposa à Wilhelm de venir l'aider en lui promettant de faire un arrêt par une petite boutique qui proposait de nombreux thés et épices. Henri savait déjà comment l'acheter alors qu'ils se connaissaient depuis peu ! Wilhelm trouva son bonheur parmi les rayons chargés de bocaux en verre qui embaumaient le magasin et aida Henri à faire des choix.
Il s'entendait bien avec le vieil homme qui savait l'écouter et le conseiller en lui parlant comme s'il était son égal. C'était une sensation qu'il ressentait rarement avec Thérance ou son père. Il avait toujours l'impression qu'ils le couvaient un peu trop ou lui cachaient des choses et cela le gênait pour leur parler à cœur ouvert. Henri était transparent avec lui, il n'hésitait pas à tout lui avouer en faisant preuve de diplomatie.
D'ailleurs, depuis qu'il avait discuté de Charles Perrault avec Henri, son père ne lui avait plus reparlé de Jean de La Fontaine. C'était un vrai soulagement, surtout avec l'approche de la rentrée. Il reçut sa liste de fourniture ainsi que le nom de sa classe : la seconde A.
Il alla dans une papeterie avec son jumeau et son père afin d'acheter ses fournitures scolaires, un magasin qui fleurait bon le papier et l'encre, avec des étagères encombrées d'un bric à brac divers allant des cahiers aux stylos, en passant par les calculatrices, le papier calque et les agendas. Wilhelm ne put s'empêcher de faire un petit extra pour ses contes en achetant plus de feuilles, trois petits cahiers, un stylo quatre couleur et un sac de trente cartouches d'encre supplémentaire. Son père ne posa pas de questions quand il déposa ses achats supplémentaires en caisse. En fait, il n'avait tout simplement pas regardé les listes et laissait ses fils prendre ce qui leur plaisait sans se soucier du prix.
Thérance obtint aussi son uniforme et s'amusa à le porter toute la journée en prenant un ton faussement sérieux et en fronçant exagérément les sourcils, ce qui le fit loucher un peu. Wilhelm ne se priva du plaisir de le prendre en photo et de le filmer pendant qu'il pavanait, pour la postérité.
L'avant-dernier jour des vacances, ils partirent tous les trois faire un pique-nique et, pendant que Wilhelm lisait un roman acheté dans une librairie non loin du fameux lycée Jean de La Fontaine, son père et son frère jouaient au badminton. Thérance attrapa d'ailleurs un coup de soleil sur le nez qui lui donnait des allures d'ivrogne et Wilhelm se félicita d'être resté à l'ombre d'un arbre. De toute manière, le sport n'avait jamais été son domaine de prédilection. Les ballons avaient tendance à être attiré par sa tête et à endommager ses lunettes comme son nez.
Ils firent ensuite une longue promenade en forêt et, plus d'une fois, Wilhelm crut voir bouger quelque chose dans son champ de vision.
Quelque chose de rapide et de furtif, noir et imprécis. Cela se déplaçait sans un bruit, sans déranger les feuilles au sol. Laissant marcher Thérance et son paternel plusieurs mètres en avant, il fouilla les buissons en bordure du chemin, vérifia l'arrière les troncs, fouilla les amas de feuilles du bout de ses chaussures : rien. Est-ce que c'était le fruit de son imagination ? Non, il y avait bel et bien quelque chose qui s'amusait à les suivre depuis un moment.
- Qu'est-ce que tu fabriques Will ? s'enquit son frère avec les mains dans les poches.
- J'ai vu du mouvement dans les fourrés, répondit le jeune homme.
- C'est normal il y a beaucoup de gibiers dans cette forêt, surtout à cette période de l'année ! lui assura son père.
Wilhelm était persuadé qu'il mentait. Entre son sourire crispé et le regard qu'il venait d'échanger avec Thérance, il comprit qu'il y avait anguille sous roche. Qu'est-ce qui se cachait autour d'eux et les traquait sans pointer le bout de son nez ? Pourquoi son père et son frère faisaient tant de mystères ? Les connaissant l'endroit grouillait peut-être de vipères et ils ne voulaient pas l'inquiéter. Il n'insista pas : il avait l'habitude de ne pas être mis dans la confidence même si cela le blessait toujours autant.
Pour se décharger de cette frustration mais aussi du stress qui commençait à monter avec la rentrée qui arrivait à grands pas, il écrivit plus que d'habitude. Il poursuivit l'histoire de la naïade tout en réécrivant quelques autres contes. Il aimait les rectifier, ne serait-ce que pour corriger les fautes ou les rendre plus fluides à la lecture sans pour autant perdre les nuances. Il estimait aussi que c'était un exercice nécessaire pour s'améliorer et ne se lassait jamais de relire un ancien conte.
Il avait la sensation de renouer avec de vieilles connaissances en relisant les exploits ou les échecs de ses personnages et il les visionnait dans son esprit comme on se remémore d'anciens souvenirs. Ce monde imaginaire lui permettait d'échapper un temps au quotidien où il se sentait souvent indésirable, de trop. Ces contes, eux au moins, ne lui reprochaient rien.
La veille de la rentrée, il écrivait quelques lignes tout en buvant une tasse de thé. Son éternel sac à dos noir qui le suivait depuis la sixième était déjà prêt pour le lendemain, son réveil activé. Pourtant, il tardait à aller se coucher. La maisonnée devait déjà dormir à poings fermés mais le sommeil le fuyait. L'angoisse irrationnelle de l'inconnu le gardait éveillé, en alerte.
Il rangea ses feuilles dans leur tiroir habituel et passa la clé autour de son cou tout en terminant sa boisson presque froide. Il lut quelques chapitres d'un roman, bien au chaud sous sa couette, avant d'éteindre la lumière. Il fallait tout de même qu'il reprenne des forces, la journée de demain promettait d'être éprouvante.

Les contes de RosenwaldOù les histoires vivent. Découvrez maintenant