Chapitre 30 : La princesse de glace, l'enfant et l'archer

44 12 0
                                    


Il retourna chez lui comme si rien ne s'était produit. Thérance retrouva son exubérante joie de vivre, Henri resta avec eux pour le repas. Seulement, Wilhelm était physiquement présent mais mentalement absent. Ses pensées voguaient vers ses trois amis et leur petite maison si confortable. Il les imaginait en train de déguster des petits gâteaux ou des apéritifs devant un film d'action, en compagnie de monsieur et madame Jones. Il étouffait et se sentait indésirable dans sa propre demeure.
Il aurait apprécié passer une soirée de plus avec eux. Au lieu de ça, il dînait dans la cuisine trop grande en compagnie de son jumeau à l'enthousiasme forcé et d'Henri qui affichait une mine perpétuellement inquiète derrière son sourire crispé. Son esprit, pour le détourner de cette source d'anxiété, lui fit la réflexion qu'il connaissait le conte de Blaise mais pas ceux des filles. Il fallait admettre que leur identité se devinait moins facilement que celle du dragon.
Cependant, il avait une piste à propos de Silvana. Son physique et son comportement lui rappelaient celui de la princesse de glace. Le conte où apparaissait ce personnage comptait parmi les rares chanceux achevés mais aussi parmi les premières créations de Wilhelm.
Dès qu'il regagna sa chambre, il fouilla dans son tiroir et retira La princesse de glace, l'enfant et l'archer qu'il relut, installé en tailleur sur son lit.

Il était une fois, un jeune archer talentueux qui vivait aux côtés de ses parents et de sa sœur. Sa mère était une femme brave qui tenait la famille d'une main de fer et vendait sur le marché le fruit des cueillettes qu'elle faisait chaque jour dans la forêt voisine. Son père était un chasseur reconnu à qui les seigneurs de toute la contrée achetaient la viande. Cette petite famille habitait dans une modeste maison en bordure des bois. Le jour, les enfants aidaient leurs parents. La petite fille ramassait du bois en compagnie de sa mère et le fils apprenait l'art de la chasse aux côtés de son père.
Mais, au cours d'un hiver rude, la mère ne put plus vivre de la récolte des bois et le père se brisa la jambe lors d'une mauvaise chute en pourchassant une biche. La famille vivait sur ses réserves mais elle poursuivait ainsi, il ne resterait plus rien lors du retour des beaux jours et ils mourraient de faim. Afin d'éviter aux siens de connaître la famine, ou la mort dans le plus funeste des futurs, le fils s'arma de son courage, de son arc et de ses flèches afin de partir à la chasse. Il espérait ramener un lapin et quelques oiseaux pour reconstituer leurs réserves. Sa sœur cadette décida de l'accompagner pour ramasser un peu de bois mort qu'elle mettrait sécher près de la cheminée avant qu'il aille à son tour alimenter le feu.
Après s'être chaudement vêtus de capes, de bottes fourrées, de gants et d'écharpes, les enfants dirent au revoir à leurs parents et s'enfoncèrent dans les bois glacées. Un vent froid soufflait entre les arbres et des flocons de neige volaient autour d'eux. La fillette commença à déblayer la neige pour trouver du bois tandis que son aîné scrutait le sol à la recherche de traces récentes. Il finit par découvrir les empreintes d'un lièvre. Il remonta lentement la piste, suivi de sa petite sœur. Il perdit la trace de l'animal à proximité d'un lac gelé par l'hiver.
Pendant qu'il cherchait à retrouver le lièvre, sa cadette ramassait du bois près des berges. Elle découvrit une branche prisonnière dans la glace et tenta de la retirer. Sans surprise, elle échoua. Seulement, avec la détermination sotte des jeunes enfants, elle s'acharna. Elle frappa autour de la branche prisonnière tant et si bien que celle-ci se fendit et s'ouvrit sous ses pieds. Aussitôt, elle fût engloutie par les flots glacés.
Son frère n'entendit que le craquement de la glace et l'exclamation surprise de sa cadette. Il vit une petite main dépasser de l'eau avant de s'y enfoncer. Écoutant les élans de son cœur, il fut tenté de plonger à la suite de sa sœur dans les eaux du lac. Il se souvint à temps des conseils de son père sur les dangers du froid et de l'eau. Comprenant qu'il risquait sa vie s'il décidait de sauver sa sœur probablement déjà morte, il resta à genoux au bord du trou, à pleurer en sondant les eaux sombres.
Il attendit toute la journée sans savoir quoi faire et en maudissant sa faiblesse.
« Si seulement j'étais plus courageux ou si je m'étais montré plus prudent, ma sœur serait encore en vie ! ».
Transi de froid et de chagrin, il rentra chez lui le cœur lourd et annonça à ses parents la mort de leur fille. Alors qu'ils pleuraient la disparition de l'enfant, une jeune femme aussi froide que l'hiver ramena le corps de la petite hors des eaux du lac.
Cette jeune femme avait été élevé loin des vivants, parmi les esprits. Elle avait été abandonnée par sa famille lorsqu'elle était encore un nourrisson à cause de son corps froid comme la neige qui aspirait la chaleur. Elle avait été déposée à proximité d'un cimetière mais les cris du bébé avaient réveillé les âmes des morts qui dormaient sous les pierres épaisses. Ils s'étaient tirés de leur sommeil pour observer le petit être qui gigotait nu sur une pierre, près d'un chemin qui n'était jamais emprunté.
Les esprits furent attendris par cette enfant qui dégageait le froid des morts et la surnommèrent la princesse de glace. Ils se décidèrent à l'adopter et lui enseignèrent les secrets des esprits, de la vie et de la mort. La petite fille grandit rapidement à leurs côtés en faisant chaque jour leur bonheur. Malgré sa peau froide, elle avait un cœur d'une grande gentillesse et vivre aux côtés des morts lui avait appris à aimer les vivants. Elle avait coutume, lorsqu'un nouveau corps était amené dans le cimetière, de récupérer les dernières étincelles de vie qui pouvaient subsister en lui et de les conserver précieusement.
C'est ainsi qu'en retirant le corps sans vie de la fillette, elle plaça dans celui-ci une partie de la vie qu'elle avait collecté. Dans un hoquet, l'enfant revint à la vie en recrachant de l'eau. La princesse de glace sécha la petite et la reconduisit chez elle avant de disparaître sans laisser une trace, tel un spectre.
En voyant leur fille sur le seuil de la chaumière, les parents et le frère poussèrent des cris de joie et des larmes de soulagement coulèrent sur leurs joues. Ils firent entrer l'enfant à l'intérieur mais, au bout de quelques heures, ils se rendirent compte qu'elle était devenue différente. Elle ne parlait plus, son visage n'exprimait plus la moindre émotion, elle ne buvait pas ni ne mangeait, elle ne dormait plus, sa peau glaciale était pâle et ses lèvres bleues. Effrayés, ses parents tentèrent de comprendre ce qui lui arrivait et firent venir des médecins. Ceux-ci ne surent pas dire de quoi souffrait l'enfant. Le plus réputé d'entre eux en vint même à dire :
« - Votre fille semble à la fois morte et vivante.
- Morte et vivante ? Mais comment est-ce possible ? s'affolèrent ses parents.
- Je l'ignore mais je connais un devin. Peut-être pourra-t-il vous aider. »
Ils firent donc venir le devin qui leur appris que, s'ils voulaient que leur fille redevienne comme avant, il devait tuer l'être qui la maintenait dans cet état.
« - De qui s'agit-il ? demanda le père.
- D'une entité mort-née qui a transformé votre fille. Elle hante la forêt et ses alentours parmi les âmes errantes, compagne silencieuse de la mort.
- Et si nous la tuons, ma sœur redeviendra comme avant ? l'interrogea le frère. »
Le devin répondit par l'affirmative après une longue réflexion et cinq nouveaux tirages de cartes. Le jeune homme attrapa son arc et ses flèches avant de plonger au cœur de l'hiver, vibrant d'une détermination féroce. Il erra longuement dans la forêt, ignorant le froid et le vent qui brûlaient sa peau. Il se rendit au lac et appela la princesse de glace.
Ses hurlements attirèrent la jeune femme qui alla à sa rencontre, curieuse de savoir qui voulait la rencontrer alors qu'on préférait l'éviter. Dès qu'il la vit, le jeune homme la visa. La princesse de glace s'arrêta et salua courtoisement cet inconnu car les esprits n'avaient pas oublié de lui enseigner les bonnes manières, en plus de leur magie. Surpris par cette entrée en matière, l'archer abaissa un peu son arc. La jeune femme attendit qu'il réponde à son bonjour, ce qu'il s'empressa de faire en bafouillant, confus face au savoir-vivre de la princesse de glace et à son timbre aussi doux qu'un flocon se déposant sur un tapis neigeux.
Comme il n'ajoutait rien, la jeune femme fit demi-tour mais il la rattrapa et la retint par le poignet. Il retira vivement sa main en découvrant à quel point la peau de la jeune femme était froide. Celle-ci profita de sa confusion pour disparaître entre les arbres. Il rentra chez lui bredouille, déçu et surtout confus.
Comme l'état de sa sœur ne s'améliorait pas, il reprit sa traque le lendemain, déterminé à ne pas laisser sa prise lui échapper une deuxième fois. La princesse de glace revint, dit à nouveau bonjour. Il lui répondit et lui demanda si elle était l'entité qui avait ramené sa sœur à la vie.
« - Oui, répondit celle-ci. J'ai redonné la vie à cette enfant.
- Dans ce cas, je dois vous tuer.
- Pourquoi ?
- Sinon, ma sœur ne redeviendra jamais comme avant.
- Et alors ?
- Depuis que vous l'avez ramené, elle n'est plus la même.
- C'est normal, elle a séjourné un instant au royaume des morts. Son corps et son âme ne sont plus en harmonie. Mais au moins, elle vit.
- Elle ne boit pas, ne mange pas, ne dort pas, n'a aucune expression. Je n'appelle pas cela vivre.
- Tu veux que je reprenne le cadeau que je lui ai fait ?
- Si cela peut la faire redevenir comme avant, oui.
- Très bien. Apporte-moi l'enfant demain. ».
Enchanté d'être parvenu à conclure un accord avec la princesse de glace sans verser de sang, le jeune homme rentra chez lui et informa ses parents de la nouvelle. Le lendemain, ils lui confièrent la petite. Son frère la conduisit jusqu'au lac où la princesse de glace patientait déjà. Elle invita la cadette à la rejoindre et, en posant une main sur le cœur de l'enfant, elle retira les étincelles de vie dont elle lui avait fait cadeau. Aussitôt, la petite fille s'écroula raide morte dans ses bras. Son frère hurla de terreur et se précipita à ses côtés pour essayer de la ranimer.
« - Mais que se passe-t-il ?!
- Elle est redevenue comme avant, conformément à ton vœu.
- Mais elle est morte !
- Elle est donc redevenue comme avant. ».
Le jeune homme se lamenta, comprenant qu'il venait de faire mourir sa cadette une seconde fois à cause de sa bêtise. Devant son désarroi, la princesse de glace ramena encore l'enfant d'entre les morts en plongeant dans son cœur des fragments de vie. En voyant sa sœur qui se mouvait à nouveau, l'archer en oublia sa vengeance et remercia chaleureusement la jeune femme et sa bonté d'âme. Il regagna son logis en tenant sa sœur par la main, de peur de la perdre une troisième fois s'il la lâchait.
Il expliqua la situation à ses parents qui tâchèrent de l'accepter. Mais plus les jours passaient, moins ils comprenaient leur fille. Il était difficile de lui faire prononcer deux mots et elle n'accordait d'attention qu'à son aîné. Frustrés, les parents demandèrent à leur fils comment il fallait s'y prendre pour élever une enfant qui était à la fois vivante et morte. Bien ignorant de ces choses-là, il proposa d'inviter la princesse de glace afin qu'elle leur enseigne son savoir sur les vivants qui avaient séjourné dans le royaume des morts. Ceux-ci refusèrent d'abord avec fermeté puis, voyant que l'écart se creusait avec leur enfant, ils finirent par céder au désir de leur aîné.
Le jeune homme alla donc au lac gelé et appela la princesse de glace des heures durant, à s'en briser la voix. Comme il ne la trouvait pas, il s'enfonça plus profondément dans la forêt et finit par la traverser entièrement. Il arriva devant le cimetière où résidait la protégée des morts et entendit des voix. Par curiosité, il entra et découvrit la princesse de glace qui parlait dans le vide de son timbre doux et plein de mystères. Surpris, il l'observa agir de la sorte pendant un temps avant de se présenter à elle et de lui exposer sa requête. La jeune femme médita la question et finit par accepter, heureuse de se rendre utile auprès des vivants.
Le jeune archer la guida jusque chez lui et elle conversa longuement avec les parents des deux enfants. Ces derniers furent surpris par le calme, la douceur et la maturité de cette jeune fille. Ils se surprirent à l'apprécier et s'étonnèrent de voir avec quelle adresse elle communiquait avec leur fille. La princesse de glace les rassura quant au sort de leur enfant et, pour les remercier de leur hospitalité, elle leur offrit du poisson du lac où elle pêchait toute l'année pour sustenter son maigre appétit.
À partir de ce jour, elle déposa toujours devant leur porte de quoi manger. En échange, la famille l'invitait souvent à partager leur repas mais ils le faisaient en cachette, car la princesse de glace ne jouissait pas d'une bonne réputation auprès des habitants du village. On l'accusait de manger les cadavres dans le cimetière et d'être devenue folle à cause de la solitude. Cependant, les rumeurs n'eurent plus de prises sur la famille une fois qu'ils eurent fait connaissance avec la jeune femme et il s'établit entre eux une saine amitié, qui dure encore de nos jours.

Un sourire satisfait étira les lèvres de Wilhelm quand il leva le nez de ses feuilles. Il était content pour Silvana : son histoire connaissait une fin heureuse. Il se demanda quels parents osaient déposer leur enfant à proximité d'un cimetière pour le laisser mourir sans le moindre état d'âme. Au moins Silvana vivait dans un environnement équilibré à présent, entourée par des parents et une fratrie, certes adoptifs, mais aimants.
Il s'interrogea sur l'identité du fameux archer et de sa sœur. Ce conte différait un peu des autres : il se déroulait du point de vue des héros plutôt que de celui du protagoniste. Sylvana intervenait après, pour aider la famille démunie. Et, pour un fois, les héros de son récit n'essayaient pas de s'en prendre à « l'antagoniste ». Mieux : les deux partis devenaient amis. D'après les explications de Violaine, l'archer était sûrement élève à Jean de la Fontaine. Mais quel élève ?
Silvana n'avait manifesté aucun signe d'affection envers les amis de Thérance, peut-être qu'il pouvait les éliminer d'office. Enfin, pour être tout à fait honnête, la jeune femme à la peau glacée manifestait rarement ses émotions, avec ses proches comme avec des inconnus. Elle intériorisait tout et la décrypter avec certitude relevait du miracle : même Blaise et Violaine parvenaient rarement à cet exploit et elle ne leur facilitait jamais la tâche.
Pourtant le simple fait de savoir qu'un héros et une antagoniste parvenaient à vivre en harmonie malgré cette stupide barrière érigée par la culture manichéenne d'Hesse-Cassel lui mettait du baume au cœur.   

Les contes de RosenwaldOù les histoires vivent. Découvrez maintenant