Chapitre 49 : L'acte final

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Wilhelm haussa les sourcils et s'arma de son ton le plus moqueur possible.
- Jolie réplique Thérance. Tu l'as volé à un film ?
- Arrête de plaisanter Wilhelm ! Remets-moi Destructrice et mettons fin à cette histoire stupide !
- Quelle histoire ? Celle où tu me traques dans les bois ou celle de papa et maman ? Je sais très bien ce que tu comptes faire avec cette épée Thérance. Et c'est pour cette raison que je vais la jeter dans ce maudit puits !
Séraphin se redressa de toute sa hauteur.
- Cette épée appartient à ma famille depuis la première génération ! clama-t-il en menaçant Wilhelm de sa lame. Si tu le jettes dans ce puits, tu seras puni en conséquence !
- Je tremble de peur, ironisa Wilhelm. Si vous êtes tous si déterminés à la récupérer, venez la chercher.
Malgré son invitation, ses trois adversaires restèrent en retrait et Wilhelm en profita. Il lança un flacon en direction de Séraphin. La fiole de verre se brisa aux pieds du blondinet et une brume noire teintée de violet s'en échappa. Elle sauta au visage du jeune chevalier qui poussa un cri surpris. Celui-ci s'étrangla dans sa gorge alors qu'il commençait à caqueter comme une poule. Philibert et Thérance échangèrent une œillade surprise. Séraphin pointa un doigt accusateur vers Wilhelm et caqueta de plus belle, furieux.
Wilhelm eut toutes les peines du monde à ne pas éclater de rire. Il s'était emparé d'une fiole maudite de Violaine en fouillant dans son sac, juste avant qu'ils déboulent devant lui. Séraphin était la cible idéale : il ne l'aimait pas et il parlait beaucoup trop.
Au beau milieu de son énervement, Séraphin pencha la tête sur le côté et écarquilla les yeux. Il replia les bras et les agita à la manière d'ailes imaginaires. Ses deux amis étaient médusés. Wilhelm en profita pour attraper Destructrice et repasser son sac sur ses épaules. Son mouvement n'échappa pas à Philibert, qui dirigea son arc bandé vers lui.
- Qu'est-ce que tu lui as fait ?
- Ce n'est rien de plus qu'une malédiction bénigne, expliqua Wilhelm avec un sourire narquois. Il va jouer la poule une heure ou deux puis redevenir aussi insupportable que d'habitude.
Il apaisa Philibert mais pas Thérance. Son jumeau éructa :
- Est-ce que tu es devenu cinglé ?! On ne lance pas de malédictions sur les gens, même ceux qu'on n'aime pas ! C'est un acte puni par les lois d'Hesse-Cassel Wilhelm !
L'intéressé haussa les épaules et répondit effrontément :
- Les lois ? Quelles lois ? Je ne connais pas les lois. Personne n'a jugé bon de me mettre au courant des lois dans notre charmante famille. Alors ne viens pas me faire la morale là-dessus. D'ailleurs, puisque nous parlons de justice, est-ce qu'il est juste de diminuer quelqu'un après l'avoir lésé de la seule chose capable de l'aider à préserver son foyer ?
- Quoi ? Quel rapport avec la situation actuelle ? Qu'est-ce que tu veux dire par diminuer ?
- Le rapport ? Tu me tannes avec tes lois mais l'imbécile qui caquette le bec dans la terre ne respecte rien ! Est-ce qu'il a pensé aux lois quand il a condamné Blaise à adopter une enveloppe humaine et à regarder sa forêt mourir ? s'énerva Wilhelm.
- Tu ne connais pas toute l'histoire ! Ce dragon t'a raconté uniquement ce qui l'arrangeait !
La colère de Wilhelm grimpa en flèche. Il serra la garde de Destructrice entre ses doigts blêmes puis retira l'épée de son fourreau, bien décidé à s'en débarrasser pour retirer un peu de pouvoir des mains des protagonistes et rééquilibrer les forces en jeu sur la balance. La lame étincela dans la lumière de l'aube et le visage de Thérance se décomposa.
- Will, pose-la. Cette épée est dangereuse.
- Henri m'a déjà fait un topo là-dessus, ne gaspille pas ta salive à répéter ce que je sais déjà. D'ailleurs j'ai bien l'intention de la déposer : dans la bouche de l'Enfer.
Son frère le regarda comme s'il avait perdu la tête.
- Cette épée est...commença-t-il.
- Un trésor de la famille Oxphor et beaucoup de gens la vénère comme objet de culte parce qu'ils pensent qu'elle a été offerte par les Grandes Roues de la destinée, bla, bla, bla, acheva Wilhelm. Je me fiche de l'avis des autres : Destructrice va finir sa vie dans le puits sans fond.
Si Philibert, qui le tenait toujours en joue, ne laissait rien transparaître, Thérance paraissait sur le point de s'arracher les cheveux. Il avait ce regard fou et colérique que Wilhelm avait vu dans sa vision, le regard d'un être capable de sacrifier son propre jumeau pour accomplir sa vengeance.
- Ne me force pas à venir Wilhelm.
Tu viendras de toute façon, songea le jeune homme avec un sourire triste. Le seul réconfort qu'il tirait de la situation provenait de Séraphin qui couvait une pierre. Dommage qu'il ne puisse pas immortaliser l'instant...
Sans quitter les deux comparses encore valides du regard, il effectua un pas vers l'arrière. Thérance se rapprocha d'un bond, le bras tendu et une expression horrifiée sur le visage.
- Tu vas vraiment le faire...
- Tu crois que j'ai cavalé dans la forêt toute la nuit pour renoncer au dernier moment ? se moqua Wilhelm. Que je voulais défier l'autorité, pour le plaisir de contrarier le monde entier et de causer du souci à nos parents ?
- Je pensais que nous pourrions régler cette affaire en discutant...
- Les négociations ne sont pas ton fort Thérance. Tu préfères foncer dans le tas sans te soucier des conséquences, comme pour l'affaire de tante Lilia et de Pandora.
Son frère s'empourpra autant de rage que de honte.
- J'ignorais que Maximilien s'interposerait ! Je ne voulais pas le blesser, pas plus que Lilia...
- Tu laisses Pandora de côté ? Ça ne m'étonne pas. Tu la considères comme un obstacle à éliminer, n'est-ce pas ? Comme maman.
La mention de leur mère alluma une étincelle de haine dans les prunelles autrefois rieuses de son jumeau.
- Elle va nous détruire Wilhelm. Pour le moment elle joue la femme aimante et douce mais un beau jour elle nous brisera. Je préfère arrêter tout ça maintenant, avant que nous souffrions.
Wilhelm secoua la tête et chuchota, assez fort pour que son frère entende ses mots :
- Cette fois, ce n'est pas elle qui brisera notre famille.
Le choc pétrifia Thérance. Il se reprit et tonna :
- Je t'interdis de dire ça ! Tout ce que je fais c'est pour notre famille ! Je suis du bon côté !
Wilhelm ne répliqua pas. Son frère ne comprenait pas et ne comprendrait peut-être jamais. Il recula d'un nouveau pas. Son jumeau s'élança pour le retenir. Wilhelm brandit Destructrice au-dessus du gouffre avide mais Thérance lui bloqua le bras. Sa poigne d'acier le broya. Il se dégagea d'un geste brusque et brandit Destructrice entre eux. Thérance loucha sur la lame de bronze.
- Will, baisse ça.
- Recule, ordonna le jeune homme.
Thérance fit tout l'inverse. Il avança d'un pas, puis un second. La lame de Destructrice n'était plus qu'à quelques centimètres de lui. Il progressa avec une lenteur calculée. La pointe de l'épée déchira le métal épais de son armure comme si elle était en papier. Wilhelm s'affola. Que faisait son frère ? Il avait perdu la tête, il allait s'empaler sur l'épée ! L'imaginer blessé par sa faute, en proie à la souffrance et en sang, lui déchira le cœur. Il ne pouvait pas infliger un traitement aussi cruel à celui qu'il considérait comme la moitié de lui.
Vaincu, il détourna Destructrice. Même avec toute la bonne volonté du monde, il ne pouvait pas s'en prendre à Thérance. Son frère allait le jeter dans la bouche de l'Enfer d'une seconde à l'autre mais il demeurait justement son frère. Son jumeau, son double autrefois si rayonnant avec lequel il avait partagé autant de joies que de peines ! Il était incapable de lui transpercer le ventre avec une épée.
Il ne baissa pas sa garde pour autant et surveilla l'épée de son frère. Thérance la leva pour se mettre en garde. Il était si sûr de lui dans son armure miroitante, avec son air de grand seigneur ! Wilhelm se sentit comme un petit voleur maigrichon et un brin teigneux, celui qui ne résistait pas longtemps face au héros et qui mourrait à la fin du maigre chapitre consacré à sa personne. Il ne perdit pas la face et se prépara à essuyer une défaite cuisante.
L'épée de Thérance traça un arc de cercle face à lui. Wilhelm leva Destructrice et para le coup à la dernière seconde. Il résonna dans tout son corps et le secoua jusqu'aux tréfonds de ses os. Thérance eut un mouvement de recul quand son épée explosa entre ses mains avec un bruit de cassure net. Les éclats métalliques tintèrent contre le sol et il ne resta plus que la garde entre ses mains. Aucune surprise ne se lisait sur son visage dont l'expression oscillait entre la résignation et l'agacement.
- Heureusement que je n'ai pas apporté Salvatrice avec moi, soupira-t-il de soulagement.
- C'est quoi ce nom ? Salvatrice ? Ne me dis pas que tu as baptisé une épée comme ça...
- Quel est le problème ? C'est mon cadeau d'anniversaire officieux de la part des grands-parents !
Thérance profita de sa diversion pour tendre la main vers Destructrice. Wilhelm cacha la lame dans son dos et défia son jumeau du regard. Son frère leva les yeux au ciel, excédé. Il l'empoigna par l'épaule et essaya de le tirer loin de la bouche de l'Enfer. Wilhelm planta les talons dans le sol. Maintenant, c'était maintenant ou jamais !
Il jeta l'épée derrière lui. Elle vola droit au-dessus du vide ténébreux. Son métal renvoya des éclats chaleureux qui éblouirent Wilhelm. Thérance le lâcha et se précipita pour sauver la précieuse épée. Destructrice amorça sa descente dans le puits sans fond. Le cœur de Wilhelm bondit quand les doigts de Thérance se refermèrent sur la garde. Il l'avait rattrapé ! En équilibre contre le muret de pierre et le corps penché vers le vide, il tenait Destructrice à bout de bras.
Wilhelm devina la suite avant qu'elle se produise.
Il se rua sur Thérance au moment où les pierres cédaient sous le poids de son jumeau. Celui-ci poussa une exclamation surprise alors qu'il basculait vers le vide obscur. La peur redoubla la vitesse de Wilhelm, qui combla la distance. Il saisit son frère par le col et le tira en arrière avec toute la force de son bras.
L'élan l'emporta, ses jambes heurtèrent le rebord de pierre. La mesure préventive se transforma en piège mortel et Wilhelm partit vers l'arrière. Il griffa l'air sans trouver de prises. Philibert et Thérance crièrent, Séraphin caqueta. Il croisa le regard de son jumeau. Le visage de celui-ci était un exact reflet du sien : terreur, stupéfaction et incompréhension se mélangeaient sur ses traits blafards.
Un souffle tiède lui effleura le cou : la bouche de l'Enfer allait le dévorer. Il ne pensa pas à appeler à l'aide. Il ne pensa même pas qu'il allait mourir. Il se dit simplement qu'il n'avait pas de chance et que si la journée commençait aussi mal, elle ne finirait pas mieux. Finalement, le conte avait raison. Il s'était leurré en imaginant échapper au destin. Une traction au niveau du cou le ramena à la réalité.
En tentant de le rattraper, Thérance avait agrippé son collier, celui sur lequel pendait la clé de son tiroir à contes. Son frère tremblait de la tête aux pieds. Wilhelm n'osa pas inspirer. Sa vie ne tenait qu'à un fil métallique qui se briserait d'une seconde à l'autre.
- Pardon, dit-il à son jumeau.
Quand la chaîne se rompit, il était prêt. Thérance menaça de plonger à sa suite pour le récupérer mais Philibert le ceintura. Son jumeau se débattit et hurla son prénom à s'en briser les cordes vocales. L'estomac de Wilhelm lui remonta dans la gorge alors qu'il dégringolait en chute libre dans l'obscurité.
Il fixa l'ouverture du puits sans fond pour s'imprégner une dernière fois du soleil masqué par les feuillages et surtout du visage de son frère qui s'éloignait de seconde en seconde.
Ainsi commença sa descente dans les entrailles du puits sans fond.

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