Chapitre 15 : Le voile se lève

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Il se rendit chez le médecin dès le lendemain, en compagnie de son père. Ou plutôt son père le traîna chez le médecin. Il décrivit ses symptômes, en évitant de parler des visions pour qu'on ne le traite pas de fou ou qu'on lui prescrive des cachets, fit les tests basiques et tout ce qui leur chantait pour rassurer son paternel. Comme le médecin ne trouva rien, il leur conseilla d'aller faire une prise de sang et une radio.
Wilhelm n'était pas un grand adepte des piqûres mais il se laissa faire, tout comme pour la radio. Les radiographies ne révélèrent rien d'anormal et, pour ce qui était de la prise de sang, il fallait attendre mardi pour avoir les résultats. Comme rien n'avait été décelé, cette batterie d'examens tranquillisa son père et ils rentrèrent à la maison en fin de matinée. Wilhelm frotta son bras endolori par l'aiguille monstrueuse qui lui avait prélevé une bonne dose d'hémoglobine.
- Comment ça se passe à l'école ? lui demanda son père pendant qu'il conduisait.
- Plutôt bien. Je n'ai pas encore semé le chaos donc je suppose qu'on peut dire que je progresse.
- C'est bien, c'est bien...Henri m'a dit que tu t'étais fait des amis.
- En seconde E.
Son père grimaça mais se contenta de répondre :
- Il me l'a précisé. Ils sont sympas ?
Wilhelm s'attendait à une réaction de rejet plus directe, pas à une approbation en demi-teinte.
- Oui. Ils sont un peu atypiques mais drôles. Je crois qu'on s'entend bien.
La conversation s'arrêta là mais, arrivés devant la propriété, son père arrêta la voiture devant le portail et se tourna vers lui. Ses yeux bleus étaient sérieux et Wilhelm crut aussi déceler une pointe d'angoisse sur le visage de son père.
- Will...Si quelque chose de grave, d'important ou d'étrange t'arrivait...Tu m'en parlerais ? Je sais que ces derniers temps les choses ont été tendues entre nous et que j'ai perdu une partie de ta confiance à cause de certaines histoires que je préfère tenir éloignées de nos vies et qui laissent des zones d'ombres dans la vôtre, à Thérance et à toi. Je suis vraiment désolé. Si tu as besoin d'une oreille attentive, quel que soit le problème...Sache que je suis là.
Pour une raison qu'il ignorait, l'émotion lui noua la gorge et il répondit par un hochement de la tête avant de se replonger dans la contemplation du paysage pour que son père ne voit pas les larmes dans ses yeux. Son ton trop solennel venait de le déstabiliser, tout comme cet excès de sincérité qui ne lui ressemblait pas. Il se demanda ce que ça cachait, il n'aimait pas ça.
Il passa le reste du week-end en solitaire dans sa chambre, à se reposer. Il poursuivit ses contes, fit de nombreuses relectures et se promena aussi dans le jardin. Il osa s'approcher un peu du lac dimanche après-midi, pour observer la surface et guetter la moindre onde anormale. Comme il fallait s'y attendre, rien ne se produisit. Pourtant il imaginait très bien la naïade de son histoire vivre dans le fond vaseux du point d'eau. Il la voyait évoluer avec grâce sous la surface au milieu des poissons et des algues avec un air rieur et...
- Qu'est-ce que tu fais ?
La voix de son frère le tira de sa rêverie. Thérance se plaça à côté de lui et promena ses yeux à la surface du lac.
- Tu as vu quelque chose ?
- Non, je me demandais juste s'il y avait des poissons. Tante Lilia prétend que le lac en regorge mais je n'ai pas vu une seule ondulation à la surface...
Comme pour le contredire, un éclat argenté fendit brièvement la surface en créant des remous.
- Tu as envie de pêcher ? s'enquit son jumeau. J'ai trouvé des cannes à pêche dans la cave. Elles sont un peu poussiéreuses mais en bon état. Il y a encore les hameçons et même des lignes de rechange. Il ne manque que des asticots. En tout cas moi je compte m'y mettre le week-end prochain.
- Qu'est-ce que tu veux faire des poissons que tu vas attraper ?
- Les manger ! Papa sait les vider, enlever les arrêtes et les faire cuire. Ça ferait un bon repas, avec des frites maison !
- Tu ne penses qu'à t'empiffrer. Regarde-moi ça, on dirait que tu as pris du poids ! Les repas de Jean de la Fontaine ne te réussissent pas ! plaisanta Wilhelm. D'ici la fin de l'année tu seras aussi grand que large, je pourrais te surnommer la boule humaine.
- Ce n'est pas vrai ! protesta Thérance en passant les mains sur son ventre. Et puis je suis encore en pleine croissance, j'ai besoin de manger ! Ce n'est pas en se nourrissant de thé comme une certaine personne dont je ne citerais pas le nom qu'on peut être en pleine forme.
- Le thé est excellent pour la santé, c'est scientifiquement prouvé.
Son frère l'imita en prenant un ton hautain et en faisant mine de remonter des lunettes imaginaires sur son nez. Pour se venger, Wilhelm lui pinça la peau du ventre en s'exclamant :
- Tiens mais ce n'est pas un morceau de gras ? On dirait bien que si !
- Puisque je te dis que non !
Ils se chamaillèrent à ce sujet jusqu'au repas et leur père, excédé, finit par déclarer :
- Vous êtes puérils.
Les deux frères échangèrent un sourire complice qui adoucit leur paternel. Pour la première fois depuis longtemps, Wilhelm se sentit à sa place dans la famille. Il renoua avec l'ancienne atmosphère conviviale, celle qui régnait entre eux trois lorsque Hesse-Cassel n'était encore qu'une inconnue, avant qu'Henri frappe à leur porte et qu'ils déménagent. Ce goût du passé, éphémère, le rendit nostalgique.
Le soir, à la lumière de sa lampe de bureau, il scruta une nouvelle fois les photos du mariage de son père et sa mère. Sur chacun des clichés où le marié apparaissait, il souriait et ses yeux pétillaient de bonheur. Que s'était-il produit pour que tout bascule ? Si même sa tante Lilia ne le savait pas alors le seul à pouvoir répondre à cette question était son père. Jamais il ne révélerait la vérité, il préférerait encore l'emporter dans la tombe.
Plutôt que de se torturer l'esprit avec des photos qui ne lui donnaient aucun indice et le frustraient, il préféra se coucher tôt. Les autres avaient peut-être raison : il manquait de sommeil. Il fit une nuit de neuf heures, à titre exceptionnel. Il se réveilla un peu avant que l'alarme de son téléphone sonne. Personne n'était levé quand il descendit dans la cuisine et il fit infuser un thé qu'il savoura avec des tartines de confiture. Pendant qu'il mangeait il bouquina un peu, sans se presser. Son père le rejoignit et Wilhelm remarqua qu'il avait de gros cernes sous les yeux.
- Ça va papa ? Tu as mal dormi ?
- Une longue insomnie n'a pas voulu me lâcher. Un café bien serré arrangera ça.
Il ébouriffa les cheveux de Wilhelm avant de déclarer :
- Et si nous allions au restaurant ce soir ? Tous les trois ?
Le jeune homme approuva. Depuis leur arrivée à Hesse-Cassel il n'avait pas fait une seule sortie ensemble, en dehors de leur pique-nique dans les bois ou de leur dîner catastrophique chez leurs grands-parents. Thérance se leva en retard et se prépara en quatrième vitesse. Wilhelm rectifia pour la énième fois son nœud de cravate.
- Si tu ne sais pas la nouer alors ne la défait pas le soir, conseilla-t-il à son jumeau.
- Mais c'est justement pour apprendre que je fais ça ! Sauf que je me lève toujours à la dernière minute et je perds mes moyens dans la précipitation.
Une fois prêts, et surtout à l'heure, leur père les conduisit devant le lycée Jean de la Fontaine et Wilhelm alla au sien à pied à partir de là, plus serein qu'il ne l'avait jamais été depuis leur arrivée ici. S'il poursuivait ses efforts alors sa relation avec son père et son frère remonteraient au beau fixe, comme à la belle époque. Il méditait là-dessus quand deux mains se posèrent sur ses épaules avec force. Il sursauta et se retint de donner un coup de coude à celui qui faisait irruption dans sa sphère personnelle sans crier gare.
- Mais regardez qui va là ! s'écria Blaise.
Ils étaient à une centaine de mètres du lycée et Wilhelm ne s'était pas attendu à croiser son ami ici.
- Tu viens au lycée à pied tous les jours ? demanda Blaise en lui passant un bras autour des épaules comme s'ils étaient les meilleurs amis du monde.
- Non, je fais seulement le déplacement depuis Jean de la Fontaine. Et toi ?
- Ma famille d'accueil vit dans le quartier alors je fais un peu de marche. Ça me réveille ! À l'avenir on pourrait faire le chemin ensemble, non ? Ça serait plus sympa. Les filles ne viennent jamais avec moi, elles prennent trop de temps pour se préparer et ça m'agace de les attendre. En plus on serait entre gars, ça me ferait un bien fou ! Si tu savais comme c'est dur de vivre avec des filles, surtout quand elles s'appellent Violaine et Silvana !
Wilhelm décida d'accorder du crédit au proverbe plus on est de fous plus on rit et accepta. Ils marchèrent en se racontant leur week-end, une conversation ordinaire mais pas déplaisante. Wilhelm omit sa crise pour ne pas mettre une personne de plus dans la confidence, bien que Blaise ait assisté à la première. Quelqu'un dans leur dos l'apostropha alors qu'ils n'étaient qu'à une rue du lycée :
- Hé toi, le Rosenwald !
Wilhelm se retourna, assez surpris par ce ton agressif. L'homme qui l'avait appelé était un parfait inconnu. Il devait avoir dans la trentaine et il présentait bien avec sa chemise bleue rentrée dans son pantalon noir, dans le style employé de bureau tiré à quatre épingles, sans une mèche de travers. En croisant son regard brun, le jeune homme comprit qu'il cherchait les ennuis.
- Je peux vous aider ? décida-t-il de répondre poliment dans un premier.
- Oui : à obtenir vengeance !
La suite se déroula trop vite pour qu'il puisse réagir. L'homme brandit un pistolet en riant comme un dément et le braqua sur Wilhelm. Blaise lui cria de faire attention mais il l'entendit de très loin. Il ne voyait plus que le canon noir de l'arme face à lui. Les rares témoins prirent la fuite avec des hurlements et certains sortirent leur téléphone pour appeler de l'aide.
Wilhelm ne tenta même pas de négocier. Celui qui le menaçait avec son arme avait l'air d'un dérangé et sa voix demeurait bloquée en travers de sa gorge, figée à la naissance d'un cri qui ne jaillirait jamais. Blaise se précipita vers lui pour l'écarter de la trajectoire de la balle qui ne manquerait pas de le toucher à la tête mais c'était trop tard.
L'air sentait l'orage et il régnait une lourdeur presque électrique qui lui hérissa les poils des avant-bras. Le doigt du cinglé dont il ne connaîtrait jamais l'identité pressa la détente et la balle partit comme un coup de tonnerre. Elle fendit l'air et Wilhelm se dit que c'était dommage que ça arrive aujourd'hui. Dire qu'il devait aller au restaurant avec sa famille le soir-même. Ce fut sa dernière pensée.
Un éclair blanc l'aveugla et il se sentit décoller du sol, vers l'arrière. Il vola sur deux mètres avant de retomber sur le trottoir. Il roula sur lui-même et sa joue rasa le bitume. Alors qu'il s'attendait à mourir sur le champ, il était encore en vie. Mieux encore : en dehors de son corps meurtri par sa rencontre fracassante avec le sol, il n'avait pas mal.
Il entendit son agresseur s'enfuir au loin en criant avec une joie hystérique et Blaise se lancer à sa poursuite en lui ordonnant de revenir. Wilhelm se redressa prudemment, le corps parcourus de tremblements nerveux. Il porta la main à son visage et le palpa. Il s'attendait à découvrir un trou sanglant mais il n'y avait rien. Le tireur avait manqué son coup ? C'était la seule explication possible. En revanche rien n'expliquait pas son vol plané.
Il se releva et grimaça quand ses genoux éraflés frottèrent contre le tissu de son pantalon. Au moins il était sûr de ne pas être un esprit : il ressentait toujours la douleur. En observant autour de lui, il constata qu'il voyait flou.
Ses lunettes étaient tombées quand il s'était retrouvé projeté vers l'arrière. Wilhelm les retrouva à deux pas de lui et espéra qu'elles n'étaient pas cassées. Il examina les verres : aucune fissure. Juste avant de les renfiler, il remarqua que l'arme de son agresseur gisait sur le sol, abandonnée dans la fuite du tireur fou. Wilhelm s'en approcha tout en enfilant ses lunettes, encore sous le choc de ce qui venait de lui arriver.
À ce moment-là se produisit quelque chose d'étrange. L'arme se changea en baguette de bois sombre de la taille de son avant-bras et de l'épaisseur d'un pouce. Wilhelm s'arrêta et se tâta le crâne en se demandant s'il n'avait pas pris un sacré coup sur la tête. Cependant il ne décela aucune plaie, bosse ou douleur suspecte au niveau de son cuir chevelu. Il se dit que c'était à cause du stress et observa l'étrange bout de bois en attendant qu'il redevienne une arme à feu. Rien ne se produisit.
Un doute s'empara de lui et il retira ses lunettes. Dès que les verres ne couvrirent plus ses yeux, la baguette se changea aussitôt en pistolet noir métallique. Il remit ses lunettes : baguette. Sans ses lunettes : arme à feu. Il refit le test au moins cinq fois pour s'assurer qu'il ne devenait pas complètement fou. Il finit par se rendre à l'évidence : quelque chose clochait mais au moins ce qu'il voyait était réel.
Il se pencha vers la baguette et l'attrapa avec mille précautions. Il sentait la texture du bois poli sous ses doigts agités de tremblements nerveux et il remarqua une inscription gravée vers l'extrémité la plus épaisse de l'objet, celle qu'il tenait au creux de sa paume. Il était marqué en lettres étranges un mot qu'il déchiffra pourtant sans difficulté : aveuglement. Deux questions s'ajoutèrent à la liste qui grandissaient dans son esprit : qu'est-ce que c'était que cet alphabet ? Et comment pouvait-il le lire s'il ignorait de quoi il s'agissait ?
Une chose était certaine : cet objet lui avait fait quelque chose mais il ne l'avait pas aveuglé. Pourquoi ? Il avait déjà la réponse : ce qui était sorti de cette baguette, et qui n'avait rien à voir avec une balle, avait atteint ses lunettes. Lunettes qui lui montraient des choses étranges comme un morceau de bois poli à la place d'une arme à feu en acier. Et pourtant...
Il les quitta une nouvelle fois tout en tenant la baguette. Même si son image se modifia, il continuait de sentir le bois sur ses doigts plutôt que le froid du métal. La réalité était ce qu'il regardait derrière ses verres, aussi fou que cela puisse paraître.
- Je suis en train de perdre la boule...murmura-t-il. Mes visions se transforment en hallucinations, je suis dingue...
Car s'il admettait que ceci était réel, qu'est-ce que ça signifiait ? Qu'un timbré avec un morceau de bois l'avait agressé pour lui jeter un sort ? Wilhelm aimait la fiction mais sa place était dans les livres et les films, pas dans la réalité. Sauf si la réalité se mélange à la fiction depuis le départ, raisonna-t-il. Il ne parvint pas à trancher, perdu.
Alors qu'il se décidait à conserver la baguette pour l'étudier de plus près en rentrant chez lui, un bruit de cavalcade lui fit relever la tête.
- Wilhelm, tu vas bien ? cria Blaise. Je n'ai pas réussi à rattraper ce type, il était trop rapide !
En le voyant revenir, le cœur de Wilhelm fit un bond phénoménal dans sa poitrine. Sur une impulsion subite, il brandit la baguette. Car celui qui se trouvait face à lui ressemblait à Blaise mais sans être Blaise. Ou alors...C'était Blaise tel qu'il aurait dû le voir depuis le début, si sa théorie insensée s'avérait exacte. En avisant le bout de bois pointé sur lui, son ami leva les mains et dit d'une voix angoissée :
- Tout doux Wilhelm. Ce n'est que moi. Pose cette...Cette arme avant qu'il y ait un accident.
Le jeune homme nota l'hésitation de Blaise au moment de désigner la baguette. Soit c'était involontaire à cause de la peur d'être braqué, soit il voyait lui aussi de quoi il s'agissait et préférait lui cacher la vérité. Mais pourquoi ? Les informations affluaient et s'emmêlaient. Wilhelm décida de mener sa petite enquête plus tard pour avoir le fin mot de l'histoire, séparer le vrai du faux, le réel de l'imaginaire. Il baissa la baguette.
Blaise se détendit aussitôt et Wilhelm examina ce qui était, selon lui, la véritable apparence de son ami. Il ne différait pas du Blaise tel qui le voyait avant, exception faite des cornes noires qui jaillissaient d'entre ses cheveux bleus pour s'incurver vers l'arrière et de la gigantesque paire d'ailes membraneuses repliée dans son dos. Il avait aussi les ongles plus longs et sombres, comme des griffes, et de fines écailles aux reflets bleutés sur le visage. Blaise avança d'un pas et Wilhelm se fit violence pour ne pas reculer.
- Ça va ? Tu es tout pâle.
- C'est...Je suis juste sous le choc. Ça va passer. Du moins je crois...
- Non avons sa...son arme. Nous pourrions aller au commissariat et la leur donner. Pourquoi pas maintenant ? Je sais que les cours vont bientôt commencer mais il vaut mieux prévenir les autorités qu'un psychopathe erre dans la nature et qu'il t'a agressé. Allons porter plainte, ce malade pourrait récidiver.
Wilhelm acquiesça en silence en se faisant la réflexion que cette journée était sans doute la plus folle qu'il vivrait de sa vie.
Et il était encore loin du compte.

Les contes de RosenwaldOù les histoires vivent. Découvrez maintenant