Chapitre 50 : Le puits sans fond

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Il tomba, encore et encore. Il cria de terreur les premières minutes mais comme sa chute interminable ne connaissait pas de fin, il décida vite d'épargner ses cordes vocales. L'air sifflait autour de lui et le retournait tantôt vers la droite, tantôt vers la gauche. Ses lunettes s'envolèrent mais il les sentit à peine quitter son nez. Désormais l'ouverture de la bouche de l'Enfer n'était qu'un lointain point lumineux qui ne tarderait pas à disparaître pour céder la place aux ténèbres, véritables maîtresses des lieux.
Wilhelm s'agita dans tous les sens. C'était vain mais son instinct de survie lui criait de ne pas demeurer inactif, de se battre pour vivre. Il essaya de ne pas penser à l'arrivée tandis qu'il prenait de plus en plus de vitesse. Peu importe quand il atteindrait le sol : il finirait en bouillie, en tas d'os et de chair sanguinolente, méconnaissable. Il espéra que la douleur serait brève et que l'impact le tuerait sur le coup. Il déglutit en songeant à la mort, sa mort, avec une furieuse envie de pleurer.
L'angoisse finit par avoir raison de lui. Il tournoyait dans le néant depuis une dizaine de minutes avec une montée de terreur croissante telle que son corps ne put plus le supporter : il s'évanouit. Les abysses dans lesquelles plongea sa conscience étaient infiniment plus douces et apaisantes que celles du puits sans fond. Il se laissa emporter sans opposer de résistance.
Il se réveilla dans le silence et le noir le plus total. Est-ce qu'il était mort ? Il se tâta les bras. Ses membres tangibles et tièdes le rassurèrent. Il bougea chaque partie de son corps sans ressentir de douleur. Mieux : il était léger comme une plume. Il s'étonna. Pas d'os cassés ? Pas d'égratignures ou d'hématomes ? Il essaya de se relever, encore confus. Ses mains s'enfoncèrent en douceur sur des objets durs et rugueux. Il les inspecta du bout des doigts. Des cailloux ? Il se redressa sans effort et son corps décolla de quelques centimètres avant de regagner terre au ralenti.
Après une légère surprise, il sauta sur place et son bond le propulsa loin dans les airs, à tel point que son estomac lui remonta dans la gorge. Il retomba au sol avec la légèreté d'une feuille. Voilà pourquoi il vivait toujours : la pesanteur n'était pas la même qu'à l'entrée du puits et avait freiné sa chute. Le soulagement lui arracha une ou deux larmes. Il ne se laissa pas aller longtemps au bonheur d'être en vie. Il n'était pas encore tiré d'affaire, loin de là.
Maintenant qu'il était au fin fond du puits, il fallait qu'il remonte. Par chance, son sac se trouvait toujours sur ses épaules. Il contenait un peu d'eau et de nourriture. Il effectua un calcul rapide, en prenant en compte sa mauvaise endurance. Il pourrait survivre une semaine et quelques jours de plus, s'il s'avérait résistant. Il fouilla les alentours à la recherche de ses lunettes mais ne les trouva nulle part. Il se rassura en se disant qu'elle ne lui serait pas utile dans un endroit si sombre.
En revanche, ses doigts entrèrent en contact avec une surface lisse et froide. Il parcouru tout l'objet et un grognement lui échappa. Destructrice ! Cette maudite épée avait atterri non loin de lui. Il la ramassa par mesure de précaution. La bouche de l'Enfer ne devait pas abriter une foule d'êtres vivants et encore moins de grands prédateurs mais il préférait rester prudent. Le danger pouvait surgir n'importe où et il ne voyait pas ses propres mains.
Il s'autorisa une pause pour se remettre de ses émotions avant d'explorer les alentours. Ses pensées se portèrent surtout vers Thérance. Il n'oubliait pas le visage ravagé de douleur de son jumeau alors qu'il tombait. Wilhelm s'en voulait à en mourir, à s'en gifler les joues jusqu'à ne plus les sentir. Il avait mal interprété son propre conte. Dans l'affrontement l'aîné précipita le cadet au fond du puits...Ce passage lui avait paru très explicite avant aujourd'hui ! Il s'était fourvoyé.
La conduite de Thérance avait provoqué sa chute dans le puits mais ce n'est pas Thérance qui l'avait poussé dedans ! Il s'agissait une différence de taille. Son jumeau ne désirait pas sa mort. Malgré leurs différences, ils restaient frères. Wilhelm avait bêtement cru que Thérance serait capable de le supprimer sans états d'âme, pour récupérer une bête épée, au nom de sa croisade contre Espérance ! Il était peut-être le plus blâmable des deux.
Il arrêta de se fustiger. Il s'excuserait lors de son retour, il se le promit. Wilhelm fouilla dans son sac et attrapa son portable. Bien entendu, il n'avait pas de réseau mais la batterie était pleine aux trois quarts. Il décida de l'économiser et de n'utiliser l'appareil qu'en cas d'extrême urgence et éclaira brièvement les alentours.
Le jeune homme se tenait au sommet d'une pile de cailloux de toutes tailles qui formaient une colline d'au moins vingt mètres. Il descendit à petits bonds avec l'impression d'être un astronaute en mission sur la lune.
Quand il atteignit le pied de l'agglomérat rocheux, il s'enfonça dans l'eau jusqu'aux chevilles. Elle était fraîche sans être glacée et luisait sous l'éclat de son portable, si transparente qu'il arrivait à voir la roche lisse et noire en-dessous. Pas de sables, de galets, d'algues et encore moins de poissons. Rien que cet étrange dallage sombre et sans aspérité, plus lisse dans la surface d'un miroir. Ses pieds ne causèrent pas le moindre son en pataugeant dans l'eau et il lui sembla que rien ne parvenait à troubler le silence irréel de la bouche de l'Enfer.
Il prit alors conscience qu'il était seul au monde. Rien ne bougeait dans ces ténèbres profondes car aucun autre être vivant ne s'était établi dans les alentours : pas de crissements ou de stridulations d'insectes, de remous des poissons, de piaillements d'oiseaux ou de passages furtifs de rongeurs. Sa respiration lui apparut soudain trop bruyante. Il inspira à plein poumons pour calmer son inquiétude face à ce monde minéral où il n'était qu'un intrus. À l'odeur de pierre humide vint s'ajouter celle, plus piquante et électrique, de la magie.
- Allez Will, on ne se laisse pas décourager dès les premiers pas ! s'encouragea-t-il.
Sa voix résonna étrangement dans l'espace vide. Il serra la garde de Destructrice pour se donner du courage. Il balaya les murs rocheux et polis à l'extrême avec la lampe de son portable. Le pâle faisceau lumineux éclaira une galerie qui paraissait avoir été creusée par la main de l'homme. L'entrée en forme d'ogive débouchait sur un couloir droit aux parois lisses comme du verre mais noires comme de l'obsidienne. Puisqu'il n'y avait pas d'autre passage, Wilhelm s'engagea dans celui-là en se demandant qui l'avait creusé, à quelle époque et dans quel but. Il menait peut-être à une sortie secrète, inconnue des habitants d'Hesse-Cassel.
Il éteignit son portable et posa une main sur le mur de gauche pour se guider dans l'obscurité. L'eau ne clapotait pas à chacun de ses pas prudents, ce qui acheva de le déboussoler. Il marcha à l'aveuglette dans le couloir et finit par perdre la notion du temps. Enfin, après une longue marche à tâtons, la paroi sous ses doigts commença à décrire une courbe douce. Le tunnel s'élargissait et Wilhelm ralluma son portable. Le chemin débouchait sur une salle gigantesque, trop haute de plafond pour que le maigre faisceau de son portable arrive à l'illuminer. Il se força à avancer.
Deux nouvelles entrées de galeries jumelles à la première émergèrent de l'obscurité. Il opta pour celle de gauche. Il jeta un œil à l'heure et retint un cri de surprise. Cinq heures ! Il marchait depuis cinq heures ! Il avait l'impression que ça ne faisait qu'une heure qu'il progressait dans le puits sans fond...Pour une fois son corps ne protestait pas à cause de l'effort, indifférent à cette déambulation dans les entrailles de la terre.
Il continua et le tunnel se termina une nouvelle fois sur une salle démesurée. Trois galeries l'attendaient à l'autre bout et il choisit de nouveau la plus à gauche. S'il devait revenir sur ses pas, il préférait se souvenir des galeries déjà explorées. Son portable affichait une heure du matin quand il s'arrêta enfin pour prendre une pause. Il but la moitié de sa bouteille d'eau et grignota cinq petits gâteaux. Après une journée de marche, il n'était pas plus affamé ou assoiffé que ça. En revanche, le sommeil pesait sur ses paupières. Sauf qu'il n'y avait nulle part où s'allonger. Le terrain plat était immergé sous quelques centimètres d'eau mais il se résigna, trop épuisé pour rependre son chemin. Il se recroquevilla contre une paroi, son sac sur les genoux et Destructrice posée à côté de lui.
Il se réveilla allongé sur le côté, la joue plongée dans l'eau fraîche. Son sac gisait aussi dans le liquide. Il pesta et le tira vivement des eaux, trop tard. Son portable avait pris l'humidité et refusa de s'allumer. Deux de ses gâteaux n'était plus que de la bouillie qu'il mangea en guise de petit-déjeuner. Les autres étaient mous et plus friables mais encore consommables. Il regretta un temps la perte de son téléphone car il devenait impossible de conserver une idée du temps et de sonder les nouvelles salles. Il se résigna à progresser à l'aveuglette.
La solitude aurait pu avoir raison de lui s'il n'avait pas eu beaucoup d'imagination. Il élabora mille scénarios sur ce qui se passait à la surface. Il s'inquiétait surtout pour sa famille. Est-ce qu'ils tenaient le coup ? Est-ce qu'ils se préparaient déjà à faire leur deuil ? Il doutait qu'on vienne à son secours. Après tout, la légende disait que rien ni personne ne remontait du puits sans fond. Ses pensées ne restaient jamais fixées sur sa famille bien longtemps. Elle dérivait inévitablement vers Ophélia.
C'était le visage de la jeune femme qui l'accompagnait durant son voyage solitaire. Il repassait en boucle les moments qu'ils avaient passé côte à côte. Elle devint son soutien moral, au point de rêver d'elle chaque fois qu'il s'endormait. Dans ses songes, ils se tenaient face à face dans le café, à leur table habituelle.
Ils discutaient de tout et de rien mais surtout de leurs futurs projets, des dizaines de contes en attente qu'ils désiraient écrire et dessiner, main dans la main, motivés par leur âme d'artiste jumelle. Ses rêves l'aidaient à poursuivre son voyage dans les ténèbres pour avoir une chance de la revoir et de reprendre cette œuvre qui les liait intimement.
Tout fini par se ressembler. Un tunnel, une grande salle, un nouveau tunnel, une énième grande salle. Il perdit le compte des couloirs et des cavernes démesurées. Lorsque la dernière goutte de sa bouteille d'eau se déposa sur sa langue, il commença à boire celle qui l'environnait. Potable ou pas, il s'en fichait : il fallait qu'il s'hydrate. Elle avait bon goût, quoiqu'un peu sucré. Il ne tomba pas malade après l'avoir consommé la première fois et continua de la boire jour après jour.
Ses maigres provisions aussi touchèrent à leur fin. L'eau lui permettait de se remplir un peu l'estomac mais la faim ne tarda pas à le talonner. Elle lui creusa le ventre jusqu'à lui causer des vertiges. Il avança vaille que vaille, en dépit des protestations sourdes de son estomac qui se turent pour laisser place à un poids tenace qui le rongeait de l'intérieur.
Il se rendit compte que la situation était désespérée quand il se surprit en train de parler tout seul à voix haute, courbé en deux à cause de la faim. Il était persuadé d'avoir vu une ombre bouger dans l'obscurité mais ce n'était que le fruit de son imagination. Il voyait de plus en plus de silhouettes ramper le long des murs et pensait parfois entendre des bribes de conversation ou de la musique lointaine. C'était la faute des ténèbres qui le cernaient et du silence, ses sens s'égaraient avec sa raison pendant que son corps dépérissait.
Affamé, il finit par tomber à genoux. Il laissa choir Destructrice, qui lui servait de canne depuis quelques temps, à côté de lui. Il avala de l'eau, toujours de l'eau et encore de l'eau mais rien ne comblait la faim dévorante qui le tourmentait. Il gémit en tenant son ventre. Il souffrait comme si ce dernier se repliait sur lui-même.
- J'ai faim, j'ai faim, j'ai faim ! hurla-t-il dans le vide.
Il demeura allongé dans l'eau, trop épuisé pour se relever. Il garda les yeux mi-clos et sa conscience dériva vers des horizons du passé. Il revoyait sa vie d'avant Hesse-Cassel, cette existence où tout n'était pas parfait mais où sa famille était encore unie. Il se mit à maudire tous ceux qui avait conduit à cette situation. C'est tout ce qu'il arrivait encore à faire dans son état.
Il comprit qu'il ne se relèverait jamais quand il ressentit une irrépressible envie de dormir et que son corps s'engourdit. La douleur au niveau de son estomac s'effaça comme un mauvais rêve. Il était prêt à accueillir cette douce torpeur mais le souvenir d'Ophélia l'en empêcha. Assise à côté de lui, elle murmura :
- Tu m'as promis de rentrer. Tu as dit que tu ferais tout pour revenir. Tu vas m'abandonner ? Nous abandonner ?
- Jamais, chuchota-t-il d'une voix rauque. Je suis désolé. C'était mon premier et dernier moment de faiblesse.
Il rassembla le peu de force qui stagnait dans ses muscles et attrapa son sac à dos. Ce simple effort le laissa à bout de souffle. Alors qu'il faisait nuit noire autour de lui, il percevait le décor tanguer. Il fouilla dans son sac de ses doigts tremblants. Ils se refermèrent sur un coffret. Il l'ouvrit et des taches blanches évanescentes brillèrent sous ses yeux. Enfin, autre chose que du noir absolu : un éclat de lumière, une lueur d'espoir ! Cette vision le réconforta. Il attrapa une des trois fioles et la déboucha en tremblant.
La vitalité qu'elle contenait s'éleva et entra par ses lèvres entrouvertes. Il la sentit se glisser le long de son œsophage et se répandre dans ses veines. La chaleur qui le désertait revint. Il respira mieux et s'installa en tailleur. La faim demeurait mais il ne risquait plus d'en mourir. Il lui restait encore deux fioles de Silvana pour se sauver.
Il reprit sa marche incessante en s'efforçant de garder espoir. Combien de temps était passé depuis son réveil au fond de la bouche de l'Enfer ? Impossible de faire ne serait-ce qu'une approximation. Peu à peu, le noir finit par devenir son meilleur ami, son compagnon de voyage. Ce dernier n'émettait aucun bruit mais l'entourait de sa présence discrète, ils cheminaient ensemble dans les couloirs et les salles.
Un matin, à moins qu'il s'agisse de l'après-midi ou du milieu de la nuit, alors que Wilhelm se réveillait à peine, il entendit un son lointain. Il pensa d'abord qu'il rêvait encore ou que les hallucinations revenaient, signe que la faim ne tarderait pas à le tourmenter cruellement. Il tendit néanmoins l'oreille. Il s'agissait d'un son métallique régulier, un « clung tung » familier. Il se leva, rassembla ses maigres affaires et se mit en quête de la source du son. Plus il progressait, plus le bruit se précisait. Ça ressemblait à une gigantesque machine qui peinait à se mettre en branle.
Il remonta un couloir qui lui sembla plus long que tous ceux qu'il avait traversé, en hâtant le pas. Il vit alors de la lumière au bout du tunnel, sans mauvais jeu de mot. Une lueur pâle et vaguement orangée brillait à la sortie. Wilhelm accéléra jusqu'à courir à grandes foulées en soulevant des gerbes d'eau silencieuses.
Il oublia la faim et la solitude, galvanisé par cette nouveauté. Il déboucha sur une énième caverne mais celle-ci était occupée et illuminée, à la différence de ses sœurs. Il plissa les yeux à cause des centaines de cristaux transparents qui décoraient les parois et reflétaient la lumière dégagée par les deux objets au centre.
Deux gigantesques roues en bronze montées sur une armature en bois poli tournaient à un rythme tranquille, presque hypnotique. L'une dans le sens des aiguilles d'une montre et l'autre à l'inverse. Elles se frôlaient à peine dans un léger son feutré et harmonieux. Recouvertes de mots illisibles dans une langue méconnue, elles surplombaient Wilhelm de leur masse imposante.
- Les Grandes Roues de la destinée...
Wilhelm se pinça le bras pour s'assurer qu'il ne rêvait pas mais, au fond de son cœur, il savait déjà que ça n'avait rien d'une illusion de son esprit rendu malade par la solitude, la faim et la marche incessante. Il se tenait face à la divinité que vénéraient les habitants de Hesse-Cassel, celle qui hantait tous les conteurs depuis la nuit des temps.
Il effectua un pas en avant, prêt à rencontrer la Destinée.

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