Le week-end pointa enfin le bout de son nez. Il était temps, après cette semaine infernale qui ne lui avait laissé aucun répit. Wilhelm allait enfin pouvoir se consacrer à l'écriture sans être dérangé et se détendre après cette première victoire. À la maison, l'humeur générale se plaçait sous le signe de la morosité. Thérance avait perdu le sourire, Henri traînait des pieds. Wilhelm gardait le moral et essayait subtilement de leur faire comprendre que Jonas allait se rétablir mais le message ne passait pas et produisait l'inverse de l'effet recherché. Son enthousiasme exaspérait son jumeau au lieu de la rassurer et il s'attirait souvent des sourires désolés d'Henri. Il abandonna et les laissa s'empêtrer dans leur humeur maussade.
Tandis que son jumeau partait pêcher samedi matin près du lac, il s'installa sous un arbre du jardin pour retravailler le conte de la reine au cœur de pierre. Il s'agissait de l'histoire de ses parents mais dès qu'il s'absorbait dedans, il l'oubliait complètement et la traitait comme une fiction à part entière. Il se surprenait aussi à ne pas être plus choqué que ça en redécouvrant ce récit relié à sa vie personnelle depuis le départ. Il se sentait presque rassuré de comprendre d'où lui venait ce sentiment de familiarité et son affection particulière pour cette histoire.
Il relut aussi ses autres contes et tenta de faire des liens entre les personnages de ces derniers et ses connaissances dans la vie réelle. Pour ce qui concernait le conte intitulé la femme, le chien et la mendiante il ne faisait plus aucun doute que sa tante Lilia et le chien surnommé Max étaient en réalité les deux princes victimes de l'ensorceleuse. Sur le papier cela semblait admissible mais dans la réalité, Wilhelm eut plus de mal à le digérer.
Sans parler du fait que son oncle devenu femme fricotait avec la personne responsable de son état et de celui du pauvre Maximilien qui déprimait en silence sans oser trahir sa sœur par amour fraternel. Décidément, la situation restait moins perturbante quand on la croyait inventée du début à la fin. Wilhelm eut une pensée émue pour Maximilien, piégé dans son enveloppe animale. Il ignorait comme tout cela allait finir mais il pressentait déjà des difficultés.
Il y avait aussi le conte de Blaise. Blaise le dragon, ancien gardien de la forêt. Qui était donc la jeune femme pour qui il avait sacrifié sa fleur et le chevalier qui l'avait privé de sa véritable apparence ? Il ne parvenait pas à mettre un visage sur ces personnages. Idem pour l'archer et la petite fille dans le conte qui concernait la princesse de glace. Princesse de glace incarnée par Silvana, il en mettrait sa main à couper !
Il essaya de découvrir un conte lié à Violaine et trouva une piste dans celui qui racontait l'histoire d'une enfant abandonnée et maltraitée à l'aura noire : La lanceuse de malédictions. Il s'agissait d'un récit sombre sur une enfant tourmentée par son entourage qui se rebellait pour gagner sa liberté mais qui s'enfonçait toujours plus profondément dans les ennuis à cause de ses pouvoirs. Comme pour le conte de Silvana, il s'achevait sur une note positive qui tranquillisait Wilhelm. Si Blaise n'était pas tiré d'affaire, au moins ses deux amies ne craignaient plus rien.
Des idées neuves s'imprimèrent dans son esprit alors qu'il lisait. De nouvelles destinées se dessinaient dans les méandres de son cerveau, des lignes de vie de personnes bien réelles qui vivaient en ce moment même, non loin de lui. Cette pensée lui donna le vertige et ses mains se crispèrent sur les feuilles qu'il tenait face à lui. Il écrivait le futur de certaines personnes, d'illustres inconnus qu'il croisait peut-être dans la rue sans le savoir et dont il étalait la ligne de vie sur papier avant qu'elle se concrétise, sous la possible influence des Grandes Roues.
Il rentra au crépuscule, la tête bourdonnante de fragments de contes autant que de questions, et croisa son jumeau en chemin. Thérance portait sa canne à pêche sur l'épaule et un panier vide dans l'autre main, plus blasé qu'enjoué.
- La pêche a été bonne ? demanda Wilhelm.
- Aucune prise, grogna son frère en guise de réponse.
- Ça n'a pas mordu ?
- Une fois puis plus rien.
- Tu auras peut-être plus de chance demain, suggéra Wilhelm.
- Ouais.
Le jeune homme retint le soupir qui menaçait de franchir ses lèvres. Thérance devenait taciturne depuis la pétrification de leur père. Sa joie de vivre l'avait déserté, sa chaleur s'était éteinte. Il espéra que ça ne durerait pas. Ils dînèrent dans un silence de cathédrale en compagnie d'Henri, qui passait la majeure partie de son temps chez eux ou au café. Il se pliait en quatre pour les conduire à l'école, maintenir le commerce de leur père à flot et les nourrir. Ce surmenage n'était plus de son âge : la fatigue creusait les traits du vieil homme. Ce soir encore, personne ne mangeait avec appétit en dehors de Wilhelm.
Dimanche soir, alors que Wilhelm lisait dehors sur une des chaises longues en rotin tapissée de coussins moelleux, Thérance revint d'une nouvelle journée de pêche avec un léger sourire aux lèvres, ce que Wilhelm apprécia plus que sa grise mine.
- Tu as eu plus de chance qu'hier ?
- Pas vraiment mais j'ai trouvé un trésor, fanfaronna son frère.
- Un trésor ? Quel genre de trésor ? Une vieille chaussure pleine de vase ?
- Hilarant Will, comme toujours.
Thérance ne daigna pas lui montrer sa trouvaille, agacé. Wilhelm haussa les épaules. Où était donc passé l'humour de Thérance ? Est-ce qu'il s'était statufié en même temps que leur père ? Toujours est-il que le début de la semaine commença avec la pluie, en écho à la mauvaise humeur de son jumeau. Il pleuvait des trombes quand Wilhelm tira les rideaux et la vision du ciel gris et de la terre gorgée d'eau le déprima. Après une journée elle ne s'apaisa pas et continua de tomber sans interruption. Au lycée, Blaise grommelait chaque jour :
- J'aime pas la pluie. Ça me file le cafard...
Contrairement à lui, Silvana jouait sous l'averse et sautait dans les flaques comme une enfant, en compagnie de Violaine dont le malin plaisir consistait à éclabousser les passants un peu étourdis en prétendant ne pas faire exprès. Wilhelm admirait leurs jeux depuis l'intérieur, bien au sec. Les deux jeunes filles revenaient à l'intérieur une fois trempées comme des soupes pour se coller à Blaise qui les repoussait en criant :
- Arrière !
Elles avaient aussi essayé avec Wilhelm.
- C'est froid, s'était-il contenté de dire avec un ton atone digne de celui de Silvana.
Depuis, elles s'en prenaient uniquement à leur ami aux cheveux bleus, bien plus réactif. Blaise craignait l'humidité et la fuyait comme la peste, à raison. Il finit par attraper un rhume et grogna chaque jour contre Silvana et Violaine, entre deux éternuements. Peu à peu, la pluie amusa de moins en moins de monde. Les rivières et les étendues d'eau commencèrent à déborder et à envahir certaines routes. Depuis la fenêtre de sa chambre, Wilhelm observait les eaux du lac gagner du terrain. À travers le rideau de pluie, il croyait parfois distinguer une silhouette mais il clignait des yeux et elle disparaissait.
Cette situation ressemblait à s'y méprendre à celle décrite dans son conte sur la dame du lac. C'était trop gros pour être une coïncidence. S'agissait-il de la vengeance de la naïade ? Dans l'histoire, un pêcheur lui volait sa précieuse perle et elle perdait la raison jusqu'à en devenir folle et menacer d'engloutir la terre sous les flots pour la retrouver. Wilhelm repensa à son frère et à son fameux trésor.
Est-ce que c'était possible qu'il soit le pêcheur fautif ? Il incarnait déjà le personnage du fils aîné du prince, est-ce qu'il pouvait avoir un second rôle, celui d'un petit pêcheur qui provoquait la fureur de la dame du lac sans en avoir conscience ? Contrairement à une foule d'autres, ce conte-là avait une fin. Un jeune homme venu de nulle part aidait la naïade à retrouver sa perle et tout rentrait dans l'ordre. Restait à savoir qui était ce mystérieux inconnu.
Dans son histoire il ne le décrivait pas, ne donnait aucun indice sur lui. Il attendit la venue de ce sauveur providentiel jusqu'à la fin de la semaine. L'eau du lac recouvrait presque toutes les terres du domaine et la situation n'était pas meilleure en ville. Les bouches d'égout débordaient, les gens pataugeaient dans l'eau jusqu'aux chevilles, la pluie tombait jour et nuit. Elle pénétrait dans les maisons et causaient des dégâts matériels colossaux.
Charles Perrault, épargné jusque-là, envisageait de fermer très bientôt face à la montée des eaux qui ne tarderait pas à les atteindre. Wilhelm décida de prendre les choses en main lundi soir. Si tout se déroulait comme dans son conte, la naïade ne tarderait pas à envoyer une gigantesque vague pour tous les noyer. Il relut le conte pour la énième fois, sans obtenir le moindre indice sur leur sauveur providentiel.
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Les contes de Rosenwald
ParanormalWilhelm, un adolescent réservé et passionné par l'écriture de contes, déménage avec son jumeau et son père dans la ville natale de ce dernier, Hesse-Cassel. Bien vite, le jeune homme s'aperçoit que sa famille a de nombreux secrets, dont elle tient à...