- Il était une fois un homme de noble naissance qui vivait dans sa luxueuse demeure en compagnie de son épouse toute aussi illustre que lui et de leur légion de serviteurs. Il régnait en maître absolu sur son foyer et possédait de l'argent ainsi que du talent. Il avait hélas un grand défaut : son ambition.
Ophélia poursuivit en le rejoignant, dans une posture similaire à la sienne :
- En effet, il désirait toujours s'élever plus haut et dépasser ses voisins. Il obtint des fortunes, fit prospérer ses affaires et réussit à avoir des amis dans les plus hautes sphères du pouvoir. Mais ce n'était jamais assez. Un jour sa femme tomba enceinte et donna naissance à une charmante petite fille. C'était assez pour flatter l'orgueil du père. Cependant sa désillusion fut grande quand il découvrit que son enfant était dépourvue de talent.
- Il avait fait appel à un devin qui lui annonça que sa fille ne possédait pas la grandeur de ses ancêtres. Le père, frustré et piqué dans son honneur, refusa de le croire mais le devin ne changea pas d'avis et ils se quittèrent en mauvais termes. L'homme ne se résignait pas à être le géniteur d'une enfant ordinaire. Il se rendit dans sa bibliothèque personnelle et étudia les ouvrages qui traitaient de la magie. Après plusieurs heures infructueuses, il dénicha un sort ancien et défendu dans un traité de magie noire, dont on avait détruit tous les exemplaires, sauf un qui était passé entre les mailles du filet, en raison de sa dangerosité.
Tandis qu'Ophélia reprenait la parole, Wilhelm jeta un œil à Grégoire Close. Il ne pipait plus mot et des gouttes de sueur s'amoncelaient sur son front.
- Mais pour lancer ce sort, il avait besoin de se renseigner sur les enfants nés le même jour que sa fille, d'une arme ancienne capable de trancher ce qui demeurait invisible au regard des mortels et d'un magicien puissant. Il lui suffit de quelques messages aux bonnes personnes pour apprendre qu'il n'y avait qu'un garçon, né quelques heures plus tôt, dont on ne connaissait pas encore la destinée et pour obtenir l'épée. Il rappela le devin et s'excusa longuement. Puis il le questionna sur la nature de ce fameux garçon et la réponse ne tarda pas à venir.
- L'étonnement imprégna les traits du devin, continua Wilhelm. Il dit que l'enfant serait l'un des plus puissants et que son pouvoir l'aiderait à asseoir sa domination sur la ville. Il n'en fallait pas plus au père de la fillette pour mettre son terrible plan à exécution. Il paya le devin à prix d'or pour acheter son silence et fit appel au service de la meilleure magicienne du royaume. C'était une femme simple qui vivait modestement en compagnie de son époux et de sa fille. Comme elle ignorait tout du plan maléfique de ce grand homme, elle se présenta en toute innocence. Il lui exposa son grand dessein et, prise de terreur, la magicienne tenta de résister. Elle ne céda pas malgré l'argent que lui promettait l'homme. Celui-ci parvint à la convaincre grâce au chantage car il lui promit de s'en prendre à sa famille si elle ne l'aidait pas.
Ophélia entama la suite de l'histoire. L'assistance était suspendue à leurs lèvres mais Grégoire Close s'agitait de plus en plus.
- La nuit qui suivit la naissance de sa fille, durant les heures les plus obscures où les honnêtes gens dorment sur leurs deux oreilles, ils lancèrent le sort. Un sort terrible qui blessa la destinée et la força à détourner le potentiel du garçon pour l'offrir à une autre. Tout se déroula sans encombre : l'homme obtint enfin satisfaction et paya grassement la magicienne. Celle-ci, épouvantée par cet acte impardonnable qui allait à l'encontre des lois du monde, regagna sa demeure. Lors du chemin du retour, le poids du destin s'abattit sur ses épaules. La destinée se vengeait et envoyait un terrible contre-sort à la pauvre femme. Elle tomba à quatre pattes et se transforma en créature hideuse qui ne supportait ni la lumière du jour, ni son reflet. Toutes les femmes de sa lignée subirent le même destin funeste.
- Durant des années, rien ne changea. Le secret resta enterré et tout aurait pu s'arrêter là si la destinée n'avait pas encore joué un de ses tours pour faire éclater l'affaire au grand jour. Il arriva que l'enfant dépossédé de son don, à présent devenu un homme, s'égara dans un lieu où le temps et l'espace différaient du monde physique. Il erra des jours dans cet endroit dépourvu de lumière et de vie. Tout n'était que magie et c'est dans ces entrailles qu'il rencontra la destinée. Elle lui révéla le vol dont il avait été victime quelques heures après sa naissance et le chargea d'une mission : ne pas laisser ce crime impuni. Alors seulement elle indiqua au jeune homme comment regagner son foyer. Dans sa quête de justice, ce dernier s'allia à la fille du noble qui était depuis longtemps dégoûtée par la façon d'être de son père. Pour lui, rien de ce qu'elle faisait n'était assez bien et elle ne supportait plus son mépris qui la blessait cruellement.
- Elle décida de rendre justice au jeune homme qui avait été dépossédé d'une partie de ses talents par sa faute. Ensemble, ils se présentèrent face au reste du monde pour exposer au grand jour les agissements coupables de ce noble qui, dans son désir de s'élever toujours plus, allait chuter.
La conclusion d'Ophélia laissa leur audience silencieuse. Puis les murmures commencèrent à s'élever et les têtes convergèrent vers Grégoire Close. Il bomba le torse pour se donner un peu d'allure et déclara fermement :
- Cette histoire n'a aucun sens ! Nous n'avons pas le temps pour vos fabulations d'adolescents !
- Ce n'est pas une fiction, intervint Ophélia. Tu as volé le talent de Wilhelm pour essayer de l'implanter chez moi mais tout ne s'est pas déroulé comme prévu, même si tu l'ignores encore.
- Tes propos n'ont aucun sens ! s'emporta son père. Tu es conteuse depuis ta naissance ! D'ailleurs nous savons tous que Wilhelm a un jumeau qui est de notre côté, ce qui veut dire qu'il est son pendant malveillant. Ce garçon t'a retourné l'esprit Ophélia !
Dans l'assemblée, certains hochèrent la tête à cet argument. Wilhelm n'essaya pas de les contredire. Après tout il écrivait des contes pour « le mauvais côté », ce dont il était fier.
- D'ailleurs vous parlez d'un fait réel mais est-ce que vous avez des témoins ? ajouta Grégoire Close. Des preuves ? Votre petite histoire montée de toutes pièces ne va pas aller bien loin si vous ne lui donnez pas un minimum de crédibilité !
Il marquait un bon point, cela agaçait Wilhelm de l'admettre. Ophélia le reconnut aussi :
- C'est vrai que notre devin personnel est mort il y a un an et que madame Longus ne peut pas témoigner dans son état...
- Ne pouvait pas témoigner ! s'écria une voix féminine à l'autre bout de la salle.
Un trio fit irruption dans le tribunal et la femme de Léonard marchait à sa tête, furibonde. Elle ressemblait trait pour trait à celle des visions de Wilhelm. Son mari et sa fille, une jeune adolescente au regard rempli de colère, fermaient la marche. L'infirmier rayonnait de bonheur au milieu des deux femmes enragées. La fatigue avait déserté son regard et il se tenait droit, animé par une énergie que Wilhelm ne lui connaissait pas. Grégoire Close perdit toute sa superbe.
- Ce n'est pas possible...murmura-t-il.
- Meredith ! s'exclama quelqu'un. Vous êtes redevenue vous-même !
- Excellent sens de l'observation, répondit la fille de Meredith avec un rictus.
La magicienne traversa le tribunal au pas de charge et se planta face aux juges qui ne savaient plus où donner de la tête.
- Vous voulez un témoin ? Le voilà ! Ophélia et Wilhelm n'ont pas menti. Grégoire Close m'a demandé d'utiliser Destructrice pour détourner le cours de la destinée et attacher le don de Wilhelm Rosenwald à sa fille. Le sort a fonctionné, à quelques détails près, et les Grandes Roues se sont vengées en maudissant toutes les femmes de ma famille. Je me souviens encore mot pour mot de la discussion que j'ai eu avec monsieur Close ce soir-là. Vous voulez peut-être les détails ?
- Menteuse ! la coupa le nouvel accusé. C'est un complot contre moi ! Je n'ai jamais contacté cette femme ! D'ailleurs, qui nous dit qu'elle est bien Meredith Longus ? Cela fait des années qu'elle est un monstre et elle redevient elle-même comme par magie pour apparaître devant ce tribunal et m'accuser d'un crime que je n'ai pas commis ? C'est encore un tour de passe-passe de ces deux enfants ! Ils veulent semer la discorde entre nous !
Meredith éclata de rire.
- Tu es toujours aussi malin Grégoire ! Je peux vous certifier de mille façons de ma véritable identité. Je peux vous révéler des détails de ma vie que Wilhelm et Ophélia ignorent. D'ailleurs si j'ai retrouvé mon enveloppe humaine, c'est grâce à eux.
Wilhelm haussa les sourcils. Pour une fois il ne voyait pas quel lien il avait avec cette affaire et Ophélia partageait son incompréhension.
- Il existe toujours un moyen de briser une malédiction, explique Meredith. Dans mon cas les Grandes Roues ont imposé deux conditions. Premièrement, l'erreur de Grégoire Close devait être révélée au grand jour. Ensuite, le pouvoir que j'avais séparé devait à nouveau ne faire qu'un.
Wilhelm esquissa un sourire : tout s'éclaircissait. Désormais tous s'écartaient de Grégoire Close, un air gêné sur le visage. Le père d'Ophélia se borna à répéter :
- Foutaises ! Vous mentez comme vous respirez ! Et même si j'avais commis une faute nous ne sommes pas ici pour me juger, moi ! Il s'agit d'eux !
Il désigna d'un geste de la main le banc des accusés.
- Qui est vraiment coupable parmi eux ? les défendit Wilhelm. Prenons le cas de Silvana. De quoi est-ce que vous l'accusez ? Elle a sauvé une enfant et s'est toujours battue pour sa survie. Vous blâmez aussi Violaine mais est-ce que vous vous êtes déjà demandé pourquoi elle avait maudit sa mère adoptive ? Et Blaise ? Il a donné la fleur qui maintenait sa forêt en vie contre une promesse et on l'a trompé. La liste est encore longue mais je préfère m'arrêter là. C'est facile de pointer le coupable du doigt une fois que le mal est fait plutôt que de s'interroger sur ce qui l'a poussé à atteindre cette extrémité. Laissez-moi vous dire une chose : dans ce tribunal, personne n'est innocent. Nous sommes tous responsables d'événements plus ou moins dramatiques et pourtant vous ne jugez qu'une poignée d'entre nous ? Je vous trouve un peu dur. Si nous devions établir une liste en fonction de la gravité des crimes, Grégoire Close serait en tête.
Cette fois, personne n'osa nier. Le gratin d'Hesse-Cassel conserva le silence. Même les juges ne savaient plus quoi dire. Wilhelm ajouta mielleusement :
- Si vous en voulez plus je peux étaler les honteux petits secrets de chacun d'entre vous devant tout le tribunal. Nous verrons bien qui est vraiment innocent après ça...
Beaucoup perdirent des couleurs et le jeune homme s'en délecta. Fini la prétendue supériorité des héros, il était temps de remettre tout le monde sur un pied d'égalité. Seul un des juges, celui à la tête de fouine, osa exprimer son mécontentement :
- Nous n'allons pas plier devant vos menaces ! La justice sera exécutée comme elle le doit, sans entraves extérieures et sans moyens de pres...
- Vous avez déjà accepté de nombreux pots-de-vin pour que des procès soient profitables aux protagonistes même si les torts venaient d'eux, le coupa Wilhelm. Ne venez pas me parler de justice.
Le rouge monta aux joues du juge qui ferma instantanément la bouche. Sa petite démonstration de pouvoir suffit au juge porcin pour qu'il clame :
- Les charges sont abandonnées !
Aucun des opposants aux prétendus antagonistes ne protesta. Ils se levèrent tous en silence et vidèrent le tribunal dans un silence de cathédrale, celui des vaincus. La guerre était loin d'être gagnée mais Wilhelm et Ophélia venaient de remporter une bataille décisive. Sans leur crédibilité et leur fausse pureté, les puissants d'Hesse-Cassel ne pourraient plus rien contre ceux qu'ils méprisaient depuis des années.
L'évolution des mentalités serait longue mais les barrières tomberaient peu à peu. La disparition progressive des jumeaux constituait déjà un changement radical. Il ne resterait plus que des enfants ni héroïques, ni maléfiques, juste un subtil mélange des deux qui ferait leur charme. Après tout de nos jours, qui aime les héros trop purs ou les antagonistes trop sombres ?
Les accusés, libérés du procès, laissèrent éclater leur joie. Ils retrouvèrent leurs proches, aussi enthousiastes qu'eux. Wilhelm remit sa capuche. Il était épuisé par le déluge de sons, de sentiments, de mouvements et de pensées. Ophélia le rejoignit, elle aussi protégée par sa cape.
- C'est un pas de plus vers une nouvelle ère, dit-elle.
- Nous avons formé un duo parfait, bien joué.
Ils s'embrassèrent avant que la jeune femme se détache de lui.
- Je dois retourner chez moi. J'ai des affaires à récupérer et des comptes à régler avec mes parents, je ne serais pas longue.
- Prends tout ton temps. Moi aussi je vais avoir une longue discussion avec ma famille. Retrouvons-nous aussi vite que possible.
Ophélia s'éloigna, non sans se retourner tous les mètres. Wilhelm s'efforçait de sourire mais dès qu'il ne la vit plus, la disparition d'Ophélia devint physique. Pourtant, il la percevait grâce à la magie dorée qu'elle laissait derrière elle. Il inspira pour reprendre courage : ils se verraient avant la tombée de la nuit. Son nouvel instinct ne l'avait encore jamais trompé et ne commencerait sûrement pas maintenant. Ses parents s'approchèrent, main dans la main et un sourire apaisé aux lèvres.
- Will, il est l'heure de rentrer.
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Les contes de Rosenwald
ParanormalWilhelm, un adolescent réservé et passionné par l'écriture de contes, déménage avec son jumeau et son père dans la ville natale de ce dernier, Hesse-Cassel. Bien vite, le jeune homme s'aperçoit que sa famille a de nombreux secrets, dont elle tient à...