Wilhelm entra dans la salle de restauration bondée, son plateau entre les mains. Au menu : frites et steak. Pas de doute, on savait se mettre les élèves dans la poche dès le premier jour à Charles Perrault ! Il repéra une table pour deux personnes inoccupée, dans le fond du self. C'était typiquement le genre de table pour les reclus, les asociaux ou les amoureux en quête d'intimité. Il se dirigeait vers elle lorsqu'on le heurta brutalement au niveau l'épaule. Il faillit échapper son plateau mais eut le réflexe de ne pas le faire.
- Ça fait déjà deux fois aujourd'hui, minus.
Wilhelm serra les dents en reconnaissant celui qui avait tenté de le faire tomber plus tôt, lors de la répartition dans les classes. Maintenant qu'il était debout, le jeune homme aux cheveux bleus le dominait d'une tête. Grand ou pas, Wilhelm n'allait pas s'en mêler. Il refusait de s'attirer des ennuis dès son premier jour : ça serait donner raison à Thérance et son père. Il voulut passer à côté de lui en faisant mine de l'ignorer mais le querelleur posa une main sur son épaule et demanda :
- Tu es sourd ou quoi le binoclard ?
- Je ne veux pas entendre ça de la part d'un type qui se teint les cheveux couleur schtroumpf, répliqua Wilhelm. Et puis sérieusement ? Minus ? Binoclard ? Tu sais que c'est cliché en plus d'être ringard ?
- Tu crois que tu m'effraies, demi-portion ?
Wilhelm posa son plateau sur la table voisine, où les occupants gardaient le nez dans leur assiette mais les oreilles bien ouvertes, et se plaça face à l'élément perturbateur, agacé par cet abruti qui se croyait malin à rouler des mécaniques. D'un revers de la main, il chassa celle qui emprisonnait son épaule.
- Parce que tu imagines une seule seconde que tu me fais peur, toi ?
- Tu crois que c'est parce que tu es un Rosenwald que tu peux tout te permettre ?
Wilhelm haussa un sourcil. Quel rapport avec sa famille ? Il laissa cette question en suspens et avança au plus près de son adversaire pour susurrer :
- Moi au moins je suis un Rosenwald. Mais toi, qui est-ce que tu es exactement ? Ou plutôt...Qu'est-ce que tu es ?
Il laissait les mots venir à lui, comme les fois précédentes. Ils sortaient de sa bouche comme de l'eau jaillissant d'une source et il ne lui fallait aucun effort pour penser ses phrases. C'était tout à fait naturel même si sa tirade n'avait ni queue ni tête. Elle trouverait un écho chez son interlocuteur, il n'en doutait pas un instant. Il accompagna la fin de sa déclaration d'un regard glacial. Son adversaire recula d'un pas et heurta une table derrière lui. Wilhelm vit dans les yeux de celui-ci qu'il avait visé juste, comme toujours.
- T....Toi ! s'exclama le jeune homme aux cheveux bleus. Tu...Tu ne devrais pas savoir ! Tu es seulement un seconde A !
- Savoir quoi ? Je n'ai fait que dire ce que je pensais de toi : tu es transparent. Je lis en toi comme dans un livre ouvert. La prochaine fois méfie-toi parce que je serais moins tendre. Tu n'as pas envie qu'on voie un grand gaillard comme toi pleurer, pas vrai ?
Wilhelm reprit son plateau et s'éloigna, laissant son opposant complètement étourdi. Il mangea son dîner sans être dérangé mais il sentait qu'on le regardait de temps en temps et que les tables autour de lui étaient étrangement silencieuses. Il avala rapidement son repas et quitta les lieux pour leur échapper. A peine avait-il mis le pied dehors qu'une surveillante l'appela. Il se figea, son sac à la main, et attendit qu'elle vienne vers lui avec un mauvais pressentiment.
- Viens avec moi, la CPE t'attend dans son bureau, dit-elle de but en blanc.
Wilhelm serra les dents et laissa la surveillante ouvrir la voie. Sa petite confrontation avec l'autre idiot aux cheveux bleus n'était pas passée inaperçue, contrairement à ce qu'il croyait. Et voilà que ça lui retombait dessus ! Il poussa un soupir discret. Qu'allait dire son père s'il apprenait ça ? Et Thérance ? Ils allaient dire qu'ils avaient raison, que Charles Perrault n'était pas un établissement pour lui et qu'il fallait qu'il aille à Jean de La Fontaine. La malchance le poursuivait partout où il allait, impossible d'effectuer un pas sans créer de vagues et s'attirer des montagnes d'ennuis !
Wilhelm se mordit l'intérieur de la joue. Il n'allait pas abandonner si facilement ! Il suffisait qu'il parle calmement avec la CPE, pour lui prouver qu'il était quelqu'un de posé et de réfléchi. Si jamais il faisait bonne impression, elle pourrait ne pas contacter son père. Ce n'est pas comme s'il s'était battu, tout allait bien se passer. Il allait avoir droit à un discours moralisateur, un petit avertissement verbal et sans doute rien de plus.
La surveillante s'engagea dans un couloir juste à côté de l'administration. Le bureau de la CPE était coincé entre celui du directeur et de la vie scolaire. La femme qui accompagnait Wilhelm frappa poliment.
- Entrez, répondit une voix forte.
La surveillante ouvrit la porte et Wilhelm se résigna à entrer. Elle referma derrière lui et il se sentit pris au piège. La pièce occupée par la CPE était plus petite que ce à quoi il s'attendait. Un grand bureau en bois encombré de documents ainsi que d'un ordinateur et trois chaises, dont une à roulette qui était celle de la CPE, occupaient la majeure partie de l'espace. Un casier en fer meublait l'angle droit, à côté de la porte d'entrée. Une plante verte en pot était d'ailleurs posée dessus, pour la touche décorative. La CPE se tenait devant la fenêtre dont la vue donnait sur la cour, les mains dans le dos. A cause des murs blancs et de la lumière crue, ses cheveux noirs se détachaient comme une tâche d'encre sur une feuille.
- Prends place Wilhelm.
Le jeune homme s'exécuta tout en s'émerveillant de la puissance que dégageait cette femme. Protester et plaider sa cause face à elle ne serait pas si aisé que prévu...
- Est-ce que tu sais pourquoi tu es ici ? demanda-t-elle sans se retourner.
- Je pense le deviner.
- Ton altercation avec Blaise Hartcher n'a pas été d'une grande discrétion.
Blaise Hartcher...Ainsi, c'est comme ça que le schtroumpf s'appelait...
- Je m'en excuse madame, dit-il pour en finir au plus vite.
La CPE se détourna enfin de la fenêtre et vint s'asseoir face à lui, les mains jointes sous le menton. Son visage était lisse comme de la pierre : il ne laissait filtrer aucune émotion et ses yeux étaient tout aussi insondables. La sensation de mal-être qui avait saisi Wilhelm dans la matinée revint avec plus de force.
- Wilhelm Rosenwald...J'ai lu dans ton dossier que tu étais nouveau, n'est-ce pas ?
- Oui.
- Tu n'étais jamais venu à Hesse-Cassel auparavant ?
- Non.
- Tu as de la famille ici ?
- Il paraît.
- C'est bien ce qui me semblait. Les Rosenwald sont très connus chez nous, ils dirigent plus de la moitié des entreprises de cette ville et George Rosenwald est le maire depuis des années.
Wilhelm essaya de ne pas se montrer surpris mais il ne put se retenir d'ouvrir de grands yeux. Ainsi donc, en plus de posséder des demeures luxueuses, une partie de sa famille dirigeait Hesse-Cassel politiquement et financièrement. De mieux en mieux. Ça expliquait comment ils pouvaient se payer des manoirs. Il aurait aimé questionner la CPE d'avantage mais son malaise augmentait de seconde en seconde. Il essaya de prendre de grandes inspirations discrètes pour dissiper la nausée qui lui mettait le cœur au bord des lèvres. Cela ne venait plus de l'impression tenace que la femme devant lui était familière mais d'un mal physique. Est-ce qu'il y avait quelque chose qu'il digérait mal ?
- Bien, assez de questions sur toi. Je ne t'ai pas fait venir pour te réprimander même si je n'approuve pas les querelles. Tu es un nouvel arrivant et je compte sur toi pour t'intégrer au mieux et ne pas répondre aux provocations que des élèves comme Blaise pourraient t'adresser. Il a déjà un dossier scolaire bien fourni mais ne te laisse pas impressionner. Si jamais il te pose à nouveau le moindre problème, viens me voir. Ma porte sera toujours ouverte. C'est tout ce que j'avais à te dire pour le moment. Je ne vais pas te retenir plus longtemps, tu peux y aller.
Wilhelm se contenta d'acquiescer, soulagé que cette entrevue en reste là. Il se leva et passa son sac sur son épaule. Ce simple geste lui fit tourner la tête. Il ne laissa rien paraître et quitta le bureau de la CPE en refermant soigneusement derrière lui. Il fit quelques pas chancelants dans le couloir. Les murs autour de lui semblaient bouger et sa vision se brouillait. Ce n'était pas bon, pas bon du tout. Sa respiration s'accéléra et il sentit ses jambes trembler. Wilhelm ne comprenait pas ce qui lui arrivait mais il était sûr d'une chose : il devait aller à l'infirmerie avant de s'écrouler pour de bon. Une voix moqueuse s'éleva derrière lui :
- Alors Rosenwald, on s'est fait gronder par la CPE ?
Wilhelm se tourna vers Blaise en titubant. Il tangua et se rattrapa de justesse au mur, trop faible pour répliquer que le moment pour une joute verbale était mal choisi.
- Hé, ça va ? demanda le jeune homme aux cheveux bleus en se rapprochant.
- N....Non.
Il n'arriva pas à prononcer un mot de plus. Le monde tourna autour de lui, il y eut un bref flash blanc suivi d'un éclair noir et il s'évanouit avec la sensation de chuter tête la première dans un puits sans fond.
Il fit un rêve étrange, une succession d'images sans le moindre sens. Il vit la CPE assise devant une fenêtre qui dominait toute la ville, une statue de pierre couchée dans un lit, un chien qui montait la garde devant une porte, une silhouette couverte d'une cape grise avec une rose serrée contre son cœur, son frère avec une terrifiante expression froide aux côtés d'un homme recouvert d'une armure, un dragon qui poussait un hurlement dans une forêt désolée...Les images continuèrent de défiler de plus en plus rapidement et devinrent bientôt des traits vaguement colorés et flous.
Puis tout s'arrêta et il se vit, lui. Lui plongé dans le noir, parfaitement droit et immobile, stoïque. Seul son regard d'un bleu profond brillait d'une lueur de vie féroce. Des feuilles se mirent alors à tomber tout autour de lui et à se répandre sur le sol. Elles ne cessaient de tourbillonner, de plus en plus nombreuses. Il voyait nettement la fine écriture qui noircissaient les pages : c'était la sienne. Son double tendit la main et une feuille se déposa dans sa paume, différente des autres. Ce n'étaient pas des mots qui s'étalait dessus mais un portrait. Un portrait de lui-même, incroyablement réaliste. Son clone ne le quitta pas des yeux et ordonna d'un ton impérieux :
- Réveille toi.
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Les contes de Rosenwald
ParanormalWilhelm, un adolescent réservé et passionné par l'écriture de contes, déménage avec son jumeau et son père dans la ville natale de ce dernier, Hesse-Cassel. Bien vite, le jeune homme s'aperçoit que sa famille a de nombreux secrets, dont elle tient à...