Chapitre 12 : La femme, le chien et la mendiante

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Il était une fois dans un royaume prospère, trois frères. Ils étaient les fils du roi et de la reine de cette contrée, un couple autoritaire qui régnait depuis de nombreuses années. L'aîné était raisonnable, patient et bon. Il écoutait les problèmes de chacun et n'hésitait pas à saluer le peuple en marchant dans les rues les jours de marché. Le second prince était son opposé. Il se montrait hautain, détestait les femmes et dépensait l'argent du trésor royal dans des fêtes qui duraient des semaines entières. Le dernier des frères était un personnage plat. Il n'avait d'avis sur rien ni personne et suivait le deuxième prince comme une ombre.
Lorsque l'aîné partit pour un long voyage en compagnie de ses deux fils, le cadet décida d'organiser une nouvelle réception grandiose dont il avait le secret et invita toutes les familles nobles du royaume. Il engagea aussi les meilleurs cuisiniers, musiciens, serveurs et danseurs pour servir et divertir ce beau monde. Le benjamin le secondait et acceptait toutes les propositions de son frère, ne lui refusant pas les plus grandes excentricités.
Le soir de la fête, les deux frères s'enivrèrent des meilleurs alcools du royaume. Le deuxième prince ne cessait de se moquer de l'accoutrement et du comportement des femmes, repli d'un mépris étonnant. Son frère acquiesçait sans réelle conviction, les yeux vitreux, déjà égaré dans les vapeurs de l'alcool. Ils dansèrent, chantèrent et burent durant trois longues journées, sans interruption.
Le matin d'une quatrième journée de fête, une vieille mendiante courbée par le poids des années et qui s'aidait d'une canne pour marcher frappa aux portes du palais. Elle demanda à voir les propriétaires de ce château d'où s'élevait de si belles mélodies et des rires si joyeux. Les deux princes se présentèrent à elle à la tombée de la nuit, abrutis par les liqueurs, la nourriture et la fatigue. La veille mendiante était toujours là. Le second prince trouva femme, voûtée et ridée sous sa vieille cape grise rapiécée et couverte de poussière, atrocement laide. Elle tendit une main décharnée vers les deux frères et demanda de quoi manger. Le plus âgé des deux répondit :
« - Il n'y a rien ici pour une mendiante telle que toi : va manger des fruits des bois.
- Puis-je avoir à boire dans ce cas ? continua la vieille.
- Il n'y a rien ici pour une mendiante telle que toi : va boire dans une fontaine.
- Puis-je avoir un peu d'argent ?
- Il n'y a rien ici pour une mendiante telle que toi : va demander l'aumône à un autre foyer. »
Le benjamin approuva et le deuxième prince congédia la vieille d'un signe dédaigneux de la main.
« - Disparaissez, femme. »
Plutôt que de faire demi-tour, la vieille mendiante se redressa, retira sa cape et dévoila sa véritable apparence : celle d'une femme magnifique qui irradiait de puissance. Elle s'adressa aux princes d'une voix forte :
« - Pour avoir fait preuve d'impolitesse, menti sur vos richesses et ignoré une veille femme qui demandait de l'aide, je vous maudis. Que s'abattent sur vous les foudres de ma colère et le poids de ma malédiction ! »
Elle frappa le sol de sa canne et les deux princes se replièrent dans le château, terrifiés par ses mots. Comme il ne se produisit rien après une heure d'attente dans une folle angoisse, ils jugèrent que la femme était un charlatan et retournèrent faire la fête avec une insouciance qui frôlait l'inconscience.
Le matin du cinquième jour, les convives quittèrent enfin le château et les princes allèrent prendre du repos, exténués. Au réveil, le cadet découvrit que son corps s'était métamorphosé d'une façon aussi radicale qu'inattendue : d'homme il était devenu femme. Paniqué, il alla trouver le benjamin pour savoir si un phénomène semblable s'était produit chez lui aussi mais ne trouva qu'un chien dans le lit de celui-ci.
« - Diable, où est donc passé mon frère ? s'interrogea-t-il. »
L'animal bondit du lit du troisième prince et vint aboyer devant lui en tournant sur lui-même. Le prince devenu princesse se dit qu'il devait avoir une quelconque maladie pour agir ainsi et le tint à distance, de peur de se faire mordre. Il se souvint ensuite de la malédiction de la fausse mendiante et en vint à se demander si cette bête n'était pas son frère. Il refusa cette éventualité dans un premier temps et chercha une trace du benjamin dans tout le château, le chien sur les talons.
Comme il ne parvint pas à trouver ce dernier et que le chien semblait doté d'une intelligence supérieure à la normale, car il savait ouvrir les portes et répondait à ses questions par des aboiements, il arriva à la conclusion suivante : le troisième prince était bel et bien un chien désormais, tout comme lui était une femme.
Ne sachant que faire pour inverser le sort, il demanda une audience au roi et à la reine, ses parents. Lorsqu'il entra dans la salle du trône avec son frère et avoua à ces majestés qu'ils prétendaient être les princes, le roi faillit avertir les gardes afin qu'ils fassent sortir cette pauvre folle et son animal. Le reine, sensible à la détresse de ses fils, l'en empêcha et pressa la femme qui prétendait être son enfant de lui conter comment il avait changé de sexe et comment leur benjamin s'était transformé en chien.
Le prince maudit raconta toute l'histoire sans omettre le moindre détail et fut réprimandé par sa mère dès la fin de son récit. Personne n'ignorait qu'il fallait se plier aux demandes des vieilles femmes sans le sou car elles dissimulaient en réalité de puissantes ensorceleuses capables du meilleur comme du pire et surtout du pire. Les princes connaissaient la règle mais l'alcool restait le meilleur allié des Hommes pour brouiller le jugement.
La reine ordonna que l'on fouille le royaume à la recherche de la mendiante, afin qu'elle annule le mauvais sort, et interdit à ses fils de sortir du palais tant qu'ils n'auraient pas retrouvé leur apparence d'origine, afin que le peuple reste dans l'ignorance de cette fâcheuse affaire. Une longue attente commença alors.
Le cadet des princes trompa l'ennui en achetant des robes, des chaussures, du maquillage et divers accessoires de beauté. Il n'avait pas osé le révéler à ses parents, ni même à son frère, mais il appréciait sa nouvelle apparence. Pour la première fois de sa maigre existence aigrie noyée dans une vie de débauche, il se trouvait belle. Sa silhouette fine aux courbes douces et aux membres gracieux lui était plus agréable que son ancien corps trop charpenté, si massif et sans charme.
Il appréciait aussi les activités comme la couture, la danse de salon ou le piano plutôt que de chevaucher et combattre à l'épée. Plus les jours passaient, plus il souhaita que la mendiante ne soit jamais retrouvée car cette malédiction était devenue sa bénédiction.
Ce n'était pas l'avis du benjamin, qui dépérissait à vue d'œil. Il me mangeait plus, ne buvait plus et passait ses journées allongé sur son lit. Il ne réagissait plus à la présence de la reine ou du roi et seul son frère parvenait à lui redonner un peu de baume au cœur car il partageait une misère commune. Mais en constatant que ce dernier se plaisait dans son nouveau corps, il plongea dans un profond désespoir.
Voyant le plus jeune de ses fils se laisser mourir, la reine intensifia les recherches mais l'ensorceleuse demeurait introuvable. Elle fit venir des sorciers et des guérisseurs mais aucun d'entre eux ne parvint à briser le mauvais sort. La magie de la mendiante s'avérait aussi ancienne que puissante et personne ne parvenait à surpasser ses pouvoirs.
Pendant ce temps, la princesse s'ennuyait car l'agitation des fêtes lui manquaient. Elle décida de sortir en cachette et se drapa d'une cape pour dissimuler son visage. Une fois hors de sa cage dorée, elle marcha longuement dans les rues du royaume. Elle était d'une humeur radieuse et eut l'impression de tout redécouvrir sous un jour plus lumineux. Grâce à sa nouvelle apparence, personne ne la reconnut.
Un marchand généreux lui offrit une pomme et elle insista pour le payer afin de le remercier pour son beau geste. Elle la garda pour plus tard et finit par l'offrir à un maigre vieillard qui tendait piteusement la main à côté des portes de la ville. Le vieil homme la mangea avec appétit tandis qu'elle reprenait sa route en chantonnant.
En longeant des prés et des champs, elle avisa une vache accablée par la chaleur qui s'était coincée la tête dans la clôture en essayant d'atteindre un ruisseau qui coulait hors de son pré. La princesse libéra l'animal et utilisa ses mains comme récipient pour abreuver la bête jusqu'à ce que sa soif s'apaise. Elle ne s'était jamais sentie aussi à l'aise, aussi libre, en accord avec le monde.
Elle marcha dans la forêt et découvrit un gigantesque rosier. Elle cueillit une fleur aussi rouge qu'odorante et l'utilisa pour décorer sa chevelure, par pure coquetterie. Elle rentrait de sa promenade le cœur léger, lorsqu'une belle femme enveloppée d'une cape grise croisa sa route. Elle reconnut aussitôt la mendiante et son sang ne fit qu'un tour dans ses veines, mais pas de la façon dont elle s'y attendait.
Le cœur palpitant, elle tenta d'arrêter l'ensorceleuse mais celle-ci prit la fuite, sans doute par crainte des représailles ou à cause de la lueur qu'elle décelait dans le regard de la princesse et qui l'effarouchait. La princesse se lança à sa poursuite mais ne parvint pas à la rattraper. Sa course la mena à une chaumière modeste, cachée dans les profondeurs des bois. Elle frappa à la porte pour demander aux habitants du logis s'ils n'avaient pas vu une femme drapée d'une cape grise mais personne ne vint lui ouvrir. Déçue, la cadette rentra au château.
Au petit matin, elle trouva sur le rebord de sa fenêtre une rose rouge, semblable à celle qu'elle portait la veille dans ses cheveux et qu'elle avait égaré dans sa poursuite de l'ensorceleuse. Elle se vêtit de nouveau de sa cape et retourna en secret près de la chaumière, la fleur précieusement posée au creux de sa main.
La demeure de bois était aussi silencieuse que la veille et la princesse ne discerna aucun mouvement derrière les fenêtres. Elle déposa la fleur sur le seuil avant de regagner le château. Elle frémit d'impatience jusqu'au jour suivant et, ayant encore trouvé une rose sur le rebord de sa fenêtre, elle alla une troisième fois jusqu'à la maisonnette dans les profondeurs de la forêt. La fleur écarlate déposée la veille n'était plus là, si bien qu'elle posa à nouveau sur le seuil celle qu'elle tenait.
La nuit venue, la princesse installa des oreillers dans son lit pour imiter la forme de son corps endormi et se cacha près de la fenêtre ouverte, rongée par l'attente. A minuit, une sombre silhouette déposa délicatement une rose sur le bord de la fenêtre.
La princesse jaillit hors de sa cachette, saisit la cape de l'intru et le tira à l'intérieur en refermant la fenêtre pour bloquer toutes les issues. Prise de panique, la silhouette se précipita vers la porte de la chambre mais la princesse avait fermé celle-ci à clé. Dos au mur, elle n'avait aucune échappatoire.
La princesse retira la capuche qui couvrait le visage de ce visiteur nocturne et découvrit sans surprise qu'il s'agissait de l'ensorceleuse. Celle-ci brandit son bâton pour se défendre mais la jeune femme l'écarta avec douceur et piqua dans les cheveux de la fausse mendiante la rose que celle-ci venait de lui apporter. L'ensorceleuse, perturbée de ne ressentir aucune haine dirigée contre elle de la part de la princesse, se ressaisit et abattit son bâton sur le sol. Il y eut un éclat blanc et elle disparut.
Malgré cela, elle revint le lendemain à la fenêtre de la princesse. Elle ne se contenta pas de lui offrir une rose : elles se mirent à converser. Les jours succédèrent aux nuits et ces rencontres nocturnes se poursuivirent à mesure que les deux femmes se rapprochaient.
Le benjamin, tout chien qu'il était, vit bien les changements que subissaient son aîné désormais femme. Un soir, alors que la porte de la chambre de la cadette était mal fermée, il l'espionna et la vit parler jusqu'à l'aube avec l'ensorceleuse. Les sentiments qui liaient les deux femmes n'échappèrent pas au troisième prince, qui décida pourtant de garder le secret et de faire comme si de rien n'était, pour le bien de sa sœur.
Chaque nuit, il surveilla la porte pour que personne n'importune la princesse et sa bonne amie avec une visite imprévue. Il eut un regain de vitalité grâce à cette tâche qu'il savait être le seul à pouvoir mener à bien et retrouva un peu de joie de vivre en voyant sa sœur si comblée.
Un jour, le prince aîné rentra de son long voyage avec ses deux enfants. Il apprit ce qui était arrivé à ses frères et lança de nouvelles recherches pour mettre la main sur l'ensorceleuse qui se déguisait en mendiante, afin de briser la malédiction.

Wilhelm reposa les feuilles bien à plat sur son bureau. Il avait relu le conte, comme il se l'était promis. Il avait même ajouté une phrase à la fin de son récit, quelques mots de plus pour relancer l'intrigue. Le jeune homme n'était pas mécontent de l'aspect un peu plus novateur de ce conte. Il pensait que ce genre devait évoluer avec son époque : fini le temps des princesses qui attendaient que le prince charmant les sauve de leur tour. Les mœurs évoluaient et Wilhelm adorait jouer là-dessus. Le couple au cœur de son conte en était la preuve.
De son point de vue l'amour était l'amour, peu importe le sexe de l'être aimé tant qu'on éprouvait des sentiments pour lui. Les éternels débats sur l'homosexualité l'ennuyaient plus qu'un discours politique à la télévision un jour de pluie. Il désespérait que les gens soient étroits d'esprit au point de condamner une relation amoureuse qui ne nuisait à personne.
Il rangea son conte dans le tiroir de son bureau et le referma précautionneusement à double tour. Les similarités avec la réalité persistaient, même s'il se répétait que ce n'était rien de plus que des coïncidences et qu'il ne fallait pas qu'il devienne paranoïaque.
C'est une mauvaise idée de laisser la fiction envahir la réalité, se dit-il. S'il se laissait contaminer par ses contes, il allait perdre pied avec le monde réel. Il aimait s'immerger dans cet univers né sous son stylo mais il savait qu'une fois son œuvre achevée, il devait revenir sur terre. Enfin, tant que ses délires d'auteur ne restaient que des parallèles entre sa vie et ses écrits, il n'avait pas grand-chose à craindre.
Il se reporta son attention sur les photos posées dans un coin du bureau. Qu'est-ce qu'il attendait pour les regarder ? Il tendit la main vers elle puis s'arrêta. Il ne pouvait pas. Il voulait mais il ne pouvait pas. Il se rendit compte qu'il tremblait et retira sa main comme s'il venait de se brûler. Cette petite pile d'images d'un temps révolu contenait peut-être des réponses mais était-il prêt à les recevoir ? C'était ridicule d'attendre à ce point alors qu'il s'était interrogé toute sa vie. Comme il ne savait pas quoi en faire, il cacha les photos dans l'un de ses tiroirs, sous de vieux cahiers. Il n'était pas prêt. Il le croyait pourtant...
Il alla s'étendre sur son lit, envahi par une profonde lassitude. Il fixa le plafond de longues minutes, tiraillé entre l'envie de se ruer sur le tiroir et de dévorer les photos des yeux pour en extraire le plus d'informations possible et celle de se coucher tout de suite pour les examiner le lendemain, à tête reposée.
En regardant l'heure et en se remémorant sa journée, il estima avoir eu assez d'émotions fortes et de révélations pour aujourd'hui. Il n'était pas prêt à enfoncer de nouvelles portes et à accueillir les monstres qui se tapissaient derrière. Il ne se leurrait pas : examiner ces photographies risquait de mettre à jour une vérité terrifiante à propos de sa mère et des raisons autour du départ précipité de son père. Il se glissa sous ses couettes mais ses yeux ne quittèrent pas son bureau car un nouveau trésor dormait dans ses tréfonds.

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