Chapitre 39 : Une course contre le temps

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Comme annoncé par son conte, Thérance l'appela, deux jours plus tard. Il n'avait pas donné le moindre signe de vie entre-temps, pour le plus grand désespoir de leurs parents. Son jumeau demanda à le voir seul à seul pour lui faire une proposition sérieuse et Wilhelm accepta car il savait que s'il refusait, son frère agirait malgré son absence et alors tout serait perdu. La seule manière de le retenir était de le dissuader de mener son attaque contre l'ensorceleuse.
Ils décidèrent de se rencontrer chez leur père, à l'heure où celui-ci travaillait au café. Plus l'heure de leur rendez-vous approchait, plus Wilhelm angoissait. Raisonner son jumeau lui paraissait plus insurmontable que de convaincre sa mère de lever la malédiction qui pesait sur son père. Il allait devoir se montrer diplomate et ne surtout pas le provoquer. Son frère n'était plus tout à fait lui depuis quelques temps et la moindre provocation transformerait l'étincelle de contrariété en brasier de rage.
Thérance arriva à l'heure prévue. Il portait une tenue décontractée qui jurait avec l'épée qui pendait à sa taille et Wilhelm pâlit. C'était avec elle qu'il risquait de transpercer Maximilien dans quelques heures. Il s'efforça de ne pas lorgner vers la lame porteuse de mort trop longtemps pour éviter que son frère soupçonne quelque chose. Si Thérance apprenait qu'il possédait la vision et qu'il taisait ce détail depuis des semaines, il entrerait dans une colère noire et les négociations s'achèveraient avant même de débuter.
- Tu veux boire quelque chose ? demanda-t-il à son frère.
- Non merci, je préfère en venir aux faits tout de suite. Je veux que l'affaire soit réglée avant demain matin.
Son ton déterminé n'encouragea pas Wilhelm. Lorsque Thérance prenait une décision, il s'y tenait jusqu'au bout. Il se força à adopter un air détendu et s'installa sur le canapé. C'était surtout pour que son jumeau ne remarque pas ses jambes tremblantes. Thérance l'imita et un ange passa avant que son frère laisse jaillir :
- C'est à propos de l'arnaqueuse dont je t'ai parlé la dernière fois. J'ai mené ma petite enquête et je sais de source sûre qu'elle viendra réclamer de l'argent à tante Lilia ce soir, directement dans la résidence de nos grands-parents. Je voudrais l'approcher pour la prendre la main dans le sac mais Max a pour ordre de garder la chambre le temps de la transaction. Si j'approche, il donnera l'alerte et l'arnaqueuse partira avec l'argent de notre tante pour revenir encore et encore, jusqu'à ce qu'elle lui ait volé son dernier centime.
Présentée de cette manière, l'ensorceleuse passait pour la plus vile des manipulatrices et tante Lilia pour un agneau sans défense. Mais Wilhelm savait que ce n'est pas de l'argent que réclamait chaque nuit l'amante de sa tante. Comme son frère ignorait que le moindre détail de l'histoire ne lui était pas inconnu, il ne pouvait pas lui dire que la sorcière qui avait changé un de ses oncles en femme et l'autre en chien visitait Lilia chaque nuit parce qu'elles étaient amoureuses et qu'il ferait mieux de les laisser vivre leur idylle en paix comme elle ne nuisait à personne. Wilhelm fit mine d'acquiescer comme si la gravité du problème lui importait.
- Comment est-ce que tu comptes l'arrêter ? demanda-t-il ensuite.
- J'ai des moyens à disposition, ne t'inquiète pas pour ça.
À ces mots, ses doigts se rapprochèrent discrètement de son épée. Wilhelm frissonna tandis que son frère poursuivait :
- Ton seul rôle sera de distraire le chien.
- Comment ? En lui agitant un os sous le nez ? se moqua le jeune homme.
Maximilien serait définitivement vexé et mort de honte s'il le traitait comme un gentil chienchien à sa mémère. Thérance secoua la tête, une ride de contrariété creusée au milieu du front.
- Maximilien est dressé pour garder la porte quoi qu'il arrive, à une exception près. Si quelqu'un est en détresse, il désertera son poste pour lui porter secours.
- Tu veux que je joue la victime ? Comment ? En me foulant la cheville comme par magie au milieu du couloir ?
- Improvise, lui ordonna son frère. Tu es très bon acteur quand tu veux.
À quoi pensait son jumeau quand il disait cela ? Quels passages de leur vie prenait-il comme référence ? Wilhelm serra les poings. C'était le moment ou jamais de le raisonner. Il adopta son ton le plus doux et déclara :
- Je crois que ton plan n'est pas une très bonne idée...
Le visage de Thérance se ferma et il le toisa avec une sévérité qui ébranla l'aplomb de Wilhelm.
- Pourquoi ? l'interrogea-t-il avec mordant.
- Tu ne t'es jamais demandé pourquoi Lilia recevait cette arnaqueuse dans sa chambre sans en toucher un mot à quiconque et pourquoi elle ordonnait à Max de monter la garde ? D'ailleurs, qui t'a dit que cette femme soutirait de l'argent à notre tante ? Elles sont peut-être tout simplement...
Il ne termina pas sa phrase car le poing de Thérance s'abattit sur la table basse. Son jumeau rugit :
- Tu avais dit que tu m'aiderais !
Wilhelm se fit violence pour ne pas répondre avec la même agressivité.
- Je t'aiderai uniquement si tu jures de ne blesser personne ! Je ne veux pas que nous en arrivions à une telle extrémité pour une bête histoire d'argent !
- J'ignore dans quel monde tu vis Wilhelm mais il doit être merveilleux. La vérité c'est que la vie ne fait pas de cadeaux. Certaines personnes profitent de la bonté des autres pour les écraser et tante Lilia fait partie des victimes. Comme notre père elle a été trompée une fois et s'apprête à replonger avec joie.
- Ne me dis pas que tu projettes nos problèmes familiaux sur la situation de notre tante ! s'écria Wilhelm.
Le silence de Thérance était éloquent. Il ne desserra les dents que pour siffler :
- Donc tu ne vas pas m'aider.
- Si mais à condition que tout le monde s'en sorte indemne, l'arnaqueuse la première !
Son frère se leva dans une explosion de rage. Il porta la main à la garde de son épée et fila en direction de la porte d'entrée. Wilhelm perdait la partie. Il se rua derrière son jumeau mais ce dernier le repoussa sans ménagement. Wilhelm lui attrapa le bras et le força à ne pas faire un pas de plus. Thérance se débattit et lui donna un coup de coude dans l'estomac. Wilhelm hoqueta sous l'impact mais ne céda pas.
- Arrête, supplia-t-il. Arrête, ne fais pas ça. Tu n'es pas comme ça.
- Non, toi arrête ! cria son jumeau. Arrête de défendre ces ordures qui nous pourrissent l'existence ! Avec qui est-ce que tu es ? Eux ou nous ?
- Mais de quoi est-ce que tu parles ? Il n'y a pas de camp, pas de division ! Tout n'est pas blanc et tout n'est pas noir Thérance ! Le monde est infiniment plus complexe que ça !
- Pas à Hesse-Cassel. J'ai eu tort de m'adresser à toi.
Non ! Son jumeau ne pouvait pas partir ! Il lui barra le chemin, posté devant la porte. C'était sa dernière chance, son dernier espoir vacillant auquel il s'agrippait avec désespoir.
- Écarte toi, lui lança Thérance avec une voix menaçante.
- Jamais. Je ne te laisserais pas commettre une grave erreur.
Son jumeau essaya de l'écarter mais Wilhelm résista. Thérance possédait plus de forces et il bougea centimètre par centimètre. Alors que son frère le repoussait contre le mur, il le ceintura pour l'empêcher de quitter la maison. Thérance donna le premier coup. Son poing frappa Wilhelm au niveau du cou. La respiration du jeune homme s'étrangla dans sa gorge mais il tint bon.
Une insulte échappa à Thérance alors qu'il frappait la seconde fois, au ventre cette fois. Wilhelm maintint sa prise en tâchant de ne pas prêter attention aux signaux douloureux qui éclataient dans son corps à chaque attaque de son jumeau. Il crocheta les jambes de Thérance avec les siennes avant d'atteindre sa limite.
Ils roulèrent tous les deux au sol et se rouèrent de coups de poing. Wilhelm n'avait aucune chance mais il se battit comme s'il pouvait avoir le dessus sur son frère. Son jumeau le domina en un rien de temps et lui donna le coup final en plein crâne. La violence du choc résonna dans les os du jeune homme en même temps qu'une onde de douleur et sa vision se brouilla. Il emporta dans l'inconscience le visage impassible de Thérance.
L'inconfort le réveilla. Les muscles de ses bras le faisaient souffrir, tout comme les jointures de ses poings. Il s'était égratigné en cognant son jumeau. Il essaya de se lever mais retomba lourdement au sol car ses chevilles étaient entravées, tout comme ses poignets. Un bâillon de fortune lui couvrait la bouche. Il n'était plus dans la cuisine mais dans une stalle de la vieille écurie déserte. Aucun risque qu'on l'entende s'il hurlait à travers son bâillon ou qu'on pense à venir le chercher ici.
À travers une fenêtre sans vitre, il vit que la nuit s'installait doucement. L'urgence termina de le réveiller. Non ! Son frère frapperait ce soir ! Il devait rester moins d'une heure avant la nuit. S'il parvenait à se libérer, à prévenir son père et à rouler jusqu'à la demeure de ses grands-parents, il avait encore une chance d'empêcher le pire.
Il se contorsionna pour desserrer ses liens. Son frère n'avait pas fait semblant en l'attachant. Dire qu'il perdait un temps fou à cause de torchons de cuisine trop serrés ! La douleur à son front, là où Thérance avait frappé pour l'assommer, pulsait et ne l'aidait pas à se concentrer. Il roula dans la poussière jusqu'à un mur qu'il utilisa comme pilier pour se relever.
Il gigotait comme un vermisseau et se sentait ridicule. Il chercha des yeux un outil tranchant pour couper ses liens mais il voyait flou. Ses lunettes avaient glissé lors de son affrontement avec Thérance.
Des cris lui parvinrent de l'extérieur. Son père et Henri hurlaient son prénom. Par réflexe, il essaya d'élever la voix malgré le bâillon. Les appels se firent de plus en plus distincts : ils approchaient. Wilhelm se concentra pour conserver son équilibre et commença à sauter à pieds joints vers la sortie. Il manqua de tomber à de multiples reprises mais se stabilisa toujours au dernier moment. En atteignant la sortie, ses pieds se prirent sur le rebord en métal qui servait à faire coulisser les portes glissantes de l'écurie. Il allait s'étaler vers l'avant quand deux mains puissantes le rattrapèrent.
- Wilhelm ?! s'écria son père. Qu'est-ce qui t'es arrivé ?
Il lui retira son bâillon et Wilhelm s'écria aussitôt :
- Thérance ! Il faut l'arrêter ! Il va blesser Maximilien !
Son père fronça les sourcils alors qu'Henri les rejoignait. L'ami de Jonas siffla en avisant le bleu sur le front de Wilhelm. Le jeune homme poursuivit à toute allure en articulant à peine :
- Il ne reste plus beaucoup de temps ! Tante Lilia et l'ensorceleuse sont en danger !
- Comment est-ce que tu sais pour...
- Nous n'avons pas le temps pour les questions ! s'énerva Wilhelm. La nuit va tomber !
Son père et Henri échangèrent un regard qu'il peina à déchiffrer sans ses lunettes. Ils le détachèrent et le jeune homme se rua vers la maison, les deux adultes sur les talons. Il attrapa les clés de la voiture posée sur le meuble dans l'entrée mais son père l'arrêta alors qu'il se dirigeait vers le véhicule :
- Qu'est-ce que tu fais Will ? Repose ça et viens nous raconter ce qui ne va pas à l'intérieur.
Wilhelm le regarda droit dans les yeux et lâcha :
- Le temps joue contre nous. Si nous en perdons trop Maximilien va peut-être mourir et Lilia disparaîtra.
Il mit les clés entre les mains de son père et l'implora du regard. Ce dernier hésita mais un signe d'assentiment d'Henri le décida. Ils montèrent en voiture sans perdre une seconde de plus. Henri lui tendit ses lunettes qu'il enfila avec soulagement, heureux de retrouver une vision nette. Son père prit le volant et le vieil homme la place du passager. Assis à l'arrière, Wilhelm somma à son paternel d'appuyer sur l'accélérateur.
- Explique-nous ce qui passe Will. Comment est-ce que tu sais pour l'ensorceleuse ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire à propos de Lilia et Maximilien ? Et en quoi Thérance est-il impliqué là-dedans ?
Wilhelm commença par le plus simple :
- J'ai la vision.
Un « oh » gêné fut la réponse des deux hommes. Parfait, il s'épargnait des cris stupéfaits ou indignés. Dans son état, il n'aurait pas supporté des reproches ou de grands discours moralisateurs.
- Depuis quand ? demanda ensuite Henri.
- Assez longtemps pour avoir compris certaines choses.
- Et pour ce qui concerne tes oncles et leur histoire ? insista Henri.
Un sourire à la fois malin et sombre se dessina pour la première fois sur les lèvres de Wilhelm.
- J'ai mes sources, dit-il. Dépêchons-nous.
- Est-ce que ça a un rapport avec tes crises ? Tu m'as affirmé que tu ne voyais rien mais ce n'est pas la stricte vérité, pas vrai ? l'interrogea le vieil homme.
- Tu connais déjà la réponse : je ne sais...
- Rien de plus que ce que j'ai besoin de savoir, compléta Henri en le dévisageant comme s'il espérait découvrir le sens de ses mots sur ses traits.
Wilhelm fixa la route qui défilait devant eux. Ils roulaient trop lentement. Le ciel se paraît peu à peu de teintes sombres et les premières étoiles ne tarderaient pas à briller. Wilhelm s'agita sur son siège. Il pressa son père d'aller toujours plus vite. Ce dernier suivait ses directives en appuyant sur l'accélérateur mais ce n'était pas suffisant. Le jeune homme se désespéra.
- Nous n'arriverons jamais à temps...
Quand l'imposante demeure de ses grands-parents se profila à l'horizon, il poussa un soupir de soulagement. La nuit était encore jeune, il restait une chance. Wilhelm bondit de la voiture avant qu'elle soit à l'arrêt et pénétra dans la maison de ses grands-parents en bousculant un de leurs domestiques. Il courut vers les escaliers tandis que la voix sévère de sa grand-mère s'élevait :
- Qu'est-ce que c'est que ce raffut ?
Il accéléra l'allure, même s'il ignorait où se trouvait la chambre de Lilia. Il se rua sur une domestique qui écarquilla les yeux. Il devait avoir piètre allure avec ses vêtements froissés et poussiéreux, son visage tuméfié.
- Où est la chambre de Lilia ? hurla-t-il à la pauvre femme.
- Au...au bout du couloir. Il faut tourner à droite et c'est la dernière porte. Il...Il y a un meuble avec un vase bleu à côté.
Il la relâcha pour reprendre sa course. Son père et Henri cavalaient derrière lui en l'appelant mais il ne s'en soucia pas. Il n'entendait que les battements effrénés de son cœur et sa respiration laborieuse. Quand il tourna à l'angle du couloir et que ses yeux se posèrent à l'autre bout, il vit tout d'abord le rouge. Ce rouge qui luisait sous l'éclairage, qui se répandait sur le plancher et serpentait entre les lattes. L'odeur le frappa quand il se rapprocha, l'esprit déserté de toute pensée logique.
Ensuite, il avisa le corps étendu et blessé qui saignait abondamment. Les bords hideux de la blessure s'ouvraient sur une cavité rouge sombre. La plaie était profonde et la vie s'en échappait avec une hâte malsaine. Son oncle Maximilien n'avait plus rien d'un chien. Il avait retrouvé une apparence humaine et maladive, celle d'un homme aux portes de la mort. À côté de lui se tenait Thérance, son épée ensanglantée dans la main. Il contemplait son carnage avec des yeux écarquillés et tremblait de tout son corps.
À genoux près de son frère, Lilia gémissait. Elle tenta de rapprocher les bords de la plaie à mains nues et sa peau laiteuse se couvrit de sang chaud. Derrière elle se dressait l'ensorceleuse. C'est la première fois que Wilhelm la rencontrait mais il eut la sensation de la connaître depuis toujours.
Une cape grise drapait sa silhouette haute des épaules jusqu'aux pieds. Son visage en forme de cœur, aux lèvres pleines et aux yeux en amande si bleus qu'ils paraissaient violets, trahissaient sa tristesse. Elle tenait un bâton en bois blanc dans sa main gauche. Le manche sculpté d'arabesques irradiait d'une lumière pâle.
Wilhelm sentit des picotements sur le bout de sa langue ainsi qu'un goût âcre : celui de la magie. Il l'entendait chanter à travers le bois. L'enchanteresse croisa son regard quand elle frappa le plancher avec son bâton une première fois. Une fine pellicule dorée entoura le corps inerte de Maximilien. Le sang cessa de couler et son oncle de respirer, comme si le temps était suspendu dans son cercueil magique. Au second coup de bâton, Wilhelm laissa échapper un faible :
- Non...
Lilia et l'enchanteresse se volatilisèrent sous ses yeux.
Il avait échoué.

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