Chapitre 31 : La bibliothèque

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Wilhelm était revenu à la maison même s'il aurait préféré être ailleurs et une semaine s'écoula, puis deux. Leur père ne se réveillait pas mais Wilhelm ne se désespérait pas. Il plaquait parfois l'oreille contre la porte de la chambre et il entendait les murmures de sa mère de l'autre côté. Thérance et Henri gardaient une once d'espoir qui vacillait jour après jour. Et pendant qu'ils se lamentaient, Wilhelm se posait des questions sur les Grandes Roues et sur les origines d'Hesse-Cassel. C'était comme le dilemme de l'œuf et de la poule : qui était venu en premier ? Lequel avait engendré l'autre ? Comme Blaise ne supportait plus ses interrogations à répétition, il s'écria avec exaspération un beau matin :
- Tu n'as qu'à aller à la bibliothèque si tu veux des réponses !
- Parce que je peux en trouver là-bas ?
- J'imagine. Il y a un étage entier qui est consacré aux archives et aux légendes d'Hesse-Cassel. Ceux qui ne possèdent pas la vision ne voient pas l'escalier qui permet d'y accéder. Je n'y ai jamais mis les pieds mais je pense que ça pourrait t'aider. Tu arrêteras enfin de me harceler !
Wilhelm se rendit là-bas mercredi après-midi, aussi attiré par les livres rassemblés dans ce temple de la culture que par la possibilité d'en apprendre plus sur les origines d'Hesse-Cassel. Le rez-de-chaussée proposait des DVDs, des disques ou des bandes-dessinées pour les lecteurs avertis. Deux bibliothécaires enregistraient les emprunts derrière un bureau en bois.
Le premier étage tapissé de moquette était divisé en deux parties : une pour la jeunesse et le divertissement et une autre pour les adultes et les enseignements. Deux ordinateurs un peu vieillots ronronnaient dans un coin, dans l'attente d'un utilisateur. Assis dans des fauteuils ou autour des tables exposées à la lumière du soleil lisaient des personnes de tous les âges. Wilhelm en compta une petite dizaine.
Il suivit les indications de Blaise et se dirigea vers la section des adultes. Il avisa un grand nombre de Stephen King mais aussi les Game of Thrones. Il avait lu tous les tomes et patientait désespérément pour le dernier. En revanche, il n'avait jamais regardé le moindre épisode car, selon lui, les livres apportaient davantage de détails que les séries.
Il marcha jusqu'au fond de la bibliothèque et repéra l'escalier, juste à côté de l'ascenseur. Il baissa ses lunettes et il se transforma en une étagère métallique vide. Astucieux. Il vérifia qu'aucun témoin ne se trouvait dans les parages et grimpa les marches en bois. Une odeur de vieux papier flotta bientôt jusqu'à ses narines.
Contrairement au reste de la bibliothèque qui s'efforçait d'être moderne, cette partie-là conservait un charme ancien avec ces étagères en bois, son parquet craquant et ses fenêtres étroites. L'endroit était désert en dépit des longues tables de lecture en bois sombre à la surface patinée et entourées de chaises aux dossiers de velours vert un peu défraîchi. Une porte épaisse cachée dans un renfoncement du mur attira son attention. Il essaya d'ouvrir mais elle était fermée à clé. Il resta devant elle un long moment, incapable d'en détacher le regard. Une petite voix dans son esprit lui soufflait qu'elle cachait quelque chose de très intéressant, de capital pour ses recherches. Malheureusement, elle n'allait pas s'ouvrir par la seule force de sa volonté. Il s'en détourna pour se concentrer sur le contenu des étagères, plus accessible.
Wilhelm dévora les livres du regard. Ils ne possédaient pas de couverture en carton mais en cuir épais et le titre était indiqué en lettres d'or sur la tranche. Il s'approcha et laissa ses yeux courir sur les ouvrages, savoura leur esthétisme d'un autre temps avec un ravissement sans fin. Il y avait beaucoup de recueils de contes en provenance des quatre coins du monde. Il connaissait déjà la plupart d'entre eux mais les plus exotiques l'attirèrent assez pour qu'il désire abandonner sa quête afin de lire de longues heures, assis en tailleur à même le sol.
Il modéra son envie pressante de lecture pour se focaliser sur son objectif premier. Il découvrit aussi des albums photos qui contenaient des clichés en noir et blanc un peu jaunis d'Hesse-Cassel, des images d'une autre époque. Les archives de la ville occupaient la majorité de l'espace sur les étagères : il y en avait des rayons et des rayons !
Une grande majorité avaient une couverture en cuir verte et quelques-uns en possédaient une rouge. Ils étaient classés par année et Wilhelm repéra celui indiquant celle de sa naissance, rouge sang. Il le déposa sur une table toute proche et s'installa sur une chaise qui craqua sous son poids. Le livre débutait à partir du premier janvier. Il contenait les dates de naissance et de mort des habitants d'Hesse-Cassel jusqu'au trente-et-un décembre mais aussi les mariages, les arrivées, les départs, tous les événements marquants.
Wilhelm se rendit jusqu'au mois d'octobre et regarda le dix-neuf et le vingt : la date de naissance de son frère et la sienne. Ils étaient nés avec une demi-heure d'écart mais c'était suffisant. Thérance avait vu le jour vers vingt-trois heures cinquante-sept et Wilhelm à minuit treize. Quelques minutes pour un jour différent. Le jeune homme remarqua que sous son nom figurait celui d'un autre nouveau-né : Ophélia Close. La coïncidence le fit sourire. Pourquoi est-ce qu'ils possédaient autant de points communs ? Ils avaient seulement trois heures de différence. Outre ce fait cocasse, un décès s'était produit le même jour que la naissance de Thérance. Un dénommé Anderson Telvin avait rendu l'âme dans l'après-midi. En dehors de ces faits, rien à signaler.
Wilhelm feuilleta distraitement l'ouvrage sans savoir ce qu'il cherchait réellement. Il découvrit la date du départ de son père dans le registre suivant, la veille de noël. Il reposa les livres et en tira quelques autres qui ne lui apprirent pas grand-chose. Il remarqua cependant un détail étrange. Avant son année de naissance, de nombreux autres jumeaux naissaient chaque mois. Mais juste après sa venue au monde, leur nombre chutait drastiquement. En 2010, il n'y avait que deux paires de jumeaux qui étaient nées, contre six paires rien que pour le mois de juin lors de l'année de naissance de Wilhelm.
Le jeune homme chercha un graphique parmi les ouvrages et en découvrit un dans un registre envahi de chiffres et de données sur les cinquante dernières années. Comme prévu, la courbe de naissance des enfants connaissait une chute à partir de son année de naissance. Forcément : moins de jumeaux, moins de bébés. Elle avait déjà connu des baisses par le passé comme le prouvaient les fluctuations de la courbe mais rien d'aussi flagrant et soudain. Est-ce que c'était un hasard ? S'était-il produit un accident dont il n'était pas encore au courant ?
- Wilhelm ? l'appela une voix étonnée dans son dos.
Il sursauta et referma vivement le livre sur lequel il était penché avec l'impression d'être pris en flagrant délit. Ophélia le dévisagea avec des yeux ronds, surprise de le découvrir là. Elle ne pouvait pas plus mal tomber ! Il ne pensait pas la croiser, ni que ce soit d'autre parmi ses connaissances, ici ! Son sens du timing laissait vraiment à désirer. Il pesta intérieurement contre sa négligence. Lui et la jeune femme se dévisagèrent longuement, ni l'un ni l'autre n'osant débuter la conversation.
- Tu as la vision ? Demanda-t-elle finalement.
Son ton demeurait doux. Il n'y avait aucun reproche, aucune crainte. Wilhelm inclina la tête dans un oui muet.
- Ne dis rien à Thérance, ajouta-t-il aussitôt.
- Pourquoi ?
- Il a ses secrets, j'ai les miens.
- Qu'est-ce que tu fais dans cette partie de la bibliothèque, si ma question n'est pas indiscrète ?
- Je cherche des réponses : sur les Grandes Roues.
Elle hésita un peu et déclara :
- Tu ne trouveras rien ici.
- Où alors ? s'enquit Wilhelm.
Ophélia désigna la porte fermée dans le coin de la pièce. Le jeune homme soupira. Il pressentait depuis le départ qu'on ne laisserait pas des documents importants à la portée du premier venu et que cette porte lui barrait l'accès à ce qu'il convoitait. Sa quête se compliquait de plus en plus.
- Qui a la clé pour l'ouvrir ? interrogea-t-il Ophélia.
- Une poignée de personne. Le maire, les bibliothécaires et moi.
- Toi ? s'étonna Wilhelm.
Pour confirmer ses dires, Ophélia tira une clé accrochée à une fine chaîne dorée de sous sa chemise, un détail qui fit sourire Wilhelm à cause de sa propre clé. Elle alla l'insérer dans la serrure et la tourna sans difficulté. Alors que Wilhelm se levait, elle lui fit signe de rester assis.
- Ceux qui n'ont pas la clé ne sont pas autorisés à entrer. Je vais te chercher les ouvrages qui concernent les grandes roues mais ne bouge pas d'ici.
Wilhelm obéit sans broncher. Pour une fois que quelqu'un lui proposait gracieusement son aide, il n'allait pas se plaindre ! Cela l'étonnait que la jeune femme lui prête main forte spontanément, sans plus de questions ou de méfiance. Il se sentit honoré qu'elle lui accorde sa confiance. Ophélia revint après quelques minutes, les bras chargés de livres anciens comme récents. Elle les déposa face à Wilhelm et lui tapota l'épaule comme pour l'encourager.
Les livres, souvent écrits à la main, contenaient des textes, et parfois des dessins maladroits, qui décrivaient les Grandes Roues de la destinée. Les mots et les croquis firent échos à l'image que Wilhelm avait entraperçu dans sa dernière vision. Tous les ouvrages tentaient de décrire le fonctionnement de ses fameuses roues mais certaines informations se contredisaient entre elles. Néanmoins, quelques éléments concordaient à travers cette avalanche d'informations.
Pour commencer, les grandes roues s'arrêtaient une seconde à la naissance de chaque enfant afin de lui attribuer son futur rôle dans la société d'Hesse-Cassel.
Ensuite, elles fonctionnaient vraisemblablement selon une logique de « génétique ». Si les deux parents s'avéraient être des « héros », l'enfant le serait aussi. Cela fonctionnait de la même manière pour les antagonistes. Idem pour les aptitudes magiques : si deux parents étaient magiciens, l'enfant le deviendrait aussi et ainsi de suite.
Pour terminer, une sorte de règle admise par tous les auteurs stipulait que la destinée d'un être ne pouvait en aucun cas être changée et que le conteur était toujours et indéniablement du côté des « gentils ».
Un détail chagrinait Wilhelm : aucun des auteurs n'indiquaient de sources. Ils parlaient tous de rêves, de visions, d'images passagères, rien de concret en somme. Il marmonna son agacement et Ophélia, qui s'était installée en face de lui avec un cahier et un crayon de papier, releva la tête.
- Tu as dit quelque chose ?
- Non, je peste juste contre ceux qui ont écrit ça ! répondit-il en pointant les livres étalés autour de lui. On dirait un ramassis de bêtises couchées sur papier par des illuminés ! Ses fameuses Grandes Roues de la destinée, personne ne les a vu ailleurs qu'en rêve ?
- Wilhelm, les Grandes Roues sont presque une sorte de divinité. Ce n'est qu'une croyance, évidemment que personne ne les a jamais vu ! Les habitants d'Hesse-Cassel leur accordent de l'importance et pensent qu'il s'agit d'une force extérieure qui gouverne nos vies mais chacun y croit à un degré différent.
- Pour scinder la population en deux catégories, le degré de certains doit être très élevé...
- C'est vrai, les Grandes Roues ne sont pas toujours justes, à l'instar du monde dans lequel nous vivons.
- Mais si personne ne les voit, comment savoir qui est bon ou mauvais, qui possède quel type de dons ? lui demanda Wilhelm.
- À chaque naissance, un devin vient examiner le nouveau-né. Les Grandes Roues se manifestent à travers lui et l'éclairent sur la nature de l'enfant, expliqua patiemment Ophélia.
- Et personne n'a jamais songé que les devins puissent mentir ?
Sa question choqua profondément Ophélia qui secoua vivement la tête.
- Jamais ! Les devins sont incorruptibles. Et s'ils s'avisent de mentir sur le jugement des Grandes Roues, ils perdent leurs pouvoirs. Ils sont donc obligés de se montrer honnêtes.
Ceci expliquait cela. Il se replongea dans ses livres, satisfaits par ces éclaircissements qui étoffaient ses maigres connaissances sur Hesse-Cassel. Ainsi donc les Grandes Roues de la destinée étaient un genre de divinité propre à cette ville...
Partout on les décrivait de la même façon, bien qu'avec des mots différents : gigantesques, de bronze et de bois, couvertes d'une écriture mystérieuse intraduisible. La première tournait dans le sens des aiguilles d'une montre et la seconde dans le sens inverse. Les auteurs évoquaient aussi des bruits de rouages discrets.
Comme il n'apprenait plus grand-chose après vingt minutes de recherches supplémentaires, il s'intéressa à ce que faisait Ophélia. Toujours penchée sur son cahier, elle dessinait dans la marge après avoir écrit quatre petites lignes, le menton au creux de sa main libre pour soutenir sa tête et une moue ennuyée sur le visage.
- Tu fais un devoir pour le lycée ? l'interrogea-t-il.
Elle s'interrompit dans son travail et agita nerveusement son stylo entre ses doigts.
- Non, c'est plus...récréatif. J'essaie d'écrire mais je n'ai pas beaucoup d'inspiration...
Il n'en fallait pas plus pour piquer la curiosité de Wilhelm. Il en oublia son travail de recherche, rattrapé par sa passion dévorante.
- Tu écris ? Je peux lire ?
- Si tu veux mais ce n'est que quelques mots...
Il tira le cahier à lui. L'écriture fine et fluide d'Ophélia s'interrompait subitement au milieu d'une phrase :

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