Chapitre 26 : Négociations

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Le sourire de la CPE se fana et elle laissa échapper un « oh ». C'était donc tout ce qu'elle avait à dire ? Après tout ce temps ? Il s'était attendu à une remarque plus affectueuse ou, à défaut, plus spirituelle.
- Entre, ordonna-t-elle à Wilhelm.
Il obéit et avança dans le bureau étroit, mal à l'aise. Elle lui désigna un fauteuil dans lequel il s'assit, les jambes plus molles que du coton, à la fois anxieux et impatient face à celle qui lui avait donné la vie. Ils se retrouvaient enfin, sans mensonges, faux semblants ou secrets de la part de sa mère. Espérance Stein resta debout près de la fenêtre, les mains dans le dos.
- Qui te l'a dit ? demanda-t-elle.
- Je l'ai deviné seul.
Elle se détourna de la fenêtre pour le dévisager et il en fit de même. Elle n'avait pas nié. C'était donc bien elle, il avait eu raison. Dire qu'il la côtoyait depuis des jours sans le savoir ! Sa mère l'observait depuis son arrivée au lycée mais ne lui avait jamais rien dit à propos de leur lien de sang. Pourquoi ? Est-ce qu'elle craignait sa réaction ? Était-elle effrayée à l'idée qu'il la rejette comme son père avant lui ? Préférait-elle s'effacer et ne pas s'imposer dans sa vie où elle n'avait joué aucun rôle ? Son visage imperturbable ne laissait pas filtrer la moindre émotion, pas plus que ses yeux d'un noir impénétrable.
- Qu'est-ce que tu sais d'autre ? l'interrogea-t-elle.
- Rien de plus que ce que j'ai besoin de savoir, répondit-il.
Une ébauche de sourire étira les lèvres de sa mère. Elle s'assit sur la chaise voisine de la sienne, hésitante. Il l'était aussi. Que dire et que faire après tant d'années ? Ils se retrouvaient soudain là, face à face. On la surnommait la reine au cœur de pierre, éprouvait-elle une quelconque affection en le regardant ? Il crispa les doigts sur les accoudoirs de son fauteuil.
Il ne devait pas se laisser déconcentrer malgré les questions et les incertitudes. Il ne venait pas pour connaître sa mère mais pour délivrer son père. Il aurait tout le loisir de la côtoyer et de profiter de sa présence dans un avenir proche, si son conte s'avérait exact. Il avait intérêt à se montrer convainquant : tout reposait sur ses épaules.
- Je me demandais si Jonas t'avait révélé mon identité. Tu semblais ignorant de notre lien toutes les fois où nous nous sommes rencontrés. J'ai compris qu'il n'avait rien dit mais lorsque j'ai vu Thérance au restaurant...
- Mon frère était au courant mais pas moi, pour changer.
Sa mère esquissa un geste dans sa direction mais rétracta sa main avec une expression lointaine.
- Désolée d'avoir gardé le silence, dit-elle dans un murmure. Il était préférable pour toi comme pour moi que nous n'ayons rien de plus qu'une relation de connaissances polies.
Wilhelm la pardonnait. Il connaissait le caractère de la reine au cœur de pierre mieux que quiconque. Elle avait peur, on l'avait blessé trop de fois. Thérance la considérait déjà comme un être maléfique et la traitait comme tel. Elle avait peut-être craint que Wilhelm imite son jumeau mais lui savait que sa mère était plus qu'une ensorceleuse dénuée d'émotions. Elle était une mère, une amante, une femme. Elle prétendait avoir oublié tout cela et leurrait Hesse-Cassel tout entière mais pas Wilhelm. Il se décida à se lancer sur le sujet épineux.
- Si je suis venu te voir...C'est parce que j'ai une faveur à te demander.
- Tout ce que tu voudras, je te l'accorderais.
- Libère papa de sa malédiction.
Le visage attendri de sa mère se durcit instantanément. Elle plissa les yeux et la fureur chassa la douceur.
- Hors de question, répondit-elle d'une voix tranchante. Ton père mérite son sort. Tout est de sa faute.
- Il était jeune, il avait peur ! Il a mal agi ce jour-là mais une seule faute ne doit pas le condamner toute sa vie !
Sa mère se leva en repoussa son siège, le regard chargé d'éclairs et les mâchoires contractées. Elle frappa du poing sur la table et Wilhelm sursauta car il ne s'attendait pas à ce degré de violence. Elle s'écria :
- Moi aussi j'ai fait des fautes ! Et est-ce qu'il m'a pardonné ? Non ! Il n'a même pas daigné m'écouter ! Il vous a arraché à moi ! Il est parti sans se retourner, en emportant tout ce que j'aimais ! Il m'a laissé seule dans notre grande maison froide ! Cette malédiction est tout ce qu'il mérite ! Il a été plus insensible que je ne le serais jamais !
- Je sais qu'il t'a fait souffrir mais est-ce que c'est une raison pour lui infliger la même chose en retour ? À moi aussi il m'a caché beaucoup de détails sur son passé et je lui en veux encore. Pourtant je suis là pour te supplier de rompre cette malédiction, parce qu'il est mon père et que je l'aime ! Je t'en prie ! Si tu ne veux pas le faire pour lui alors pense à Thérance et à moi !
Son argument sembla faire vaciller la colère de sa mère. Une confusion passagère imprégna ses traits délicats et l'orage dans ses yeux sembla se dissiper. Mais bientôt elle serra durement les lèvres et siffla entre ses dents, animée par une détermination nouvelle et féroce :
- Non. Jamais je ne le libérerais. Si je le fais il prendra à nouveau la fuite. Il vous emmènera avec lui une seconde fois et ne reviendra jamais. Je vous perdrais tous les trois, à jamais. Il est hors de question que je subisse à nouveau cette souffrance, cet horrible déchirement dont ton père ignore tout et qu'il m'a infligé durant des années de supplice !
- S'il te plaît !
- Non ! cria-t-elle.
Sa voix se répercuta sur les murs du bureau et elle s'éloigna pour se planter devant sa fenêtre, les bras enveloppés autour d'elle comme si elle avait froid.
- Non, répéta-t-elle plus doucement. Il est trop tard pour ça, ce qui est fait ne peut être défait. Il subira ma malédiction, c'est sa destinée.
- Maman...
Sa mère tressaillit quand il l'appela ainsi mais dit froidement :
- N'essaie pas de m'avoir par les sentiments Wilhelm. Mon cœur est trop froid pour céder aux émotions.
Ce fut au tour du jeune homme de frapper le bureau et de se redresser, excédé par les paroles de sa mère en totale contradiction avec ses actes.
- Je sais que c'est faux ! Tu as beau prétendre avoir un cœur de pierre, je sais que tu peux ressentir l'amour ou la compassion ! Ce n'est qu'un prétexte ! Tu pourras tromper tous les autres mais pas moi !
Elle se planta face à lui et enserra ses épaules entre ses mains. Sa poigne était si puissante qu'elle lui meurtrissait la peau à travers les vêtements. Wilhelm se souvint que sa mère avait la fâcheuse tendance à transformer en pierre ceux qu'elle touchait, surtout en cas de saute d'humeur. Il ne se dégagea pas malgré sa peur, piégé par ces iris abyssales. Sa mère retira vivement ses mains et les secoua, les dents serrées.
Comme prévu, elle repoussait tous les arguments de Wilhelm. Malgré tout, si le jeune homme n'insistait pas, elle ne retournerait jamais voir son père. Il aurait vraiment aimé discuter d'autre chose avec elle lors de leur première rencontre...Quelle vie pourrie.
- S'il te plaît ! la supplia-t-il. Tu ne peux pas être totalement insensible à son sort ! Vous vous êtes aimés !
- Auparavant oui ! Mais c'est fini. Abandonne Wilhelm.
- Je refuse. Tu ne peux pas être si inhumaine !
Elle le scruta avec un regard noir.
- Si, déclara-t-elle froidement. Je peux et j'en ai le droit. C'est ma vengeance et je vais la savourer. Maintenant sors d'ici. Je ne veux plus entendre parler de ton père. Jamais.
Wilhelm serra les poings. Non ! Pas encore ! Il n'abandonnerait pas si vite, pas sans jeter toutes ses forces dans la bataille.
- Maman ...commença-t-il.
- Silence ! hurla-t-elle à s'en briser la voix.
Les papiers posés sur le bureau volèrent aux quatre coins de la pièce et s'enflammèrent. La vitre se fendit en deux sur toute la longueur avec un craquement horrible avant d'éclater en mille morceaux qui cascadèrent sur le sol avec des tintements agressifs. La porte s'ouvrit d'elle-même. L'heure était venue de battre en retraite. Des larmes de frustration envahir le regard de Wilhelm. Il essaya de les retenir mais deux d'entre elles roulèrent le long de ses joues.
Sa mère ressemblait à une furie. Les veines sombres sous sa peau serpentaient jusqu'à ses joues et le noir de ses yeux avait une teinte plus obscure. Devant lui se dressait l'ensorceleuse, la sorcière dans toute sa puissance, la reine au cœur de pierre capable de transformer des êtres de chair en statue dans sa folie et de maudire ceux qu'elle chérissait le plus.
Lui il n'était que Wilhelm, sans dons et sans armée, comme dans son conte. Avant de mettre les voiles pour éviter de finir rôti, en décoration de jardin version granit ou empalé par des bris de verre, il dit tout bas :
- Je pensais que tu accepterais de m'aider. Toi qui sais ce qu'est la perte d'un être cher, un abandon, comment est-ce que tu peux infliger ce que tu as subi à tes propres enfants ? Pardon, j'ai été stupide de croire que tu étais capable d'empathie.
Il claqua la porte du bureau derrière lui, en colère contre lui-même. Son rôle à jouer dans cette histoire n'avait rien de compliqué mais il avait réussi à foirer. Bravo Wilhelm. Il tira le conte de son sac. Il restait peut-être un espoir. Après tout, il était écrit noir sur blanc que sa mère rendrait visite à son père. Peut-être que sa piètre performance l'avait ému, ou pas.
Il rumina cet entretien toute la journée. Sa morosité le coupa de ses trois amis qui se demandaient tout bas, mais avec un grand manque de discrétion, ce qui lui prenait. Il ne s'expliqua pas, même à Blaise. Il demeura taciturne une fois de retour à la maison et n'adressa qu'une poignée de mots à son père, seul avec lui :
- Désolé, j'ai échoué. Comme d'habitude. Mais j'ai vraiment essayé papa, de toutes mes forces.
Il s'enferma dans sa chambre et refusa de descendre manger quand Henri l'appela. Le vieil homme et Thérance essayèrent de lui parler à travers sa porte fermée mais il refusa de répondre. Il voguait sur la mer de sa déception teintée de tristesse, perdu dans un brouillard opaque.
La tombée de la nuit le ramena dans le présent, ainsi que son ventre grondant. Il descendit les marches sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller son frère et avoir à engager la conversation avec lui. Il ne voulait voir personne et encore moins justifier son comportement.
Il chaparda un morceau de pain dans la cuisine qu'il grignota avec une pomme. Les protestations de son estomac se calmèrent après sa maigre collation. Wilhelm se prépara un thé en essayant de ne plus songer à son échec. Ses tempes lui compressaient le crâne à cause du manque de sommeil mais il ne réussirait probablement pas à fermer l'œil cette nuit, tourmenté par les événements et surtout par son échec cuisant.
Il remonta à l'étage avec sa tasse fumante entre les mains. En passant devant la chambre de son père, il entrebâilla la porte. Qu'espérait-il ? Qu'il se réveille par miracle ? Que sa mère soit là ? Il ne distinguait pas grand-chose à cause de l'obscurité mais aucune silhouette ne se tenait aux côtés de son père. Bien entendu...Il avait vraiment échoué.
Le conte n'était qu'un mensonge inventé par son esprit désespéré en quête d'un moyen pour sauver son père. Il serra sa tasse plus fort entre ses mains glacées et se brûla presque le bout des doigts. Il attendit en silence de longues minutes, le temps que l'espoir meurt définitivement. La mort dans l'âme, il s'apprêtait à refermer la porte quand la porte vitrée qui donnait accès au balcon s'ouvrit comme par magie. Un souffle d'air tiède entra dans la pièce et fit onduler les rideaux.
Elle arriva en flottant dans les airs, comme une apparition surnaturelle. Ses cheveux noirs formaient une cape dans son dos, plus noirs que la nuit. Elle portait une longue robe blanche qui accrochait le peu de lumière nocturne émise par un quart de lune. Ses pieds nus se posèrent sur le rebord du balcon et elle demeura là quelques instant, les pans de sa robe agités par la brise. Elle descendit avec élégance et avança presque timidement dans la chambre. Elle ne faisait aucun bruit en marchant et se posta près de la statue. Dans le noir, Wilhelm peina à distinguer son expression.
Il fut tenté de s'esquiver mais sa curiosité le retint sur place. Enfant, il avait souvent imaginé les retrouvailles entre ses parents, ce moment miraculeux mais impossible où ils renoueraient à nouveau pour compléter leur famille fractionnée. Malgré son imagination débordante, il n'avait jamais pensé que sa mère arriverait en volant pour discuter avec son père statufié. D'ailleurs, il ne s'était pas figuré que sa mère puisse être une ensorceleuse et son père un pseudo-prince. C'était irréel, surnaturel, à des années-lumière d'une situation normale. Allait-il s'en formaliser ? Certainement pas ! Il était trop heureux que cet événement se produise en dépit de son contexte surréaliste.
- Bonsoir Jonas, chuchota Espérance.
Une bouffé de joie et de soulagement à l'état brut se répandit en Wilhelm : il avait réussi ! Sa culpabilité s'envola, tout comme le goût amer de l'échec sur sa langue. L'histoire suivait sa route, son père serait sauvé. Il se retira en silence et veilla à ne pas faire grincer le plancher à son passage. Il laissa derrière lui ses parents car ce que sa mère allait dire à son père ne le concernait pas. Ils avaient du temps à rattraper et une nuit ne suffirait pas à abattre tous les murs dressés entre eux. De retour dans sa chambre, il s'assit en tailleur sur son lit et sirota son thé. Il rangea le brouillon de la suite du conte de la reine au cœur de pierre avec les autres avant de prendre un repos bien mérité.
Il s'endormit avec le sourire aux lèvres, serein pour la première fois depuis bien trop longtemps. Il était heureux, tout simplement.

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