Chapitre 14 : Ophélia Close

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Il entra dans le café où flottait une odeur de nourriture mélangée à celle de diverses boissons chaudes ou alcoolisés, ainsi qu'un lointain relent de tabac. Henri tenait le bar, occupé à servir une bière. Wilhelm s'installa au comptoir et le vieil homme lui sourit, ce qui lui remonta un peu le moral.
- Bonjour Wilhelm, comment s'est passé ta journée ?
- Plutôt bien dans l'ensemble, répondit le jeune homme en sortant de quoi travailler. Les cours, les drames adolescents, la routine d'un lycéen.
- Tu t'es fait des amis ? l'interrogea le barman.
- Oui mais ils ne sont pas du goût de mon frère donc mon père ne les approuvera pas non plus.
- Pourquoi est-ce que tu dis ça ?
- Ils sont en seconde E, répondit Wilhelm car il sentait que cette réponse expliquerait tout.
La main d'Henri se crispa une seconde sur le manche de la tireuse à bière et il fronça les sourcils. L'instant d'après il reprit son air serein et poursuivit sa tâche avec naturel.
- Si vous vous entendez bien, c'est l'essentiel, déclara-t-il.
Si seulement Wilhelm pouvait entendre ce genre de paroles dans la bouche de son père ! Même si Henri semblait désapprouver son choix sans oser le dire, au moins il ne cherchait pas à le dissuader de fréquenter ses nouvelles connaissances.
- Tu veux que je te serve quelque chose Wilhelm ? lui demanda gentiment le vieil homme. Tu as l'air d'avoir besoin d'un remontant.
- Pourquoi pas un thé noir ?
Tandis qu'Henri préparait sa boisson, Wilhelm entama ses devoirs. Il n'avait que quelques exercices à faire et les termina vite avant de relire ses cours en sirotant son thé brûlant. Il était plongé dans sa leçon de français sur le théâtre de Molière quand Henri lui tapota l'épaule. Il releva la tête de son cahier et le barman lui glissa :
- La jeune fille qui était assise à la table où tu as trouvé le portrait est là. Si tu veux l'interroger, c'est maintenant ou jamais.
Wilhelm tourna la tête dans la direction où regardait Henri et cilla en découvrant la nouvelle venue qui s'asseyait sur une des banquettes rouges face à une table près de la fenêtre, dans le fond du bar. C'était la rouquine qui était avec les élèves de Jean de la Fontaine, cachée derrière la blonde maigrichonne. Elle n'était pas difficile à reconnaître avec son uniforme et ses longs cheveux de la couleur des feuilles d'automne relevés en chignon. Le jeune homme posa son cahier et quitta sa chaise pour s'approcher d'elle. Comment Henri lui avait dit qu'elle s'appelait la dernière fois ? Quelque chose comme Ophélie ? Il s'arrêta à quelques pas d'elle et lança un :
- Salut.
La jeune femme sursauta et referma brutalement le carnet sur lequel elle griffonnait avec un crayon. Elle leva le visage vers Wilhelm et posa ses grands yeux vert foncé sur lui. Ils s'écarquillèrent quand elle découvrit qui était son interlocuteur et son visage couvert de taches de rousseur se teinta de rouge. Elle ouvrit sa bouche aux lèvres en forme d'arc de cupidon mais la referma aussitôt.
- Je suis Wilhelm, se présenta le jeune homme pour lui éviter de longues secondes d'embarra supplémentaires. On s'est croisé près du collège tout à l'heure. Tu dois connaître mon frère, Thérance. Vous êtes dans la même classe.
Elle acquiesça, pas plus rassurée que précédemment. Est-ce qu'il faisait peur à ce point ou est-ce qu'elle était d'une timidité maladive ? Sans doute un peu des deux.
- Je peux m'asseoir ? demanda le jeune homme.
- Je...je t'en prie, bafouilla-t-elle d'une voix fluette.
Il s'installa face à elle et elle bredouilla :
- M...Moi c'est Ophélia. Oph...Ophélia Close. Ton frère...Il nous parle souvent de toi.
- Ce n'est pas ce qu'a dit votre ami Séraphin.
- Il voulait simplement t'embêter, dit-elle avec un sourire d'excuse. Il aime la provocation et il adore s'acharner si quelqu'un essaie de lui tenir tête...
J'avais remarqué, songea Wilhelm. Mais ce n'était pas le sujet qui l'intéressait.
- J'ai trouvé un dessin ici une fois, un portrait de moi. J'ai demandé à Henri qui pouvait l'avoir dessiné et il m'a dit que tu étais assise à cette table un peu avant que je le trouve, expliqua-t-il. C'est toi qui l'as fait ?
Ophélia gagna au moins trois teintes de rouge. À ce rythme son visage se confondrait bientôt avec la couleur de la banquette. Elle préféra regarder par la fenêtre et répondit par une autre question :
- Qu'est-ce que tu en as fait ?
- Je l'ai accroché dans ma chambre.
- Je...Ce n'est pas ce que tu crois. En fait...C'est que...
- Ne t'inquiète pas. Je ne venais pas pour te demander pourquoi tu m'as dessiné. C'est simplement que...J'avais l'impression d'avoir déjà vu ce dessin avant. Il est vraiment magnifique, sans doute plus que l'original.
Il rit et elle se décrispa un peu en s'autorisant un sourire sincère.
- Tu dessines depuis longtemps ? Tu as vraiment un bon niveau.
Elle soupira en posant les yeux sur son carnet. Wilhelm devina qu'il devait contenir d'autres œuvres ou des croquis. Son besoin de l'interroger pour comprendre le pourquoi du comment parut soudain dérisoire. Face à lui se tenait une autre passionnée, dans un domaine différent du sien dont il ignorait tout et qui le fascinait. À ses yeux dessiner relevait du génie.
- Le dessin et moi c'est une longue histoire mais...ça doit rester entre nous, dit-elle avec quelque chose de suppliant dans la voix.
Wilhelm comprenait. Lui-même n'aurait pas aimé qu'on sache pour ses écrits et qu'on vienne fouiner dedans.
- Très bien, je n'ai rien vu et rien entendu, déclara-t-il en levant les mains en signe de reddition.
Sa réponse soulagea Ophélia, dont les épaules se détendirent. Le jeune homme se demanda ce que ses amis lui trouvaient de si terrible. Elle était peut-être à Jean de la Fontaine mais elle ne paraissait pas désagréable. Timide oui mais mesquine ? Certainement pas. Ils ne devaient pas l'apprécier car elle était amie avec Séraphin Oxphor.
Il allait s'excuser de l'avoir dérangé pour une broutille et la féliciter une fois de plus pour son talent artistique quand une voix qu'il connaissait par cœur car elle ressemblait à la sienne s'exclama, depuis l'entrée du café :
- Will ?!
Il remonta ses lunettes sur son nez et se prépara à une confrontation avec son jumeau. Thérance vint vers eux à grandes enjambées indignées. Son regard bleu allait de Wilhelm à Ophélia.
- Qu'est-ce que tu fais ici ? Ne me dis pas que tu t'en prends à elle ?
Wilhelm haussa un sourcil, plus sceptique que surpris. Dans l'esprit de son frère il harcelait les filles, en plus de tout le reste. De mieux en mieux. Thérance n'arrivait jamais à le voir dans le rôle du gentil. Dès qu'il effectuait la moindre action, il fallait forcément qu'il agisse dans un but néfaste, surtout quand il s'agissait d'interactions sociales.
- Bien sûr que non voyons, répondit Wilhelm avec un sourire malin. Je cherche juste des clients.
- Des clients ? répéta Thérance.
- Mais oui. Comme tu le sais mon établissement, fréquenté par les plus grands délinquants que cette terre puisse porter, a une réputation infâme à tenir. Donc, pour les aider et rentrer dans les clous, j'ai décidé de m'investir et de commencer à dealer. C'est vraiment de la bonne, tu en veux ? On est de la même famille, je peux te faire un prix.
Son frère poussa un soupir de découragement en comprenant enfin que son jumeau se payait sa tête. Sa blague fit glousser Ophélia et elle se mordit la lèvre inférieure pour ne pas éclater de rire. Au moins, une partie de son public était réceptif. Wilhelm reprit contenance et dit doucement :
- Nous discutions juste.
- Il n'a rien dit de...trop percutant ?
- Non, tout va très bien, assura-t-elle avec une sincérité qui réchauffa le jeune homme.
Pour un peu, Thérance aurait presque eu l'air surpris. Comme si Wilhelm était incapable de parler sans faire de vagues avec une autre personne. Bonjour la confiance ! Le jeune homme tapota la place sur la banquette à côté de lui.
- Joins toi à nous.
Son frère hésita avant de s'asseoir. C'était le moment idéal pour enterrer la hache de guerre. Wilhelm n'arrivait jamais à en vouloir à Thérance sur le long terme. Il s'agissait de son jumeau, presque d'une moitié de lui. Thérance avait ses défauts mais lui aussi : ils n'étaient que des humains après tout. Ils commencèrent à parler des cours et de leur nouvelle vie à Hesse-Cassel. Ils n'évoquèrent ni son altercation avec Séraphin, ni le dessin. Après une bonne heure à discuter, Ophélia regarda sa montre et s'écria :
- Je suis en retard pour mon cours de piano ! Je dois vous laisser !
Elle quitta le café en trombe et laissa seulement de quoi payer sa consommation. Et son carnet. Wilhelm le remarqua et l'attrapa avant de commencer à courir derrière la jeune femme.
- Attends ! cria-t-il dans les rues tandis qu'elle cavalait devant lui. Ophélia ! Ton carnet !
Le mot carnet fit piler la rouquine et elle effectua demi-tour. Il le lui tendit et elle le reprit avec un sourire de remerciement. Leurs doigts se frôlèrent au moment où elle s'en empara et une migraine terrible s'abattit sur Wilhelm, fatale. Il lâcha le carnet pour se prendre la tête entre les mains et sa vision se troubla. Le décor devant ses yeux s'évanouit pour ne laisser place qu'au noir. La voix d'Ophélia qui l'appelait céda place au silence.
Les images commencèrent à jaillir du néant. C'était le même flot ininterrompu sans aucun sens que lors de sa dernière, au lycée. Il défilait avec une telle vivacité qu'il ne saisit que quelques éléments. Il revit la statue de pierre allongée sur un lit, un grand éclair d'un blanc aveuglant, Blaise qui gémissait face à une forêt d'arbres morts, une femme translucide qui nageait dans un lac, une porte close gardée par le chien de ses grands-parents et son frère avec une épée entre les mains, le regard fou.
Puis le noir se fit et au milieu de ce paysage sombre se découpèrent deux silhouettes assises, dos à dos. Impossible de distinguer leur visage : elles portaient des capes dont la capuche était rabattue sur leur tête. La couleur des vêtements ne différait pas : les deux se confondaient avec l'arrière-plan sombre. En revanche la cape du premier arborait un liseré d'argent et celle du second un liseré d'or. Les deux personnages tenaient un cahier entre les mains mais l'un dessinait et l'autre écrivait. Celui au liseré argenté tourna la tête vers lui, les traits indiscernables. Un frisson le hérissa.
- Il est temps d'ouvrir les yeux Wilhelm.
L'inconnu referma son cahier dans un claquement sec et le monde s'effondra. Wilhelm se sentit tomber et réintégra son corps dans un sursaut brutal. Il sentit le froid d'un carrelage sous ses doigts, le mélange d'odeurs du café et surtout sa joue gauche qui le brûlait. Il reçut un coup sur la droite et ouvrit subitement les yeux à cause de la douleur. Il poussa un cri de protestation indigné. Son père, Thérance, Henri et Ophélia étaient penchés au-dessus de lui. Le visage de son père se détendit en le voyant réveillé et une paire de bras puissants l'étreignit.
- Oh Will ! Tu vas bien !
- Plus pour très longtemps si tu continues de me serrer aussi fort, répondit le jeune homme.
- Qu'est-ce qui s'est passé ? demanda son père sans le lâcher. Ophélia est arrivée en panique en criant que tu faisais une sorte de crise. Tu te sens bien ?
- Oui, c'est passé. Ce n'était que...sans doute un manque de sommeil.
Wilhelm sentit le regard désapprobateur d'Henri sur lui.
- Et ce n'est pas la première fois que ça arrive, lança le vieil homme. Il en a déjà fait une le jour de la rentrée.
Thérance et son père écarquillèrent les yeux et s'exclamèrent en cœur :
- C'est vrai ?!
- Ce n'est rien, insista Wilhelm en se redressant avec souplesse. Regardez, tout va très bien. Je suis en pleine forme, c'est terminé.
- Ça aurait pu se passer plus mal si Ophélia ne t'avait pas retenu pour éviter que tu t'écrases la tête contre les pavés, répliqua son jumeau.
Wilhelm se tourna vers la jeune femme qui semblait dans tous ses états.
- Merci Ophélia. Et désolé de te mettre en retard pour ton cours de piano.
- Ce n'est rien ! répondit-elle avec gêne. Je n'allais pas t'abandonner au milieu de la rue alors que tu convulsais...
De mieux en mieux ! Non seulement il subissait des pertes de conscience étranges durant lesquelles des images sans queue ni tête l'accablaient mais en plus ses proches étaient au courant et allaient sans aucun doute lui imposer des examens médicaux. Son père s'empara de son portable et dit d'un ton ferme :
- Très bien, j'appelle le médecin.
- Papa je t'assure que...
- Non Will, pas de discussion inutile. Je fais ça pour ton bien.
Il n'avait pas tort et le jeune homme n'avait aucun argument à lui opposer. Cette histoire de crise le tracassait aussi. Et si personne ne le rattrapait la prochaine fois ? Il risquait de mourir sur le coup. Cette éventualité le tétanisa. Quitter l'existence à cause d'un mauvais coup sur le crâne lors d'une chute...Risible ! Sauf que la mort ne demandait pas son avis à l'âme qu'elle fauchait. Elle l'emportait, avec ou sans son approbation. Pendant que son paternel prenait rendez-vous pour le lendemain chez le médecin, Henri lui offrit une tasse de thé qu'il accepta avec plaisir. Thérance et Ophélia s'assirent de part et d'autre de lui au comptoir.
- Tu aurais pu me parler de tes crises, lui reprocha son frère.
- Pour quoi faire ?
Son jumeau leva les yeux au ciel mais contint son agacement.
- Depuis quand ça dure ? le questionna-t-il.
- Depuis notre arrivée ici. Avant tout allait bien. Et là...Je ne sais pas ce que c'est.
- Les médecins trouveront. Ils...
Thérance s'interrompit au beau milieu de sa phrase car leur père lui faisait signe depuis le fond du café de venir le rejoindre. Wilhelm comprit qu'il voulait parler seul à seul avec son frère. Cela le concernait sans doute mais on préférait le laisser de côté, pour changer.
- M....Merci pour mon carnet, dit timidement Ophélia.
- De rien. Tu as l'air d'y tenir.
- Oui. C'est là que...Enfin...j'ai beaucoup de dessins à l'intérieur. Ce ne sont que des essais un peu brouillons mais je les aime bien. Ne le répète pas, d'accord ?
- Ne t'en fais pas pour ça. On est doué pour garder les secrets dans la famille.
Son amertume transparaissait dans sa voix et ses yeux braqués sur son père et son jumeau ne laissaient aucun doute sur ce qu'il pensait de ce talent familial.
- Je pense qu'ils ne veulent que te protéger tu sais, expliqua Ophélia. J'ai vu aujourd'hui que Thérance est dur avec toi lorsqu'il te parle mais quand il t'évoque au lycée, on sent qu'il tient à toi et qu'il t'admire.
Wilhelm s'étonna. Que son frère tienne à lui était un fait mais qu'il ait de l'admiration pour lui ? Qu'est-ce que Thérance, si bon en tout, pouvait bien admirer chez lui, le mouton noir de la famille ? Il repensa à ses visions et à celle où son jumeau portait une épée. Dans ses prunelles luisait de la folie à l'état pure. C'était donc comme ça qu'il dépeignait son jumeau dans son inconscient ? Comme un sauvage prêt à l'attaquer ?
Wilhelm songea à ce moment-là qu'il se montrait injuste ou trop dur envers son frère. Thérance tentait de le protéger même s'il en faisait un peu trop, depuis toujours. Il gardait un œil sur lui et, au lieu de le remercier, Wilhelm passait son temps à lui faire la tête comme un enfant. Sauf que son jumeau n'était pas un ennemi : il ne lui disait peut-être pas tout mais Wilhelm non plus n'avait pas été franc, par exemple avec cette histoire de crises. Il devenait comme son père et son frère, à faire des mystères autour de problèmes qu'ils pouvaient surmonter en famille, en s'épaulant.
Il se promit qu'à partir de maintenant il ferait des efforts pour se montrer moins distant et comprendre Thérance.

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