Chapitre 51 : Les roues de la destinée

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À deux pas des grandes roues, il s'arrêta. L'air vibrait, aussi lourd que si un orage menaçait. Le bout de sa langue et ses narines picotèrent. De la magie était à l'œuvre dans ce lieu, plus forte que nulle part ailleurs. Wilhelm peinait encore à y croire. Était-ce réel ou avait-il atteint le stade final de la folie ? Ses sens ne pouvaient pas le tromper à ce point ! Il se massa les tempes.
En se réveillant au fond de ce puits, il ne s'attendait pas à faire la rencontre des Grandes Roues de la destinée. Si rencontre était le mot qui convenait...Peu perturbées par son intrusion, les Grandes Roues tournaient inlassablement, sans accélérer ni ralentir leur cadence lente et immuable.
Wilhelm remarqua alors, en les observant avec plus d'attention, l'étrange balafre qui creusait le métal sur celle de droite. Elle coupait un mot en deux et se prolongeait jusqu'au centre de la roue. Ce n'était qu'une fissure nette, large d'à peine deux centimètres mais extrêmement profonde. Qu'est-ce qui avait pu endommager les roues de la destinée ? Est-ce que le temps les avait dégradés ? Cette dernière hypothèse était peu probable aux yeux de Wilhelm : on parlait tout de même d'une divinité.
Il surmonta son appréhension et franchit la distance qui les séparaient. Il posa la main sur la roue endommagée. Elle continua de tourner et caressa sa peau à son passage. Le métal tiède rassura Wilhelm et il ressentit une certaine familiarité à ce contact. La balafre arriva au niveau de ses doigts et il l'effleura, perplexe.
La vision se déclencha à cet instant. Seuls une mollesse générale dans tout son corps et le changement de décor l'aidèrent à comprendre que ce qu'il voyait n'appartenait plus au domaine du réel.
Les roues s'effacèrent sous ses yeux et cédèrent la place à une femme, une femme qu'il connaissait déjà. Grande de trois mètres, la peau cuivrée, elle ressemblait à une humaine sans l'être vraiment. Ses formes étaient incontestablement féminines mais sa peau possédait une texture lisse, celle du bronze poli. Ses cheveux cuivrés flottaient autour de sa tête anguleuse et se perdaient dans l'arrière-plan noir, comme de la fumée. Wilhelm se laissa happer par ses grands yeux qui trahissaient sa vraie nature.
Des engrenages délicats tournoyaient à la place de l'iris et un cœur de métal en fusion oscillant entre le rouge et l'or tenait lieu de pupille. Wilhelm remarqua surtout la large entaille au niveau de son cœur. La plaie, peu large mais très profonde, semblait avoir été causée par une épée. Son instinct lui souffla que c'était anormal, que cette abomination n'aurait pas dû déchirer cette enveloppe qui dissimulait de la magie sous sa forme la plus pure.
La voix qui s'échappa des lèvres charnues de sa vision n'avait rien de commun avec tout ce qu'il avait pu entendre. Elle était à la fois féminine et masculine, jeune et vieille, lointaine et proche.
- Tu es venu.
Tout ce qu'il trouva de spirituel à répondre fut :
- Je vous ai déjà vu, dans une autre vision.
Elle hocha la tête. Du métal en fusion s'échappa de sa blessure et se dispersa dans l'air en fine brume. La déesse lui fit signe d'approcher et il s'exécuta sans la quitter du regard une microseconde. De minuscules écritures sillonnaient la peau de celle-ci, si infimes qu'il fallait plisser les yeux pour les apercevoir.
- Est-ce que tu sais qui je suis ? demanda-t-elle.
- Je crois l'avoir deviné.
Pas besoin d'être Sherlock Holmes, songea-t-il. Il garda sa réflexion sarcastique et un brin arrogante pour lui. Ce n'était pas le moment de se mettre une déesse à dos, surtout celle qui régissait le destin des habitants d'Hesse-Cassel ! Un sourire amusé retroussa les lèvres de la femme de bronze.
- Aucune de tes pensées n'est un secret pour moi Wilhelm. Tu peux parler librement : peu de mots me mettent en colère.
Wilhelm ne doutait pas une seule seconde qu'il avait la capacité de faire sortir la déesse de ses gonds grâce à sa langue de vipère.
- Vous saviez que j'allais tomber dans le puits sans fond, dit-il sur le ton de l'évidence.
- Bien entendu. Je n'ignore rien du passé, du présent et du futur de tous ceux qui naissent à Hesse-Cassel. J'ai vu ta chute au moment même où tu es né. Je t'ai aussi vu survivre et en ressortir plus fort.
- Plus fort ? répéta Wilhelm.
La femme de bronze pencha la tête sur le côté. Un flot de métal liquide jaillit de sa balafre au cœur en répandant dans son sillage une odeur d'orage, la fragrance de la magie. Wilhelm essaya de ne pas trop s'attarder sur la blessure pour se concentrer sur la femme de bronze. La déesse murmura :
- Oui, plus fort. Mais comment ? Je l'ignore encore.
- Je croyais que vous n'ignoriez rien du passé, du présent et du futur des habitants d'Hesse-Cassel ? s'étonna le jeune homme en reprenant les mots de son interlocutrice.
- Sauf en ce qui te concerne, avoua la déesse en se penchant vers lui. Toi et Ophélia Close.
Il sursauta à l'annonce du prénom de la jeune femme. Qu'est-ce qu'elle venait faire dans cette histoire ?
- Vous êtes mes deux anomalies, poursuivit la déesse sur un ton caressant. Ceux grâce à qui tout va se finir et commencer.
Ces mots lui rappelèrent étrangement ceux prononcé par l'homme encapuchonné après la vision transmise par la femme de Longus. Ce n'était pas une coïncidence, tout convergeait et les pièces ne tarderaient pas à s'imbriquer les unes dans les autres pour révéler le tableau final.
- Qu'est-ce que vous entendez par anomalies ? Vous suggérez que nous ne devrions pas exister ?
La déesse secoua la tête, un sourire doux aux lèvres. Les engrenages dans ses yeux tournèrent plus rapidement et ses pupilles flamboyèrent à la manière de soleils miniatures.
- Vous avez le droit d'exister autant que les autres. Seulement, vous échappez à mon regard.
- Comment est-ce que c'est possible ? Vous êtes une déesse, vous devez être toute puissante, non ?
La gigantesque femme porta ses longs doigts fins à sa blessure, une ride soucieuse sur le front.
- Je l'étais, répondit-elle. Mais les temps changent et les Hommes qui me vénéraient hier s'en prennent à mon pouvoir aujourd'hui.
- C'est un humain qui vous a blessé ? Comment ? Quelqu'un est déjà venu avant moi ici ?
Wilhelm n'arrivait pas à concevoir qu'on puisse être assez fou pour descendre dans la bouche de l'Enfer et se frotter à une déesse capable de régir le destin.
- Personne n'a jamais foulé cette terre. Ceux qui sont tombés ici par inadvertance sont tous morts en cours de route. Tu es le premier qui survit assez longtemps pour atteindre mon sanctuaire.
Wilhelm frissonna. Il n'avait pas croisé de squelettes durant sa marche solitaire et il essaya de ne pas s'imaginer en train de boire dans le noir absolu à deux pas d'un tas d'os blancs. Il se concentra sur sa conversation surréaliste avec la déesse :
- Alors comment quelqu'un a réussi à vous blesser ?
- Grâce à la magie.
Question bête, réponse bête. Il ne vivait pas à Hesse-Cassel depuis assez longtemps pour que l'utilisation de la magie soit une banalité.
- Une femme a utilisé un sort pour m'attaquer avec l'épée que tu tiens.
- Une femme ? Avec Destructrice ? Pourquoi est-ce que vous n'avez pas évité l'attaque ?
- Le destin n'est pas facile à berner. Je n'avais pas tissé cette trame mais il a suffi de l'ambition folle d'un seul homme pour détourner l'avenir.
Elle pressa sa main sur sa plaie et l'étincelle dans ses yeux s'assombrit. Wilhelm assembla enfin toutes les pièces. D'abord une femme, puis un homme...La vérité le frappa de plein fouet.
- C'était Grégoire Close. Il a engagé Meredith pour qu'elle vous blesse avec Destructrice, annonça-il avec une froide évidence.
Il avait sans doute emprunté l'épée à la famille Oxford. Entre puissants d'Hesse-Cassel, ils devaient régulièrement s'échanger des artefacts magiques pour résoudre certains types de problèmes. Mais de là à s'attaquer aux Grandes Roues de la destinée ! Pour quelles raisons ? La déesse soupira.
- J'existe depuis la nuit des temps. Je suis venue au monde en même temps que le premier conteur. Vous êtes mes représentants à la surface, ceux qui couchent le destin sur papier, des artistes qui écrivent l'histoire d'Hesse-Cassel. Parfois je me demande si c'est le premier conteur qui m'a engendré ou si j'ai engendré le premier conteur. Difficile à savoir qui de l'œuf ou la poule est venu en premier, n'est-ce pas ? Au fond, la question importe peu. Je poursuis inlassablement ma tâche depuis des siècles. J'ai veillé au bon fonctionnement de cette ville, à l'équilibre entre le bien et le mal. Mais depuis seize ans, plus rien ne va. Les frontières se brouillent, mon pouvoir s'amenuise et les anomalies se multiplient...
L'explication alarmiste de la déesse s'apparentait à la fin du monde. Le jeune homme demanda :
- Pourquoi est-ce que Grégoire Close vous a attaqué ? Qu'est-ce qu'il avait à y gagner ?
La déesse lui tendit les mains en guise de réponse. Wilhelm glissa ses paumes dans celles de la divinité sans hésiter. Elle lui inspirait confiance et il cherchait des réponses qu'elle possédait, la clé d'un secret qui remontait à sa naissance. Ses doigts pâles étaient ridiculement petits à côté de ceux de la géante de bronze. Une chaleur rassurante se répandit dans son corps et le décor ondula. La déesse s'effaça, ainsi que l'arrière-plan d'un noir absolu.
Wilhelm se retrouva propulsé dans une chambre d'enfant luxueuse qui ne manquait pas de décorations et dans laquelle des peluches s'amoncelaient ici et là. Une tapisserie avec des oursons couvrait les murs et un berceau occupait le centre de la pièce.
Grégoire Close, plus jeune d'une quinzaine d'années, se tenait penché au-dessus avec une expression indéchiffrable. Un homme entra dans la pièce, courbé en deux. La gêne se lisait sur son visage et son anxiété transpirait par tous les pores de sa peau. Il tordait un paquet de cartes entre ses mains moites. Il s'agissait d'un devin, aucun doute là-dessus.
- Alors ? s'enquit Grégoire sans lui adresser un regard. Quel est le rôle de ma fille ?
- Elle...Elle très...Très...
- Je ne vous paie pas pour bégayer mais pour me donner des résultats clairs. Qu'est-ce qu'elle est ?
- Elle est normale monsieur.
Le terme « normale » fit tiquer Grégoire Close. Il se redressa de toute sa hauteur et tourna le dos au berceau avec un mécontentement évident.
- Normale ? Est-ce que ça signifie qu'elle est noble comme sa mère et moi ? Ou alors chevalier comme son grand-père maternel ?
- Non monsieur. Elle est simplement...ordinaire. Elle n'a pas de rôle. Même pas un rôle de soutien ou une fonction secondaire.
Cette fois Grégoire Close bondit sur place, de la colère dans les yeux. Il dominait le pauvre devin de toute sa hauteur, rempli de fureur.
- Pas de rôle ? répéta-t-il avec une voix trop calme pour ne pas être effrayante. Personne dans la famille Close n'est sans rôle. Nous tenons tous des places importantes dans les contes, depuis la nuit des temps ! Vous êtes un incapable, vous avez mal tiré les cartes.
Le devin se redressa pour la première fois, piqué dans son orgueil.
- Je ne suis pas un incapable ! Si les cartes disent qu'elle est banale alors elle sera banale !
- Ma fille n'est pas banale ! Je ne le tolérerais pas !
Le devin s'en alla, aussi furieux que le père d'Ophélia. Dans le berceau, le bébé effrayé par les cris commença à hurler. Son père ne s'en préoccupa pas et quitta la pièce à grandes enjambées. La nouvelle-née abandonnée pleura sans que personne ne vienne la consoler.
La scène se modifia et la chambre se transforma en arrière-salle d'un restaurant. La décoration élégante sans verser dans le clinquant rappela à Wilhelm le restaurant où il avait dîné avec son père et son frère. Cet épisode semblait remonter à une éternité. Autour de la seule table occupée siégeaient la femme de Léonard Longus et Grégoire Close. Il était le seul à manger un plat de pâtes à la tomate, tel un parrain raté de la mafia italienne. Meredith s'agitait sur sa chaise et promenait son regard nerveux autour d'elle.
- On dit que vous êtes la meilleure magicienne d'Hesse-Cassel, débuta Grégoire.
- Pandora est meilleure que moi.
- Cette femme est une ensorceleuse, sa magie est aussi noire que son âme. J'ai besoin de quelqu'un de confiance pour cette mission.
- Très bien. Quel sort voulez-vous que je réalise ?
- C'est très délicat. Ma fille est née il y a moins de deux heures mais notre devin personnel a été très clair : elle ne possède aucun don, elle n'est spéciale en rien. Je veux que vous lui donniez un rôle.
Madame Longus observa un long silence, aussi gênée par la proposition que perplexe.
- Ce que vous me demandez n'est pas de mon ressort, dit-elle enfin. Je n'ai pas le pouvoir de changer la destinée...
- Si.
Il plaqua une épée tirée de derrière sa chaise contre la table. Wilhelm reconnu la garde de Destructrice. La magicienne perdit ses couleurs. Peut-être qu'elle commençait à sentir le piège se refermer sur elle sans mesurer toute l'ampleur du danger et les conséquences que cette forme de magie impliquerait.
- Il existe un sort capable de changer le destin. Il est complexe à réaliser mais ce n'est pas hors de votre portée, expliqua Grégoire Close. Je suis certain que vous le connaissez.
- Je...C'est un sort interdit ! s'indigna Meredith Longus.
- Rien n'est interdit dès qu'on y met le prix. Combien est-ce que vous voulez ? Dix mille ? Vingt mille peut-être ? Vous avez une fille si ma mémoire est exacte. Les enfants coûtent chers, surtout en prenant de l'âge. Qu'est-ce qu'on ne ferait pas pour leur offrir un avenir confortable ! Je me sens d'humeur généreuse ce soir, je suis prêt à monter jusqu'à quarante mille. Votre mari est médecin si je ne m'abuse ? J'ai entendu que ses talents de guérisseur sont très réputés à travers Hesse-Cassel. Vous vous êtes bien trouvés tous les deux. Mais le bonheur est une chose fragile, n'est-ce pas ? Un peu d'argent vous mettrais à l'abri du besoin à défaut de vous assurer un avenir sans incident...
La magicienne déglutit face au sourire de requin de Grégoire Close. Elle bafouilla pour essayer de dissuader l'homme face à elle :
- Ce...ce genre de sort nécessite un sacrifice. Un enfant né le même jour que votre fille. Il n'y a peut-être pas...
- Wilhelm Rosenwald. Il est né quelques heures avant elle. Le devin ne viendra tirer ses cartes que demain, c'est le bon moment pour agir. Je vous attendrais chez moi, le temps que vous rassembliez votre matériel.
- Mais...Mais si vous ne savez pas quel rôle à cet enfant chez les Rosenwald ! Vous voulez quand même faire courir le risque à votre fille de...
Un sourire rusé retroussa les lèvres du père d'Ophélia.
- Le devin officiel des Rosenwald n'a pas tiré les cartes pour cet enfant mais le mien l'a fait. Le résultat a dépassé mes espérances. Dépêchez-vous. Si vous me faites défaut je ne garantis pas ce qui pourrait arriver à votre famille.
La magicienne s'enfuit du restaurant sans dissimuler son dégoût. La vision se dissipa et Wilhelm se retrouva de nouveau face à la déesse.
- Voici comment j'ai été diminuée. L'ambition et l'orgueil ne font pas bon ménage mais elles vont souvent de pair, pour le malheur des Hommes comme des dieux.
C'était donc ça ?! Parce qu'il considérait Ophélia comme trop banale pour être digne de sa lignée, Grégoire Close avait mis en péril la vie d'une famille entière et blessé la divinité qui régissait la vie d'Hesse-Cassel ? Pourtant Wilhelm était toujours conteur. Et Ophélia aussi. Lui écrivait pour les antagonistes et elle dessinait pour les héros.
Était-il possible que le sort ait réussi à scinder son don en deux plutôt que de le lui arracher entièrement ? Cela expliquerait pourquoi il ne possédait pas la vision sans ses lunettes ensorcelées alors qu'il écrivait des contes et pourquoi le point de vue qu'il adoptait dans ses histoires ne manquait pas d'originalité.
- Qu'attendez-vous de moi ? demanda-t-il à la déesse.
Elle pointa Destructrice d'un doigt impérieux et dit d'un ton badin :
- Tu vas devoir me tuer.

Les contes de RosenwaldOù les histoires vivent. Découvrez maintenant