Chapitre 18 : Le restaurant

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L'endroit était vraiment distingué. Wilhelm observa les clients qui mangeaient et discutaient sous la lumière des lustres qui se projetait contre les murs lambrissés et la moquette rouge à travers les grandes vitres impeccables. Les tables étaient recouvertes d'épaisses nappes blanches et des serveurs en tenue déambulaient entre elles, les bras chargés d'assiettes. Quand ils entrèrent, le jeune homme fut assailli par le bruit diffus des conversations et les odeurs de nourriture. Comme il n'avait pas avalé grand-chose à midi, son ventre criait famine. Son père avait réservé et une jeune femme élégante les mena jusqu'à une table pour quatre dans le fond du restaurant.
En traversant la salle, Wilhelm remarqua une femme avec une vieille cape grise trouée assise dans un coin sombre, plus loin un homme avec des oreilles de lapin ainsi qu'un serveur avec une peau de la texture du cristal. Il fit de son mieux pour ne pas être trop insistant et s'installa dos à eux pour ne pas être tenté de les scruter durant tout le repas. Thérance et son père lui firent face, comme à leur habitude : eux d'un côté, lui de l'autre. Était-ce ainsi depuis toujours ? S'était-il leurré toutes ces années ? Le considérait-on comme une pièce encombrante dont on ne pouvait pas se débarrasser et de laquelle on s'accommodait vaille que vaille ?
- Je venais parfois dîner ici avec mes frères avant de déménager, expliqua leur père. Je suis content de voir que l'endroit n'a pas changé.
Wilhelm sauta sur l'occasion pour demander :
- Nous avons vu Lilia au dîner mais où est ton deuxième frère ? Personne ne l'a dit pendant le repas.
Son père conserva le silence quelques secondes, mal à l'aise.
- Maximilien...Il a quitté la maison après mon départ, finit-il par répondre. Nous n'avons pas de nouvelles de lui.
- C'est pour ça que le chien s'appelle Max ? Tes parents l'ont acheté pour combler l'absence de ton frère ? insista Wilhelm.
La gêne de son père devenait presque palpable. Heureusement l'arrivée d'un serveur, celui à la peau cristalline, le sauva. Wilhelm essaya de ne pas le dévorer du regard mais la façon dont la lumière se reflétait sur son épiderme brillant lui conférait une présence incroyable. Il demanda ce qu'ils désiraient boire et, tandis que son père et son frère optaient pour un verre de vin, Wilhelm commanda un jus de pomme. Il n'était pas un grand amateur d'alcool et préférait les jus de fruits, quitte à passer pour un adolescent retardé. Le serveur se retira avec un sourire professionnel et sans un bruit.
- J'ai eu la note de mon contrôle d'histoire, dit Thérance pour rompre le silence pesant qui s'était installé après le départ de l'homme à l'épiderme scintillant.
- Quelle note tu as obtenu ?
- Dix-huit.
Leur père lui ébouriffa les cheveux avec un sourire fier.
- C'est bien Thérance. Continue comme ça ! le félicita-t-il. Et toi Will ? Tu as eu des résultats ?
- Pas encore, dit le jeune homme avec un regard froid.
C'était un semi-mensonge. Il avait eu une note en français, sur un commentaire de texte. Il s'agissait d'un entraînement et la note était indicative. Elle ne compterait pas dans la moyenne mais il s'en tirait tout de même avec un dix-huit et demi. Cependant comme elle ne serait pas dans le bulletin de notes, il n'avait aucun intérêt à s'en vanter.
- Les interrogations commencent plus tôt à Jean de la Fontaine, expliqua Thérance comme pour prendre sa défense. Ils sont vraiment obsédés par les résultats !
- C'est normal venant du privé. Et sinon Will, tu ne nous parle jamais de tes amis. Comment sont-ils ?
Depuis quand sa vie intéressait son père ? Et pourquoi devait-il lui répondre alors que ce dernier lui cachait tant de choses ? En temps normal, il aurait été ravi de s'étendre sur le sujet mais la curiosité de son père lui paraissait si hypocrite qu'il en grimaça presque. Il se força à donner une réponse pour éviter qu'on le questionne sur sa mauvaise humeur :
- Ils sont généreux, à leur manière. C'est un trio, plutôt marrant, avec qui je m'entends bien. Nous mangeons ensemble, nous parlons pendant les pauses et nous avons déjà fait une ou deux sorties dans Hesse-Cassel, après les cours. Des classiques quoi...
Il préféra garder les noms de ses amis pour lui. Connaissant Thérance, il avait sans doute fait un rapport détaillé à son père sur ses fréquentations après les avoir croisés à côté du collège.
- C'est génial Will, dit son père avec un sourire forcé.
C'est génial que tu ne restes pas tout seul dans ton coin comme un asocial mon fils, comprit Wilhelm. Le serveur revint avec les boissons ainsi qu'une une corbeille de pain et leur demanda ce qu'ils souhaitaient en entrée. Wilhelm commanda une salade césar, son père et Thérance une salade nommée « Monsieur Seguin » avec des noix et du fromage de chèvre. Face à lui, les deux étrangers dont il partageait pourtant le sang enchaînèrent les sujets inintéressants.
Il s'exprimait seulement quand on demandait son avis. Le reste du temps il faisait office de décoration, à la manière d'une belle plante verte. Il s'ennuyait ferme et dessinait des formes sur sa serviette en papier couleur bordeaux à l'aide de la pointe de son couteau quand les entrées arrivèrent. L'avantage c'est que Thérance et son père jacassaient moins quand ils mangeaient.
Perdu dans ses pensées, Wilhelm sursauta quand deux mains légères se posèrent sur ses épaules. Il se retourna d'un bloc tandis que son père et son jumeau devenaient pâles comme des morts. Il poussa presque un soupir de soulagement en découvrant la CPE.
Elle avait troqué sa combinaison blanche pour une belle robe bleu océan près du corps. Le décolleté était vertigineux et Wilhelm songea avec amusement qu'un vêtement pareil serait sanctionné par le règlement intérieur du lycée. Juchée sur des talons de plus de dix centimètres elle paraissait très grande, impression renforcée par le fait que Wilhelm était assis. Comme toujours ses cheveux flottaient librement sur ses épaules et dans son dos. Avec cet accoutrement elle paraissait avoir la vingtaine.
Comme sa robe dévoilait bien plus de peau que son habituelle chemise blanche boutonnée jusqu'au cou, Wilhelm remarqua des marques étranges près de son cœur. À cet endroit la peau prenait la couleur de la cendre et des veines noires la parcouraient tel un réseau sombre et gangrené. Lui qui pensait qu'elle ne sortait pas de l'ordinaire ! Il se demanda si c'était le résultat d'une maladie car la teinte de cette parcelle de peau ne respirait pas la santé.
- Bonsoir Wilhelm, dit-elle d'un ton jovial.
- Bonsoir madame la CPE.
Elle sourit et dit :
- Je t'en prie, nous ne sommes pas au lycée. Tu peux m'appeler mademoiselle Stein ou même Espérance. Je vois que tu es avec ta famille.
Ses yeux noirs détaillèrent son père et son jumeau avec attention comme si elle tentait de les graver dans sa mémoire. Elle échangea un long regard avec son père qui ne lui offrit même pas un sourire puis s'attarda sur Thérance.
- Tu dois être le jumeau de Wilhelm, Thérance.
- En effet, répondit froidement ce dernier.
Wilhelm cacha mal sa surprise. Qu'est-ce qui lui prenait tout à coup ? Jamais son frère n'avait employé ce ton là avec un inconnu et encore moins s'il s'agissait d'un adulte. On le félicitait toujours pour sa sympathie et sa politesse exemplaire, dont il se targuait par ailleurs. Après ces deux petits mots glacés, Thérance baissa les yeux sur son assiette sans pour autant en prendre une bouchée.
- En voilà des manières, déclara Espérance en perdant un peu son sourire. Je pensais que tu avais élevé ton fils mieux que ça Jonas. Heureusement l'un des deux a appris la politesse mais ce n'est certainement pas grâce à toi.
L'étonnement de Wilhelm ne cessa de grandir. D'ordinaire les gens vantaient son père et son frère, les plaçaient sur un piédestal. Selon la majorité de leurs connaissances, proches ou lointaines, Thérance et Jonas étaient des modèles à suivre et le jeune homme ne souvenait pas qu'on les ait déjà critiqués avec autant de vivacité. Le visage de son père resta inexpressif et il dit avec une voix calme derrière laquelle Wilhelm percevait une émotion bien plus forte que la rage :
- Nous mangeons en famille et nous aimerions que ça reste ainsi. Partez.
Les traits d'Espérance devinrent plus froids et durs que du marbre.
- Voilà une attaque bien basse, même venant de toi Jonas. Je te croyais meilleur que ça, surtout après toutes ces années.
Les doigts fins et blancs d'Espérance resserrèrent leur prise sur les épaules de Wilhelm. Il ignorait comment exactement mais il comprit qu'elle était triste. Son père l'avait blessé même si elle s'efforçait de ne pas le montrer. Il leva vers elle ses yeux d'un bleu profond et lui accorda un de ses rares sourires. L'obscurité présente dans le regard obscur de la CPE se dissipa quelques instants.
- Si je peux te donner un conseil, goûte leur pavé de saumon. C'est une merveille. Prends le riz avec sa sauce au lait de coco et au gingembre en accompagnement, lui conseilla-t-elle. Tu ne le regretteras pas.
- Ça tombe bien : j'adore le saumon, répondit-il sur le même ton presque complice.
Elle s'éloigna avec un rire léger et regagna sa table, hors du champ de vision de Wilhelm.
- Tu la connais ? demanda-t-il à son père.
- Oui. Je l'ai rencontré quand j'étais jeune et je peux t'assurer que ce n'est pas une personne fréquentable. Elle traîne un passé houleux derrière elle, sans évoquer ses légers soucis d'ordre psychologique.
- Moi je l'aime bien, déclara le jeune homme en remontant ses lunettes sur son nez pour masquer le mécontentent qu'il éprouvait face à ces critiques car elles ne correspondaient pas à ce que la CPE, ou plutôt Espérance, incarnait à ses yeux.
- Tu l'aimes bien ? répéta son jumeau avec un mélange d'étonnement et de dégoût.
- Oui. Elle se soucie des élèves de Charles Perrault, ce n'est pas quelqu'un de mauvais contrairement à ce que vous semblez penser. Nous avons déjà eu plusieurs échanges et je n'en garde pas un mauvais souvenir. Mademoiselle Stein est réfléchie, attentive et minutieuse. Ce sont des qualités que j'apprécie.
Ils échangèrent un long regard presque désespéré tandis qu'il continuait de manger sa salade. Il ne partageait pas l'avis de son père et son jumeau mais ça ne l'étonnait même plus. Comme le lui avait conseillé Espérance, il commanda du saumon avec du riz comme plat principal. Son choix déplu à sa famille, il pouvait s'y attendre. Pourtant c'était délicieux. Il essaya de le faire goûter à Thérance mais son jumeau refusa comme un enfant capricieux face à un chou de Bruxelles.
- Les garçons, il est temps que je vous dise quelque chose, déclara leur paternel lors du dessert.
Son ton brusquement sérieux interpella les jumeaux. Leur père hésita et tritura ses couverts.
- Alors voilà...Je ne suis pas revenu à Hesse-Cassel par hasard, avoua-t-il.
Wilhelm s'en doutait déjà mais ce qu'il ignorait encore était la raison derrière cette décision. Il se tut en pressentant que son père allait enfin lui révéler une partie de la vérité, une infime parcelle qui suffirait à lui redonner de l'espoir envers les siens.
- Je voulais me rapprocher de mes parents, pour que vous ayez une chance de les connaître et...
Sa phrase reste en suspens et mit Wilhelm au supplice. Et quoi à la fin ?!
- Et voilà.
Il termina avec un sourire un peu crispé qui ne trompa personne, tout comme son explication bancale. Depuis leur emménagement ici ils n'avaient vu leurs grands-parents qu'une fois. Wilhelm n'était pas satisfait par cette explication, pas du tout. Il ressentait une amer déception teintée de colère face à la couardise de son père. Malgré tout celui-ci en resta là, une fois de plus. Wilhelm acheva son dessert en trois coups de cuillère, frustré.
Il demeura distrait jusqu'à ce qu'il quitte le restaurant. Il chercha madame Stein des yeux mais elle était introuvable. Il se posa de nombreuses questions sur la relation entre son père et Espérance pendant qu'ils regagnaient la maison. Elle avait certainement fait quelque chose de terrible pour s'attirer les foudres de son paternel. Mais quoi ? Encore une question. Il y en avait tellement qu'il songea vraiment à les noter dans un carnet.
Ce soir-là, tandis qu'il cherchait le sommeil, il repensa au serveur à la peau cristalline. Il ne tenait plus et il bondit hors de son lit pour écrire les descriptions de toutes les personnes étonnantes qu'il avait rencontré dans la journée, assis derrière son bureau. Les mots venaient avec aisance sous l'impulsion de l'inspiration et, quand il releva le nez de ses feuilles, il était déjà deux heures du matin.
Il n'allait jamais réussir à se lever quand son réveil sonnerait ! Il décida de descendre dans la cuisine pour se préparer une bonne tasse de tisane à la camomille afin que la fatigue l'assomme comme un bon coup de masse. Il commença à préparer sa boisson car il pensait être seul dans la pièce mais une voix dans son dos le fit sursauter :
- Wilhelm ? Qu'est-ce que tu fais debout à cette heure-ci ?
Il en lâcha son sachet de tisane et celui-ci tomba sur le sol sans un bruit.
- Papa ? s'exclama-t-il. Tu ne dors pas ?
- Non, insomnie. Et toi jeune homme ?
- Insomnie aussi, mentit Wilhelm en se penchant pour ramasser son sachet.
- Tu n'as jamais été un couche-tôt, même petit. Parfois tu passais des heures entières assis sur mes genoux à réclamer que je te lise des histoires avant de daigner fermer les yeux. Par moments je m'endormais avant toi et tu me réveillais pour que je continue à lire !
Le jeune homme sourit. Lui aussi s'en souvenait. Il adorait quand son père lui racontait des histoires, en particulier des contes. C'étaient des moments où il pouvait accaparer son père pour lui tout seul car Thérance dormait déjà à poings fermés. Aujourd'hui tout cela semblait lointain, à des années-lumière. Il laissa infuser sa tisane en silence tandis que son père se servait un café.
- Ce n'est pas une bonne idée de prendre de la caféine pour trouver le sommeil, lui fit remarquer Wilhelm.
Son père approuva mais il but tout de même. Ils s'installèrent l'un en face de l'autre sur la table et Wilhelm fit tourner sa tasse entre ses mains. Écrire avait apaisé sa colère et il avait la tête plus froide même si un peu de rancœur le hantait encore. Il aurait aimé dire quelque chose mais aucun sujet de conversation ne lui venait à l'esprit.
- Désolé pour la mauvaise humeur, finit-il par bredouiller. Je...J'aime beaucoup cette ville. Elle est surprenante à plus d'un titre mais...Je sais que Thérance et toi vous ne me dites pas tout. Et ça me met les nerfs en pelote. Je n'ai peut-être pas la maturité de Thérance mais je peux entendre ce que vous vous donnez tant de mal à me cacher. Tu peux me faire confiance, je t'assure.
Son père l'observa avec une pointe d'étonnement. Il sembla réfléchir tout en sirotant son café puis murmura :
- Tu n'es pas moins mature que ton frère. Tu l'es tout autant et sans doute plus. C'est juste que...j'ai peur que la vérité t'éloigne de nous à jamais. Et ça...Je ne le supporterais pas.
Wilhelm comprenait sans arriver à accepter la position adoptée par son père.
- Qu'est-ce qui pourrait être terrible au point de risquer de me faire fuir ?
Son paternel ne répondit pas et prit une gorgée de café. Avec ses yeux cernés et son teint pâle, il paraissait avoir dix ans de plus. Wilhelm le scruta et demanda :
- Qu'est-ce que tu ne nous dis pas, à Thérance et à moi ?
Son père ouvrit de grands yeux et suspendit son geste de reposer la tasse sur la table.
- Pourquoi est-ce que tu dis que je vous cache quelque chose ? dit-il avec trop de précipitation pour être honnête.
Wilhelm soupira et termina sa tasse en quelques gorgées. Il se brûla un peu la langue mais ce n'était rien en comparaison de sa déception. Lui qui s'attendait à ce que son père fasse quelques concessions et lui explique de ce qui lui pesait tant. Rien que ça, juste ça ! C'était trop demander.
- Ce n'est pas grave, soupira-t-il en posant sa tasse dans l'évier. Un jour tu nous en parleras.
Tandis qu'il remontait les escaliers, son père chuchota :
- Un jour, si seulement...

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