- Tu n'as pas faim Wilhelm ? demanda Silvana pour la dixième fois depuis le début du repas.
- Un timbré lui a tiré dessus, bien entendu qu'il n'a pas envie de toucher à son assiette, répondit Violaine pour lui. Qu'a dit la police ?
- Qu'ils allaient faire de leur possible pour retrouver cet homme. Dire que nous sommes restés trois heures au commissariat ! se plaignit Blaise en étirant ses longues ailes en même temps que ses bras. Tout ça pour répondre à deux ou trois questions et remplir des papiers...Ils n'ont même pas dressé un portrait-robot !
- Comme si ça te dérangeait de sécher les cours. Pour une fois que tu as une bonne excuse ! se moqua son amie.
Wilhelm les observait se chamailler de loin, comme s'il était sur une autre planète ou qu'il assistait à cette scène de derrière un écran. Plus rien n'avait de sens, il évoluait dans un rêve éveillé où la réalité telle qu'il l'avait toujours connu et les anomalies se mariaient à la perfection. Peu importe où ses yeux se posaient, il y avait toujours quelque chose qui sortait de l'ordinaire. Rien que sur le chemin qui menait au commissariat il avait failli faire au moins cinq crises cardiaques et tout autant de malaises.
Certaines petites maisons d'Hesse-Cassel prenaient un aspect tout à fait différent à travers ses verres ensorcelés. Les habitations en pierre ou aux murs blancs cédaient la place à des demeures entièrement constituées de végétaux, d'or ou encore de verre. L'une d'entre elles flottait dans les airs ! Dans les airs ! Il avait mis du temps à s'en remettre.
Et il préférait ne pas repenser aux gens qu'ils avaient croisé, au risque de s'arracher les cheveux. Comme Blaise, beaucoup possédaient un physique hors du commun. Des ailes, des cornes, des sabots, des membres supplémentaires, une beauté ou une laideur incroyable, une couleur de peau improbable...Il y en avait pour tous les goûts ! Même des personnes ordinaires portaient sur elles des objets qui n'appartenaient plus à ce siècle ou même au monde tel qu'il pensait le connaître. Des épées ou des arcs, des vêtements médiévaux, des bijoux auréolés d'une aura ou des sphères lumineuses qui gravitaient sans support.
Il avait vu un groupe de trois femmes fendre la route assise à califourchon sur des balais qui lévitaient au-dessus de l'asphalte. En retirant ses lunettes, elles n'étaient plus que des motardes qui roulaient à toute allure. Tout ceci était fou. Il se demanda mille fois s'il n'avait pas perdu la tête mais, tout au fond de lui, son instinct hurlait que c'était vrai. Il décida de se fier à lui en attendant d'avoir une explication logique pour résoudre ce mystère.
Quand ils étaient retournés au lycée après avoir fait leur déposition à un policier plus que banal, Wilhelm s'était attendu à moins de surprises. Quelle naïveté ! L'étrange régnait aussi au sein de l'établissement. Il le constatait, assis à table avec ses amis. Silvana possédait une peau qui tirait sur le gris. Ses yeux presque translucides étaient cernés de mauve et de légers cristaux parsemaient ses cheveux et ses lèvres bleutées. Elle ressemblait à un cadavre tiré d'un lac gelé. Quant à Violaine, rien ne changeait vraiment chez elle en dehors d'une légère aura noire qui s'échappait de son corps comme un brouillard obscur. Il se retenait de tendre la main vers cette émanation pour essayer d'en saisir la texture ou la sensation sur sa peau.
- Arrête de te faire du souci Wilhelm et mange un peu. Tu verras, tu te sentiras mieux après ! Tu as de la chance d'être en vie, savoure ton bonheur !
Le jeune homme doutait que la nourriture parvienne à lui remonter le moral mais avala une ou deux fourchettes de purée insipide pour faire plaisir à Blaise. En toute honnêteté, il ne se sentait pas vraiment effrayé ou du moins seulement en surface. En dessous de cette fine couche de peur, causée par sa confusion la plus totale, bouillonnait la surprise et l'excitation.
Un tout nouveau monde se dévoilait à lui, un monde qu'il avait sous le nez depuis le départ. Il se souvint de sa dernière crise et du rêve qui l'accompagnait. Le personnage à la cape noire lui avait dit qu'il était temps d'ouvrir les yeux : voilà qui était chose faite. Ce qui s'offrait à sa vue l'inspirait tellement qu'il hésitait à sortir son cahier pour reprendre ses contes sur le champ.
Cependant un détail le gênait trop pour qu'il cède à cette envie : certaines personnes autour de lui ressemblaient à s'y méprendre aux personnages de ses histoires. Pour ne citer que deux exemples parmi les plus frappants : Blaise et Silvana.
Le premier pouvait très bien incarner le dragon de son conte Le gardien du cœur de la forêt et la seconde l'héroïne qui errait parmi les morts dans La princesse de glace, l'enfant et l'archer. Ces similitudes entre ses amis et ses personnages le troublaient. Il essaya de se changer les idées pendant la pause en prenant l'air dans la cour pendant que ses amis révisaient un contrôle en salle d'étude mais un surveillant vint le troubler dans son repli pour remettre ses pensées en ordre et se calmer.
- La CPE veut te parler.
Aïe. Avec Blaise ils avaient oublié de justifier leur absence de la matinée et voilà que ça leur retombait dessus. Encore perturbé par sa nouvelle vision d'Hesse-Cassel, Wilhelm n'avait pas songé à passer au bureau des surveillants pour expliquer la situation. Il se prépara mentalement à avoir une grande conversation avec la CPE. Il ne fallait surtout pas qu'elle prévienne son père sinon Wilhelm devrait lui expliquer sa mésaventure et son père allait encore s'inquiéter plus que nécessaire. Pour une fois, Wilhelm ne pourrait pas lui donner tort.
Il fut surpris de ne pas voir Blaise en entrant dans le bureau de la CPE. On ne convoquait pas son ami en même temps que lui ? La CPE ne dit pas un mot et lui désigna une chaise. Il s'installa sans oser prendre la parole et attendit qu'elle s'exprime la première.
- Vous n'étiez pas en cours ce matin.
- En effet.
- Puis-je savoir où monsieur Hartcher et vous êtes allés vous amuser ?
Le terme « amuser » était un peu fort pour décrire leur matinée. Wilhelm résuma les événements mais évita de parler de baguette à la place de l'arme à feu. Le visage de la CPE demeura de marbre, même s'il jura avoir aperçu une ombre ternir son regard sombre à l'évocation de l'attaque et du coup de feu. Il termina son explication par un :
- Si vous ne me croyez pas, appelez le commissariat. Ils confirmeront tout.
- Vous semblez être une personne honnête mais je me dois de vérifier, répondit-elle en notant quelque chose sur un post-it. Si je vous ai convoqué vous et pas monsieur Hartcher, c'est aussi pour un autre problème qui vous concerne et dont j'aimerais m'entretenir avec vous.
Wilhelm fronça les sourcils. Un autre problème ? Allons bon, qu'est -ce qu'il avait fait cette fois-ci ? Il essayait pourtant de se montrer irréprochable, en cours comme durant les pauses.
- Notre infirmier, monsieur Longus, m'a dit que tu étais sujet à des crises.
Wilhelm se crispa dans son fauteuil. Le regard sombre de la CPE se posa sur lui et l'enveloppa comme une chape de plomb.
- C'est vrai, dit-il en fixant l'agrafeuse sur le bureau plutôt que le regard de la femme face à lui.
- Votre famille est-elle au courant ? demanda-t-elle en repassant au vouvoiement. Avez-vous songé à faire des examens médicaux ?
- Oui et oui. Pour le moment, il n'y a rien.
- Parfait, déclara-t-elle en se repositionnant dans son fauteuil. Je n'ai pas envie que des problèmes de santé nuisent à votre scolarité. Si quelque chose vous arrive, n'hésitez pas à me prévenir, moi ou l'un de vos professeurs, pour que nous puissions vous offrir l'aide nécessaire afin de suivre les cours de manière optimale.
- Très bien, murmura le jeune homme.
- Si vous ne voulez rien ajouter, je ne vous retiens pas. Retournez en cours et continuez à faire de votre mieux.
Elle se leva pour lui ouvrir la porte et il se demanda si elle portait autant d'intérêt aux autres élèves. Comme pour répondre à son interrogation silencieuse, elle ajouta :
- Vous direz à monsieur Hartcher de cesser de tricher en copiant sur Silvana lors des interrogations en mathématiques sinon nous nous verrons contraints de lui mettre un zéro dans cette matière. Bonne journée à vous Wilhelm, pensez à bien vous reposer.
Le jeune homme quitta le bureau et elle lui adressa un sourire encourageant avant de refermer la porte. Durant leur entretien il l'avait détaillé et rien ne sortait de l'ordinaire avec elle. Au cours de la journée, il remarqua d'autres personnes sans particularités physiques ou vestimentaires hors normes et ils se trouvaient tous dans sa classe.
Personne ne possédait une caractéristique étrange parmi ses camarades, contrairement aux autres élèves que Wilhelm observait attentivement, à quelques exceptions près. Est-ce que ça avait un rapport avec le fait que les élèves de seconde A venaient de villes autres qu'Hesse-Cassel ? Ce qui signifiait, en toute logique, que ces particularités étaient propres à cet endroit et à ceux qui naissaient ici. Encore un indice de plus, précieux pour sa quête de réponses au sein de ce nouveau monde qu'il redoutait de fabuler.
Après une journée qu'il qualifia de relativement ordinaire en dehors de ce qu'il était capable de voir, Wilhelm se rendit au café dans l'espoir de se détendre enfin. Il évita de trop lorgner en direction du client avec des bois de cerf et s'installa au bar. Pour son plus grand soulagement, Henri demeurait inchangé.
Il se demanda soudain si son père serait différent. Il était né à Hesse-Cassel, peut-être que...
Perdu dans ses pensées, il répondit distraitement aux questions qu'Henri lui posait sur sa journée. Quand son père déboula des cuisines avec deux assiettes, il poussa un discret soupir de soulagement. Son père restait son père et rien que son père, celui qu'il avait toujours connu. Il semblait fatigué mais sourit quand il avisa son fils au bar.
- Ta journée a été bonne Will ?
- Oui, très enrichissante.
L'expression de son paternel se fit plus sévère une fois qu'il eut servi ses clients. Il vint à hauteur de Wilhelm et dit à voix basse, les mains sur les hanches :
- Se faire attaquer en pleine rue est donc une expérience enrichissante ? Ton lycée nous a prévenu. Tu pensais pouvoir me cacher une affaire aussi grave ? Qu'est-ce que tu as dans la tête bon sang ?
Wilhelm se força à rester silencieux pour ne pas pousser un juron. Lui qui avait pensé que la CPE tiendrait sa langue ! Manqué. Il tâcha de se montrer rassurant :
- Il y a eu plus de peur que de mal. Je n'ai pas été blessé et nous avons prévenu la police.
- Nous ? répéta son père en croisant les bras.
- J'étais avec un ami quand c'est arrivé. Il a essayé de me protéger et a pourchassé notre agresseur. Je voulais éviter de t'en parler pour que tu ne t'inquiètes pas, expliqua Wilhelm en concluant avec un sourire penaud.
À partir du mot « ami » l'expression de son paternel se fit plus douce.
- Est-ce que tu as une idée de la raison pour laquelle cet homme a essayé de s'en prendre à toi ?
- Il a simplement dit qu'il avait une dent contre les Rosenwald.
Son père le serra dans ses bras avec un soulagement palpable. Il avait sans doute bridé sa fibre paternelle en rassemblant toute sa volonté pour ne pas venir le récupérer au lycée suite à l'annonce de son « agression ». Wilhelm l'en remercia en son for intérieur.
- Ça ne serait pas la première fois qu'un tel événement se produit, intervint Henri. Toi aussi tu t'es déjà fait agresser dans ta jeunesse Jonas, je suppose que tu t'en souviens. Certains habitants considèrent parfois que leurs malheurs sont liés au maire et se vengent sur sa famille pour l'atteindre de façon indirecte. À l'époque ils s'acharnaient sur Jonas et ses frères. Aujourd'hui on dirait qu'ils s'en prennent à la génération suivante...
Ils ne reparlèrent plus de l'accident et rentrèrent à la maison, en compagnie d'Henri. Celle-ci lui réservait aussi quelques surprises. Tout d'abord, un dôme scintillant et translucide enveloppait la propriété. Il ondulait sous le soleil, semblable à la surface d'une bulle de savon. Quand la voiture arriva devant le portail, le dôme se rétracta pour les laisser passer et se réinstalla après leur passage.
C'était de toute évidence une protection mais contre qui ? Ou quoi ? Est-ce que son père était au courant ? Comme la maison appartenait à sa famille quelqu'un devait forcément savoir. Il imaginait très bien ses chers grands-parents placer cette charmante bulle de savon géante autour de la maison pour empêcher les intrus de s'infiltrer à l'intérieur. Comme si le portail et les murs garnis de piques ne suffisaient pas. Quoique...Il manquait encore des barbelés, des miradors et des chiens dressés pour attaquer à vue.
Dans les jardins, de petites orbes lumineuses volaient ici et là, de toutes les couleurs et pas plus grosses qu'un poing. Wilhelm résista avec peine à l'envie d'interroger son père. Il voulait garder son petit secret pour lui et éviter de passer pour un fou si jamais ses proches ne voyaient rien. Il fit donc de son mieux pour ignorer ses nouveautés, avec son impassibilité habituelle.
Quand il entra dans sa chambre, il s'attendait presque à trouver des grimoires dans sa bibliothèque ou un monstre sous son lit. Il jeta un regard à son grand tableau en liège et plus particulièrement à ses croquis de la princesse de glace et du dragon. Bien que grossiers, ils ressemblaient à Silvana et Blaise de façon troublante.
Il n'avait pas fait le rapprochement jusqu'à maintenant notamment car Blaise ne possédait ni cornes, ni ailes la veille encore, pas plus que Silvana n'avait les lèvres bleues et du givre dans les cheveux. C'était aussi et surtout parce que de telles personnes n'existaient pas dans la vraie vie, du moins dans celle que Wilhelm pensait connaître.
Un peu étourdi, il décida de descendre se faire un bon thé pour se détendre et se remettre de ses émotions. Il ralentit en entendant des voix dans la cuisine. Henri et son père étaient en pleine discussion et le ton montait. Wilhelm comptait faire demi-tour quand il capta son prénom. Il revint sur ses pas en décidant que, tout compte fait, cette conversation méritait toute son attention.
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Les contes de Rosenwald
ParanormalWilhelm, un adolescent réservé et passionné par l'écriture de contes, déménage avec son jumeau et son père dans la ville natale de ce dernier, Hesse-Cassel. Bien vite, le jeune homme s'aperçoit que sa famille a de nombreux secrets, dont elle tient à...