Chapitre 13 : Les fauteurs de troubles

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Il se réveilla bien avant la sonnerie de son réveil, un petit peu avant le soleil. Il s'était endormi vite la veille mais l'impatience avait frappé à la porte de ses rêves pour le tirer de son sommeil réparateur. Il se dirigea vers son bureau, l'esprit embrumé. Les dernières traces de fatigue se dissipèrent lorsqu'il posa la main sur la poignée du meuble : une décharge d'adrénaline le parcourut de la tête aux pieds.
Il laissa à son cœur le temps de se calmer puis sortit les photos pour les étaler sur le bureau et les examiner une à une. Son excitation céda rapidement place à la déception. Il pensait découvrir le vrai visage de sa mère mais il ne trouva aucun cliché d'elle. Chaque fois elle était en arrière-plan, de dos ou cachée par un autre convive. On aurait dit que c'était fait exprès...
Wilhelm soupira et se laissa tomber sur sa chaise de bureau. Qu'est-ce qu'il était naïf ! Ses grands-parents, ou son père, s'étaient chargés de supprimer les traces de l'existence de sa mère. Il ôta ses lunettes et se frotta le coin des yeux. La journée commençait bien...
Il descendit dans la cuisine encore déserte et déjeuna en solitaire. Depuis leur retour du dîner de famille, le jeune homme n'avait pas adressé une syllabe à son père et son frère. Il n'avait rien à leur dire. Il était aussi resté muet comme une carpe durant le repas du soir et son paternel s'était énervé en le traitant d'égoïste petit boudeur. Soit. L'égoïste petit boudeur avait fini son assiette avant de quitter la table pour s'enfermer dans sa chambre.
Thérance avait tenté d'établir un contact mais Wilhelm avait catégoriquement refusé de répondre ou d'ouvrir sa porte. Il s'était comporté en fantôme invisible et silencieux, comme le désirait sa famille. Il n'était pas près de digérer cette énième trahison dont son frère et son père n'essayaient pas de se justifier. À quoi bon au fond ? Rien ne pouvait excuser cette mise à l'écart qu'il vivait comme un bannissement de leur petit cercle familial autrefois incassable.
Le jeune homme posa son bol dans le lave-vaisselle et alla se préparer en vitesse. Ses cernes étaient plus creusés que d'ordinaire, sans parler de son air morose qui donnait l'impression qu'il allait sauter du toit d'une minute à l'autre. Une fois habillé et coiffé, il se réfugia à nouveau dans sa chambre et se replongea dans l'étude attentive des photos de mariage de son père. Peut-être que s'il regardait dans le fond avec plus d'attention, il parviendrait à voir sa mère...
Ses efforts ne furent pas couronnés de succès, à son grand désarroi. Tout ce qu'il avait, c'étaient des cheveux noirs. L'indice était bien maigre. Il essaya de découvrir des signes distinctifs sur la photo où la mariée descendait au bras de son époux en se protégeant le visage mais il n'y avait rien. Ni tatouage, ni grain de beauté, ni tâche de naissance. C'était une impasse. Il rangea les photos avec soin car, même si elles ne lui apprenaient rien, elles demeuraient des vestiges d'une époque heureuse où tout allait bien pour sa famille : il ne voulait pas les abimer.
Wilhelm se plongea ensuite dans la relecture et la correction d'un conte mais son réveil mit fin à son travail minutieux. Mince, il avait oublié de le désactiver ! Il éteignit l'appareil et retourna à son travail. Cela lui faisait du bien de relire ces écrits. Ses contes le distrayaient de ses problèmes actuels et le jeune homme s'évadait pour un autre monde, l'espace de quelques minutes.
Sa sérénité fut troublée par des coups frappés à sa porte. Il ne prit pas la peine de se lever : il restait dans son rôle de l'égoïste boudeur et les égoïstes boudeurs n'allaient pas ouvrir tels des agneaux dociles. Les coups se firent plus insistant puis son jumeau finit par demander :
- Wilhelm, tu es levé ?
Pour toute réponse, le principal intéressé se leva pour attraper son oreiller et le lança contre la porte de toutes ses forces.
- Je prends ça pour un oui, soupira Thérance avant de s'éloigner.
Le jeune homme regagna son bureau et écrivit jusqu'à la dernière minute, où son père vint en personne l'honorer de son illustre gentillesse.
- Wilhelm, nous devons y aller. Arrête de faire l'enfant et sors de là !
Il obéit sans broncher, bien conscient de son attitude immature qui ne le satisfaisait qu'à moitié. Il fallait bien qu'il se rende en cours, le seul endroit où il n'aurait pas à croiser son hypocrite de famille. Il ouvrit la porte d'un geste brusque et fit sursauter son paternel.
- Te voilà enfin jeune homme ! Il était temps que tu...
Wilhelm passa devant lui en coup de vent. Il était las de l'entendre parler. Cette bouche qui se verrouillait pour ne laisser filtrer aucun secret s'ouvrait bien trop souvent pour le réprimander ces derniers temps. Il descendit les escaliers, enfila en vitesse une veste et alla s'installer dans la voiture, à l'arrière. Son jumeau, assis à la place du mort, l'observait à l'aide du rétroviseur intérieur et Wilhelm décida de faire comme s'il n'avait rien remarqué.
Son père s'installa derrière le volant et le scruta à son tour. Ils avaient tous les deux une étincelle inquiète dans le regard, ce qui ne fit pas plaisir à Wilhelm. Qu'est-ce qu'il avait encore fait pour qu'on le dévisage ainsi ? Il n'était qu'un adolescent contrarié, pas une bombe sur le point d'exploser ! Le trajet se déroula en silence, dans une atmosphère tendue. Lorsqu'il quitta le véhicule, un poids s'ôta de ses épaules. Il était temps d'arriver à destination !
Il rejoignit Samia et Romain et les cours s'enchaînèrent à un rythme apaisant. Il aimait étudier car pendant qu'il faisait tourner ses méninges à plein régime, les autres problèmes restaient à distance. Il avait trop à faire pour songer à ses idées noires et il devait les pousser de côté pour faire de la place aux connaissances toutes fraîches.
Il se retrouva à nouveau seul durant la pause de midi, une fois n'est pas coutume. Aujourd'hui, pas de Blaise, de Silvana ou de Violaine à l'horizon. Il s'étonna de ressentir un peu de déception et, plus épatant encore, de la solitude. Il décida réfléchir à un nouveau conte en mangeant sans un bruit, perdu dans ses pensées. C'est en quittant le self qu'il les avisa, assis sur les marches du bâtiment des sciences.
Blaise lézardait au soleil, Violaine révisait un cours et Silvana restait à l'ombre en fixant un point dans le vide. Drôle de groupe...original mais attachant en un sens. Le jeune homme aux cheveux bleus braqua ses yeux à la couleur si atypique sur lui, comme s'il avait perçu sa présence. Il l'invita à les rejoindre d'un geste de la main et Wilhelm ne se fit pas prier.
- Comment va notre Rosenwald préféré ? se moqua Violaine. Il a rallié le côté obscur de la force ?
- Il se demande actuellement s'il doit renier sa famille mais à part ce léger détail, tout va bien dans le meilleur des mondes.
- Le dîner s'est mal passé ? demanda Blaise. Je parie qu'ils n'ont pas été tendres avec toi.
- On va dire ça.
- Arrête avec ta triste mine, j'ai une petite idée qui va te remonter le moral à coup sûr, dit son ami avec un sourire malin. C'est le remède le plus efficace contre les coups durs, impossible de ne pas retrouver la joie de vivre après.
Wilhelm ne résista pas et céda à sa curiosité.
- De quoi est-ce que tu veux parler ?
- Juste une sortie entre amis après les cours, au bord de l'eau. Il y a un coin sympa près du collège : c'est une petite table de pique-nique près du fleuve. L'endroit ne paie pas de mine mais le cadre est agréable, propice à la détente ! Avec quelques boissons et des gâteaux ça serait parfait, tu ne penses pas ?
- J'adore les gâteaux, approuva Silvana.
Le jeune homme hésita. Il n'avait jamais fait de sortie avec des amis, pour la simple et bonne raison qu'il n'en avait jamais vraiment eu. Mais s'il saisissait cette chance que Blaise lui présentait sur un plateau...
- D'accord. Vous finissez à quelle heure ?
- Seize heure. Et toi ?
- Tout pareil.
- C'est génial ! Nous irons chercher les victuailles ensemble !
Wilhelm sourit. Qui employait encore le terme « victuaille » au vingt-et-unième siècle, à part dans les romans ? Ils planifièrent leur sortie imminente durant le restant de la pause, excités comme s'ils préparaient un voyage en terre inconnue, avant que la sonnerie ne les rappelle à l'ordre.
À cause de la proposition de Blaise, les cours passèrent avec une lenteur insoutenable. Wilhelm savoura la perspective d'une sortie en groupe pour tromper son ennui. On lui avait raconté que les secondes E étaient des élèves peu fréquentables et même si, au premier abord, Blaise lui avait semblé odieux, Violaine hautaine et Silvana distante, ils lui avaient tendu la main et faisaient preuve de bonne foi en essayant de l'intégrer à leur groupe. Wilhelm se fichait comme d'une guigne qu'ils soient catégorisés comme des délinquants ou des cas sociaux. Après tout il en était un aussi aux yeux de sa famille. Le célèbre proverbe disait bien qui se ressemble s'assemble, pas vrai ?
Seize heures sonnèrent après une attente interminable et Wilhelm retrouva le trio devant le lycée, en train d'effectuer les comptes pour leurs futurs achats.
- J'ai cinq euros, dit Blaise.
- Moi trois, déclara Violaine.
- Six euros et soixante-quinze centimes, compléta Silvana.
Wilhelm sortit son porte-monnaie de la poche avant de son sac. Il avait trente euros et quelques centimes qui traînaient à droite et à gauche. Ses amis furent impressionnés lorsqu'il annonça à combien s'élevait le contenu de sa bourse.
- C'est bien un Rosenwald, dit Violaine avec dédain. Toujours les poches bourrées de billets...
- Ne l'écoute pas, elle est juste jalouse ! lui glissa Blaise. En avant pour acheter à manger ! Les cours m'affament, c'est une abomination !
Wilhelm suivit la petite troupe jusqu'à une supérette un tantinet angoissante avec ses rayonnages serrés et sa musique d'ambiance grésillante. Ils prirent des boissons et des gâteaux de toutes les sortes : sodas, jus de fruits, limonade et cookies, madeleines, tablettes de chocolat ou muffins.
- Il n'y en a pas un peu trop ? s'inquiéta le jeune homme au moment de passer en caisse.
- Blaise mange beaucoup, le rassura Silvana.
- Il est même possible qu'il ne reste rien, renchérit Violaine. Cette chose est un ventre sur pattes, il passe son existence à s'empiffrer.
Son nouvel ami eut un sourire d'excuse. Les filles expliquèrent qu'il engloutissait des montagnes de nourriture mais Blaise ne semblait pas avoir une once de graisse...Il devait être de ces gens qui mangeaient en grande quantité sans prendre de poids et que tous ceux qui suivaient un régime mouraient d'envie de réduire en cendres.
Une fois hors du magasin à l'ambiance vaguement post apocalyptique, Wilhelm se laissa guider par ses camarades en faisant attention de ne pas laisser tomber les boissons qu'il portait. Son sac était déjà plein à craquer de gâteaux qui ne pesaient presque rien. En tournant à l'angle de la rue, il aperçut un camion qui descendait l'allée à une vitesse égale à celle d'un escargot en fin de vie. Le véhicule roulait si lentement que le jeune homme se demanda si le conducteur allait bien ou si quelqu'un était au volant tout court. Ses amis ne s'en formalisèrent pas et demandèrent :
- Wilhelm, tu viens ?
- Une seconde, vous ne trouvez pas ce camion bizarre ? Je veux dire...Il ne risque pas de causer un accident ?
Le trio s'arrêta.
- Bizarre comment ? le questionna Blaise avec un intérêt certain.
- Il est excessivement lent...Et il fait des écarts sur la route !
De fait, le poids lourd effectuait des zigzags sur le bitume. Le chauffeur était-il ivre ?
- Ne fais pas attention. Ça arrive parfois, lui apprit Violaine en reprenant la route avec une décontraction effarante.
Wilhelm avança à son niveau.
- Parfois ? Et il n'y a jamais eu d'accrochage ?
- Jamais. Si tu restes sur le trottoir quand il passe, tu es en sécurité. Tout le monde sait ça ici.
- Très rassurant...Les forces de l'ordre tolèrent ce genre de comportement ?
Ces nouveaux amis se moquèrent de sa crainte face au camion ivre et Blaise mima l'attitude du véhicule en marchant tantôt à droite, tantôt à gauche. Il ponctuait ses déambulations ridicules d'un : « j'suis pas bourré !» en levant sa bouteille de soda. Violaine riait, plus des regards choqués que lançaient les passants au quatuor que de l'imitation grotesque de son ami.
Ils atteignirent à l'arrière du collège public, un endroit entouré d'un grillage haut comme si le corps enseignant voulait garder les élèves en détention. Une petite table de pique-nique en bois trônait à l'ombre d'un pin, sur une herbe verte et grasse. À un mètre de là, la rivière charriait son eau marron avec indolence. Les oiseaux chantaient, les insectes bourdonnaient...Bref, tout était parfait pour une virée entre amis. Du moins aussi parfait que la façon dont Wilhelm imaginait ce genre d'événement. Ses amis s'installèrent et commencèrent à ouvrir les bouteilles et les paquets de gâteaux avec avidité.
- Wilhelm, j'espère que tu n'attends pas que nous t'invitions à te joindre à nous pour que tu daignes mettre les pieds sous la table, l'interpela Violaine avec un ton menaçant en contradiction avec son sourire lumineux.
Le jeune homme ne se le fit pas dire deux fois. On l'invitait bon sang, on voulait bien de lui, pourquoi est-ce qu'il hésitait encore ? Ils mangèrent et burent en se racontant leur journée puis la conversation dériva vers un sujet qui intéressait nettement plus Blaise et Violaine que le repas choisi par Wilhelm au self.
- Qu'est-ce que tu voulais dire tout à l'heure quand tu disais que tu songeais à renier ta famille ? l'interrogea la jeune femme en grignotant un cookie.
- On va dire que j'ai découvert que j'avais des oncles, que mes grands-parents sont de sales bourgeois élitistes, que mon père et mon frère me mentent depuis notre arrivée ici et que je ressens désormais un certain favoritisme qui ne penche pas en ma faveur.
- Sacrée famille, commenta Blaise en terminant son troisième pain au chocolat. Quelquefois je suis bien content de savoi...
- Les méchants arrivent, le coupa Silvana.
- Les méchants ? répéta Wilhelm avec amusement à cause du qualificatif presque candide de la jeune femme.
Blaise et Violaine se tournèrent pour voir le petit groupe que leur amie désignait. L'atmosphère bon enfant s'envola, éclipsée par les prémices d'un orage d'une froideur hivernale teinté d'éclairs de rage, que Wilhelm lisait sur les visages du trio. Il perdit le sourire, sensible à ce changement radical.
- Partons, déclara le jeune homme aux cheveux bleus d'une voix glaciale.
- Pourquoi ?
- C'est une longue histoire, répondit Violaine en rassemblant les gâteaux et en rebouchant les bouteilles. Aide-nous au lieu de poser des questions.
Même Silvana quitta sa bulle pour leur prêter main forte et, en moins d'une minute, ils étaient sur le départ. Wilhelm concentra son attention sur les fauteurs de trouble. Ils portaient le même uniforme que Thérance...Des élèves de Jean de La Fontaine ? Ils étaient cinq et une tête bien connue se distingua du petit groupe à mesure qu'ils avançaient. Il en grinça presque des dents.
- Vous avez raison : plions bagage, dit le jeune homme en s'activant d'avantage pour tout ranger.
- Qu'est-ce qui nous vaut cette précipitation ? l'interrogea Violaine en scrutant les élèves qui s'approchaient de plus en plus. Ils ne te connaissent pas, tu n'as aucune raison de...c'est pas vrai.
Elle venait de repérer Thérance et ses yeux firent la navette entre lui et son frère.
- C'est ton...
- Mon super jumeau, en effet.
- Et il est ami avec...ça ? La bonne blague !
Il se demanda si elle désignait le groupe entier ou si elle ciblait une personne en particulier.
- Thérance est ami avec beaucoup de monde. Filons avant qu'il nous remarque.
- Trop tard, siffla Blaise entre ces dents. On est grillé.
Celui qui devait être le meneur du groupe venait de les repérer. Il pressa le pas et le quatuor en fuite commençait à effectuer son repli stratégique lorsqu'il arriva à leur hauteur.
Wilhelm ne put s'empêcher de l'observer avec intensité. Outre le fait qu'il soit beau, si on aimait les fils à papa avec des cheveux platine peigné vers l'arrière et avec un air impassible gravé sur des traits réguliers, il possédait des yeux stupéfiants. L'un était clair comme l'eau d'une source et l'autre noir comme du charbon.
Mais, par-dessus tout, Wilhelm le trouva immédiatement détestable. Il lui suffit d'une œillade avec cet inconnu pour savoir qu'il n'allait pas le porter dans son cœur. Il perçut aussitôt en lui un adversaire coriace qui ne chuterait pas de sitôt de son piédestal, quelqu'un qui se plairait à lui pourrir la vie comme il pourrirait la sienne en retour.
- Voici mon trio favori, lança le nouveau venu en guise de bonjour.
Sa voix était assurée et il avait ce petit quelque chose de hautain tout bonnement insupportable dans le ton qui donna envie à Wilhelm de lui dire des horreurs comme il en avait le secret.
- On dirait que vous avez ajouté un mouton noir à votre équipe, se moqua-t-il en détaillant le jeune homme avec mépris, sa bouche bien dessinée plissée dans un rictus de mépris.
Devant le silence de ses trois amis qui regardaient leurs chaussures comme des gamins pris en faute, Wilhelm se plaça face à monsieur le fils à papa et se para du même masque froid et dédaigneux. Ce blanc-bec se trompait s'il pensait qu'il allait s'écraser face à lui.
- Est-ce qu'on t'a donné l'impression d'avoir envie de te parler ?
Le jeune homme était peut-être allé un peu fort car son adversaire demeura muet, ses yeux dépareillés écarquillés face à son audace. Il retrouva vite sa superbe, ce à quoi Wilhelm s'attendait. On n'abat pas une harpie avec une seule cartouche...Le jeune homme, plein de superbe autant que de dédain, ricana.
- Une langue de vipère...Tu dois être Wilhelm. Ton frère nous a parlé de toi une fois et de manière assez vague. Je dois dire que je comprends pourquoi maintenant.
Ouch, il venait de donner un grand coup dans un point sensible. Il était fort, très fort. Wilhelm sut qu'il avait raison de le craindre. Il ne se laissa pas démonter et se pencha vers cet ami de son frère pour lui susurrer la première chose qui lui passa par l'esprit :
- J'ai peut-être une langue de vipère mais au moins, je sais de quel côté je me situe. Toi, tu n'es ni l'un ni l'autre. Tu penses que tu arriveras à changer un jour mais au fond tu sais qu'il sera toujours là et que tu ne pourras jamais t'en séparer, même dans la mort. Tu n'es qu'un demi-être avec une demi-vie. Sans lui, tu n'es rien. Alors que lui, il pourrait très bien vivre sans t...
Wilhelm sentit ses pieds quitter le sol. L'autre venait de l'empoigner par le col de sa chemise pour le soulever, une lueur folle au fond des yeux. Le goût de la victoire s'évanouit dans la bouche de Wilhelm. Son sang rugissait et battait contre ses tympans.
- Qu'est-ce que tu as dit ? Qu'est-ce que tu as dit ?!
La question était purement rhétorique mais Wilhelm s'interrogea tout de même sur ce qu'il venait de prononcer. Ses mots n'avaient pas de sens et pourtant ils étaient parvenus à trouver un écho chez son opposant.
- Lâche le ! hurla Blaise en s'avançant.
- Reste où tu es, stupide lézard ! cria le camarade de Thérance qui devait avoir un sérieux problème avec les reptiles.
Une exclamation derrière eux désamorça le conflit :
- Wilhelm ? Séraphin ? Mais qu'est-ce qui vous prend ?
Le dénommé Séraphin, qui méritait très mal son prénom, reposa Wilhelm à terre et lissa ses cheveux toujours impeccables vers l'arrière. Il ne se défendit pas pour son comportement et il n'en avait pas besoin car Thérance pensait tenir le coupable. Son jumeau croisa les bras, carra les épaules et le toisa de toute sa hauteur avec une sévérité que Wilhelm n'avait jamais vu flamber dans ses prunelles avant cet instant. Il ressemblait tellement à leur père que le jeune homme crut que son géniteur se dressait face à lui.
- Will, qu'est-ce que tu as encore fait ?
L'espace d'une seconde, l'idée de se déclarer innocent lui traversa l'esprit. Puis, face à l'air consterné de son jumeau, il sut que c'était peine perdue : Séraphin avait déjà gagné.
- Trois fois rien, préféra-t-il répondre. Je faisais juste connaissance.
- Et pour ça il fallait absolument que tu t'amuses à le provoquer !
- Tout à fait sinon ce n'est pas divertissant. Tu sais bien comment je suis...
Son frère leva les yeux au ciel en se frappant le front.
- Excuse mon frère Séraphin, dit Thérance à son nouvel ami. Il est parfois un peu provocateur mais dans le fond c'est quelqu'un de bien. Il aime bien taquiner les gens mais il ne faut pas prendre ce qu'il dit au sérieux, c'est une sorte de jeu pour lui...Will a toujours été doué avec les mots, parfois pas pour le meilleur...
Pendant que son jumeau se répandait en excuses comme s'il était lui-même coupable, Wilhelm accorda une once d'attention au reste du groupe qui se tenait en retrait, à quelques mètres de là. Il y avait un autre garçon avec un bonnet en laine blanc malgré la chaleur et une rouquine qui se cachait derrière une frêle petite blonde. Ils prêtaient une vague attention à la scène, de toute évidence habitués. Ils se contentaient d'un rôle passif en attendant que l'orage passe.
Wilhelm prit le chemin du retour, agacé de voir sa sortie entre amis ruiné par un sale petit prétentieux avec une gueule d'ange mais un caractère exécrable. Le trio, toujours aussi silencieux contrairement à son habitude, lui emboîta le pas.
- Hé, où est-ce que tu vas ? lui cria Thérance.
- Dans le seul endroit de cette ville où je ne risque pas de croiser ta petite troupe : mon lycée. On se voit ce soir.
Malheureusement, s'empêcha-t-il d'ajouter. Son frère eut le bon goût de ne pas prononcer une syllabe de plus.
- Qu'est-ce que c'était que ce type ? s'enquit Wilhelm après du trio toujours aussi muet.
- Séraphin Oxphor. À titre d'information, la famille Oxphor a des liens très étroits avec les Rosenwald, expliqua Blaise. Mais ce type décroche la palme : c'est une vraie enflure, la crème de la crème, le meilleur de ce qu'on peut trouver parmi les pires.
Le jeune homme aux cheveux bleus serrait les poings et Wilhelm pouvait lire la haine dans ses yeux. Les filles demeuraient silencieuses, perdues dans leurs pensées. Wilhelm aurait mis sa main au feu que ce Séraphin leur avait déjà causé du tort par le passé. Dire qu'ils s'amusaient bien avant ce type vienne les importuner pour le plaisir de gâcher le leur ! C'était la première fois qu'il partageait un moment convivial avec des camarades et tout était tombé à l'eau.
Sans compter qu'il aurait droit aux réprimandes de son jumeau ce soir et peut-être même de son père. Désormais si l'un attaquait, l'autre mordait aussi. Comme il ne désirait pas rentrer et recevoir des reproches immédiatement, il effectua un crochet par le café. Là-bas, personne n'oserait le réprimander face aux clients.
Son trio favori l'avait laissé en prétextant avoir des devoirs urgents mais il savait qu'ils n'avaient juste plus le cœur à la fête car les élèves de Jean de la Fontaine les avaient troublés avec une intensité qu'il expliquait mal.

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