Chapitre 52 : Visions du monde

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Le choc le laissa sans voix.
Tuer ? Il en était incapable. Tuer la déesse de la destinée ? C'était encore plus impensable. Il serra Destructrice, de peur que la déesse s'en saisisse pour se suicider. Il commença à se dire que sa blessure n'était pas que physique. Mourir ? Comment pouvait-elle songer à mourir ? Elle était divine, elle incarnait le cœur, voir l'essence, d'Hesse-Cassel ! La femme de bronze éclata d'un rire qui résonna dans l'espace infini.
- Tu es trop gentil Wilhelm ! Tu te fais du souci pour une vision, est-ce que tu es au courant ?
- Ce n'est pas parce que vous n'apparaissez que dans ma tête que vous n'existez pas. N'essayez pas de m'embrouiller.
- Wilhelm, mon temps est révolu. Je ne suis plus que l'ombre de moi-même et mes pouvoirs s'épuisent jour après jour.
- Et vous tuez résoudrait tout ? Il n'existe aucun moyen de vous réparer ?
- Aucun, affirma la déesse. C'est sans espoir, je suis condamnée depuis que cette épée m'a transpercé. Il faut que tu achèves ce qui a été débuté.
Pourquoi lui ? Il n'avait rien demandé à personne et n'avait aucune envie de commettre un meurtre, encore moins un déicide ! Tant qu'il vivrait, il ne prendrait pas la vie de la déesse. Celle-ci soupira mais son regard demeura bienveillant.
- Quelle belle âme tu as...Je regrette presque de devoir t'obliger à m'arracher la vie.
- Vous ne m'obligerez à rien du tout, intervint Wilhelm. Je suis convaincu qu'il existe un moyen de vous réparer.
- Peut-être que oui, peut-être que non. Je ne te le dirais pas. Le vrai problème réside dans mes pouvoirs. Depuis l'attaque de cet homme que tu nommes Grégoire Close, je suis déréglée. Je n'arrive plus à régir Hesse-Cassel comme je le faisais auparavant.
- Déréglée ? Qu'est-ce que ça signifie exactement ?
- Je ne parviens plus à séparer le bon du mauvais. Tout se mélange sans distinction, les rôles sont aléatoires et parfois ils s'entremêlent. L'équilibre est plus que jamais menacé.
Wilhelm essaya de déchiffrer les paroles de la déesse de la destinée. Séparer le bon du mauvais...Est-ce que ça pouvait avoir un lien avec les jumeaux ? Lors de sa lecture des archives dans la bibliothèque, il avait en effet remarqué une baisse de la naissance des jumeaux depuis quelques années.
- En quoi est-ce un mal ? demanda-t-il sans cacher sa surprise. Si le bon et le mauvais se mélangent, ce n'est pas si dramatique.
- Ce n'est pas dans l'ordre naturel des choses, répondit la déesse d'un ton dur.
Il avait l'impression d'entendre Thérance. La déesse de la destinée voyait-elle le monde de manière manichéenne ? Pour elle tout n'était que noirceur ou blancheur ? Comme elle lisait le fil de ses pensées, elle expliqua avec une patience forgée par de longs siècles d'existence :
- L'ordre doit être respecté et chacun a sa place dans ce grand tableau. Il n'y a pas de demi-mesure ou de nuances de gris. Tout le monde doit tenir son rôle. J'ai essayé de maintenir l'équilibre avec ta naissance et celle de Thérance. Tu devais devenir mon conteur et lui un antagoniste...Mais l'action de Grégoire Close a scindé ton don en deux. Ophélia a hérité du point de vue des héros et toi, ce qui m'étonne encore aujourd'hui, de celui des antagonistes. Je ne pouvais pas laisser des jumeaux naître du même côté. Alors j'ai modifié la nature de Thérance pour respecter l'équilibre, même si je craignais qu'il conserve des traces de sa nature initiale.
Wilhelm écarquilla les yeux. La révélation de la déesse de bronze le laissa coi. Thérance, un antagoniste reconvertit en héros ? Il n'arrivait pas à le croire. Quant à cette histoire d'équilibre...La divinité avait un esprit trop étriqué pour lui.
- Vous savez déjà que je ne partage pas votre façon de penser. Il est temps de bousculer un peu les mentalités : il y a du bon dans le mauvais et du mauvais dans le bon. C'est un peu comme le principe du yin et du yang. Cette blessure est peut-être pour vous une chance d'évoluer et de mettre un terme aux rivalités qui agitent Hesse-Cassel depuis trop longtemps en établissant un nouvel ordre plus juste.
Les yeux mécaniques de la femme de bronze le dévisagèrent longuement. Son visage parfait demeura inexpressif. Wilhelm pensa qu'il venait de prononcer une absurdité qui allait lui coûter la vie. Ça lui apprendrait à ouvrir sa grande bouche pour contrarier un interlocuteur divin !
Il se redressa fièrement, prêt à affronter le courroux de la déesse, car il pensait chacun de ses mots. Contrairement à ses craintes infondées, elle ne le foudroya pas sur place. Elle murmura, perdue dans ses pensées :
- Le progrès...C'est là ma vraie faiblesse. Je suis la gardienne des traditions et du destin d'Hesse-Cassel. Depuis des siècles je reproduis inlassablement le même schéma. Je suis incapable de me forger de nouvelles opinions Wilhelm. Cette blessure est pour moi une véritable catastrophe. Je crée des anomalies contre ma volonté, contre mes attributions de déesse. Mais toi...Tu pourrais tout changer.
Où est-ce qu'elle voulait en venir ? Est-ce qu'elle imaginait qu'il pouvait la réparer et lui permettre de changer de mentalité pour que donner naissance à des « anomalies » ne la rebute plus ? Il doutait d'en avoir les capacités. Comment réaliser une telle prouesse ? La déesse de la destinée n'était pas un ordinateur sur lequel il pouvait implanter un nouveau programme ou effectuer une mise à jour !
- Ce qu'il me fallait n'était donc pas mourir de la main d'une de mes premières anomalies, dit-elle pour elle-même.
Elle posa ses prunelles flamboyantes sur Wilhelm qui plissa les yeux, éblouit par leur intensité.
- Il me fallait transmettre à la génération suivante.
Elle se pencha en avant, droit vers Wilhelm. Ce dernier fut incapable de réagir. Elle posait déjà ses lèvres charnues et froides comme de la pierre dans son cou. Une vague électrique le parcourut de la tête aux pieds. Le courant se diffusa dans son corps et gagna en intensité. Il lâcha Destructrice et un hurlement de douleur lui échappa.
Sa peau le brûlait à l'endroit où la bouche de la déesse le touchait. Il essaya de la repousser mais ses mains traversèrent le corps impalpable. Ses jambes se dérobèrent sous lui alors qu'il convulsait. La douleur atteignit un tel niveau qu'il cessa de respirer et s'évanouit.
Sa conscience flotta dans un espace-temps lointain. Sans corps il se sentait plus libre que jamais, sans contraintes. Il projeta son esprit vers la surface qu'il désirait revoir après des jours d'enfermement à des mètres sous terre. Il émergea au grand jour, en pleine forêt et sous les rayons du soleil. Il voyait et entendait sans ressentir la moindre sensation physique : ni l'éblouissement lumineux, la fraîcheur de l'air ou la tangibilité du sol sous ses pieds. Il se dit qu'il était mort. Cette constatation le choqua sur le coup, sans l'affoler pour autant.
La déesse avait-elle vraiment causé sa mort ? Est-ce qu'elle s'était débarrassée de lui car il refusait de la tuer ? Ou alors est-ce qu'il avait succombé à cause de la « transmission » ? Il sentit alors un lien ténu mais vibrant qui le reliait à un point loin, très loin sous la terre. Son corps ? Il n'osa pas s'en assurer car le lien se contorsionnait dans tous les sens. La souffrance l'attendait à l'autre bout, il le sentait d'instinct. Il préféra demeurer à la surface en tant que présence insensible
Alors qu'il stagnait au-dessus de la forêt, son esprit fut brutalement attiré dans une direction inconnue. Il lutta mais une force plus puissante que la sienne le tractait à toute vitesse vers un point précis. Il survolait sa maison quand la puissance qui le tenait en laisse le propulsa droit vers elle.
Il traversa le toit et les murs sans souffrir : il n'était plus qu'une substance impalpable. Lorsque la puissance qui l'emprisonnait relâcha son étreinte, il se trouvait dans sa chambre. Elle était comme dans son souvenir à une exception près : son tiroir à contes avait été ouvert et ses feuilles gisaient sur le parquet dans un désordre effroyable.
S'il avait encore eu son corps, il se serait arraché les cheveux. Ses précieux contes ! Qui les avait maltraités ? Il repéra le fautif, assis sur son lit. La tristesse le paralysa et balaya sa fureur à la manière d'une vague glacée.
Thérance n'était plus que l'ombre de lui-même. Ses yeux rieurs étaient devenus ternes. Ses cheveux, qui aurait mérité un bon séjour chez le coiffeur, lui tombaient dans les yeux. Il portait un vieux tee-shirt et un jogging trop grand pour lui et il avait perdu du poids, comme l'indiquait ses joues plus creuses.
Il tenait entre ses mains tremblantes les photos du premier mariage de leurs parents et des larmes glissaient sur ses joues. Il lâcha les clichés qui s'éparpillèrent sur le lit et se recroquevilla. Il tira une clé accrochée à une chaîne de sous son tee-shirt et la serra dans sa main jusqu'à s'en faire blanchir les jointures.
- Will, gémit-il.
Son frère aurait aimé lui dire qu'il était là mais il ne possédait pas de cordes vocales. Il s'approcha et posa sa main sur son épaule en espérant que son jumeau ressentirait sa présence. Il se sentit aspiré vers Thérance et, avant de pouvoir retirer ses doigts, une peine intense le déchira de l'intérieur.
Il n'était plus dans sa chambre mais au bord du puits sans fond, à genoux derrière le muret en pierre. Il distinguait la gueule noire et grimaçante du puits à travers sa vision floue et deux lignes brûlantes sillonnaient ses joues.
Il voulut essuyer ses larmes mais son corps refusa d'obéir. Au lieu de ça, ses mains se plaquèrent sur le rebord instable de la cavité et la moitié supérieure de son corps se pencha vers l'avant. Sa bouche s'ouvrit contre son gré pour hurler :
- Will ! Will !
Il comprit avec stupéfaction qu'il n'était plus dans son corps mais dans celui de Thérance ! Il vivait la scène après sa chute vue par son jumeau ! Celui-ci continua de hurler et seuls des bras puissants passés autour de sa taille l'empêchaient de plonger tête la première dans la bouche de l'Enfer. Philibert cria à son oreille :
- Arrête Thérance ! Arrête ! Tu ne peux plus rien faire, c'est trop tard !
Le choc qui traversa son frère à ces mots aurait arraché un frisson à Wilhelm s'il avait possédé son corps physique. Toute la panique folle de Thérance s'envola, remplacée par un abyme béant encore plus effrayant que celui du puits sans fond. Il ne ressentait plus rien, comme si la réalité énoncée par son ami venait de le tuer de l'intérieur. Philibert le tira loin du gouffre et l'adossa à un tronc. Sa mine soucieuse entra dans le champ de vision de Thérance, qui fixait un point dans le vide.
- Nous devons partir d'ici, expliqua Philibert avec patience. Tu peux te lever ?
- Mais Will...murmura faiblement Thérance.
- Je suis désolé...On ne peut plus rien faire.
Cette phrase porta un second coup à son jumeau et le tira de son inertie. Il bondit sur ses pieds et s'écria :
- Non c'est faux ! On doit aller chercher des secours, on ne peut pas le laisser là ! Il est peut-être blessé, il doit souffrir, on doit descendre et le ramener à la surface ! Oui, retournons à Hesse-Cassel pour prévenir tout le monde ! Ils sauront quoi faire et, avant la fin de la journée, Wilhelm sera tiré d'affaire !
Philibert le dévisagea avec une tristesse résignée.
- Non Thérance. Tu sais très bien ce qui se passe. Personne ne pourra le sauver, il est trop tard. La bouche de l'Enfer l'a avalé, il n'y a aucun espoir de retour.
Thérance secoua la tête et Wilhelm perçut son déni farouche ainsi que l'infime note d'espoir, celle qui l'empêchait de s'effondrer.
- On doit pouvoir faire quelque chose, n'importe quoi !
- Rentrons Thérance, insista Philibert sans se départir de sa douceur. On ne peut pas défaire ce qui a été fait aujourd'hui...
Son frère secoua la tête en répétant inlassablement « non,non,non ». De nouvelles larmes lui montèrent aux yeux et Philibert osa à peine se détourner de lui pour agripper un Séraphin caquetant, de peur qu'il retourne auprès du puits sans fond. Thérance tituba, s'agrippa à un arbre tout proche et éclata en sanglots. Wilhelm ne l'avait jamais entendu pleurer autant et il eut envie de sortir de cette horrible vision pour ne plus ressentir la peine dans laquelle se noyait son jumeau.
Philibert le laissa épancher sa tristesse avant de lui agripper le poignet sans un mot pour prendre le chemin du retour. L'ami de son frère gérait la situation avec un sang-froid extraordinaire, encombré par un Thérance endeuillé et un Séraphin maudit. La douleur de Thérance ne s'amoindrit pas durant leur marche vers Hesse-Cassel. Au contraire, plus il s'éloignait de la bouche de l'Enfer, plus il pleurait et gémissait.
Ils atteignirent la ville tant bien que mal et Séraphin se défit de sa malédiction durant le trajet. Il n'émit aucun commentaire désobligeant et aida Philibert à escorter Thérance jusqu'au manoir, soucieux. Arrivés devant le portail, Thérance murmura :
- Laissez-moi.
- Tu es sûr ? s'inquiéta Philibert. Nous pouvons t'accompagner jusqu'à l'entrée et...
- Laissez-moi !
Le cri de Thérance les fit reculer d'un pas.
- N'hésite pas à me contacter si tu as besoin de parler, lui proposa l'archer avec inquiétude.
Thérance ne répondit pas et remonta l'allée d'un pas lourd, la tête vide. Il progressait tel un automate, sans envies, sans désirs. Il poussa la porte d'entrée et l'odeur familière de la maison l'adoucit un bref instant.
- Wilhelm, c'est toi ? demanda aussitôt Espérance en se précipitant dans l'entrée.
Elle marqua un temps d'arrêt en découvrant Thérance dans son armure, les yeux gonflés et la mine hagarde. Elle ne s'approcha pas de peur de déclencher sa colère mais s'enquit avec une angoisse toute maternelle :
- Thérance, qu'est-ce qui se passe ?
Wilhelm s'étonna car aucune once de rage ou de haine ne traversa Thérance. En écoutant cette question, il ne songeait qu'aux derniers événements et articula péniblement en cherchant ses mots :
- Wilhelm est...Il...Je l'ai...Il est tombé dans le puits sans fond à cause de moi.
Jonas arriva juste à temps pour entendre cette confession glaçante. Admettre la réalité balaya les dernière forces de Thérance. Il s'effondra au sol et plongea son visage dans ses mains, dévasté. Wilhelm pensa devenir fou. Il voulait crier, leur assurer que tout allait bien, mais il jouait le rôle d'un spectateur impuissant perdu au milieu du maelstrom d'émotions de son jumeau. Espérance plaqua une main sur sa bouche.
- Tombé ? Comment ça tombé ? Qu'est-ce qui se passe Thérance ?! cria leur père.
- Je...Je ne voulais pas...C'était un accident, bafouilla son frère.
Jonas pâlit en comprenant ce qu'il sous-entendait, juste avant de rugir de colère :
- Tu as tué ton frère ?!
Son hurlement, associé à la violence de son propos, fit l'effet d'un coup de fouet à Thérance. Une émotion horrible se fraya son chemin au milieu de la tristesse, plus toxique que toutes les autres : la culpabilité.
- J'ai...J'ai tué Wilhelm...J'ai tué mon frère...répéta Thérance dans un souffle de voix, terrifié.
Jonas se rua sur son fils et l'empoigna par le col pour le remettre debout de force.
- Qu'est-ce que tu as fait Thérance ? Qu'est-ce que tu as fait ?! Dis-moi, pourquoi ?! Pourquoi est-ce que tu avais besoin d'en arriver là ?! Tu te rends compte, est-ce que tu te rends compte ! Ton propre frère, ton jumeau !
Chaque mot était un coup de poignard dans le cœur déjà brisé de Thérance. Wilhelm eut envie de repousser son père, de protéger son frère, de leur expliquer qu'il s'agissait d'un bête accident et que personne n'était à blâmer mais il assistait à la scène avec une impuissance enrageante. Sa mère agit pour lui et repoussa rudement Jonas pour protéger Thérance.
- Assez ! s'écria-t-elle. Tu ne vois pas qu'il souffre ?!
- Il a tué Wilhelm ! s'écria Jonas.
- Tu n'en sais rien, déclara froidement Espérance.
Son ton doucha les ardeurs de son mari dont la colère descendit de plusieurs crans sans s'éteindre pour autant.
- Nous ignorons ce qui s'est passé, Thérance est sous le choc et n'a pas les idées claires, poursuivit sa femme. Cesse de le blâmer tant que nous n'avons pas les détails.
- Non, c'est ma faute, intervint Thérance.
Leurs parents rivèrent leurs yeux sur lui et il continua sur le même timbre monotone et détaché, à croire qu'il ne se trouvait pas dans la pièce avec eux ou qu'on l'avait dépossédé de son âme :
- C'est à cause de l'épée, de Destructrice...Il l'a volé et je voulais la récupérer...Je ne pensais pas...Je ne pensais pas que je tenterais de l'agripper en risquant ma vie...Le muret était trop fragile, je ne savais pas...Will l'a remarqué et il m'a tiré pour me mettre en sécurité mais dans l'action il a...Il n'avait pas prévu...C'est lui qui est tombé à cause de la vitesse et...et j'ai essayé de le rattraper ! J'ai réussi à attraper sa chaîne mais...Elle était si fine ! Elle s'est cassée et Will est...Will est...
Il n'arriva pas à conclure son explication, la gorge nouée et la respiration courte. Un sanglot franchit ses lèvres et il recommença à pleurer, hystérique. Espérance s'approcha avec prudence et le prit dans ses bras. Il se cramponna à elle comme si sa vie en dépendait, le corps parcourut de spasmes. Elle lui passa une main dans les cheveux, les lèvres tremblantes et les yeux luisants. Derrière elle Jonas se passa la main sur le visage et se replia vers la cuisine, sans doute pour pleurer sans qu'on le voit.
- Je suis désolé, murmura Thérance. Pardon, pardon, pardon...
La même force qui avait projeté Wilhelm dans ce souvenir l'en extirpa et il fut de retour dans sa chambre, face à son jumeau endeuillé. Il regretta de ne pas parvenir à se manifester et n'osa pas le toucher à nouveau, par crainte de déclencher une seconde vision encore plus déprimante.
Il n'eut pas le temps de songer à un moyen d'informer Thérance qu'il vivait toujours car l'étrange énergie l'agrippa de nouveau et le projeta vers Le café au lait.
Il essaya de lutter pour rester auprès de son jumeau. Jamais il n'avait vu Thérance si fragile, au bord de la rupture. Il termina dans le café presque vide, malgré ses efforts. Son père tenait le bar et rinçait un verre sans grande conviction, les yeux dans le vide. Henri se tenait près de lui, une lueur inquiète dans le regard. Sa mère était là elle aussi. Une assiette pleine posée devant elle attendait qu'elle daigne la manger.
- Tu devrais reprendre des forces, l'encouragea son mari.
- Je n'ai pas faim, répondit-elle avec un sourire forcé.
- Il serait préférable que vous rentriez tous les deux, intervint Henri. Je vais me charger du café. Thérance a besoin de compagnie en ce moment. Il...
La porte du café s'ouvrit avec fracas et des policiers armés entrèrent. Certains ressemblaient à des officiers lambdas mais d'autres portaient des armures et brandissaient des épées. Toutes les armes pointaient sa mère. Avant que son père et Henri puissent s'indigner, le chef du groupe s'écria :
- Espérance Stein, je vous arrête pour la malédiction de Phillipe Leclerc, Blanche Silène, Tristan Morin, Fabien Jarvon, Milène Ta...
- Assez ! cria le père de Wilhelm. Cette affaire a déjà été jugée par le passé ! Ma femme n'ira nulle part !
- Monsieur Rosenwald, je comprends votre incompréhension mais les ordres sont les ordres. Les hautes instances de la ville ont estimé que le procès qui s'est tenu la dernière fois a été expédié trop vite. Au nom de la justice et pour les familles des victimes, ils veulent réparer ce tort. Madame Stein, nous n'hésiterons pas à employer la force si vous ne venez pas de votre plein gré.
La mère de Wilhelm se leva, la tête basse. Ils l'entourèrent en conservant une distance de sécurité. Espérance se laissa entraîner sans résistance. Le père de Wilhelm s'élança à sa poursuite. Henri plongea son visage dans ses mains et murmura douloureusement :
- Pourquoi est-ce que ça nous arrive ? Pourquoi maintenant ?
L'esprit de Wilhelm se retrouva projeté dans un autre lieu, tout aussi familier que les deux précédents. Des hommes armés encerclaient la maison de Blaise, Violaine et Silvana. Cette fois il n'y avait pas que les forces de l'ordre mais aussi des habitants d'Hesse-Cassel. À en juger par leurs armures étincelantes et leurs armes luxueuses, il s'agissait de chevaliers ou de nobles qui pensaient agir au nom de la justice.
- Sortez maintenant et aucun mal ne vous sera fait ! cria l'un d'eux.
Une voix pleine de colère, assurément celle de Violaine, leur parvint depuis la fenêtre ouverte du premier étage :
- Vous pouvez toujours crever !
Ils lancèrent l'assaut sur la petite maison. Wilhelm ne supporta pas de les voir enfoncer les portes et troubler la quiétude de la demeure familiale. Il traversa un mur pour assister à la suite de cette intrusion, impuissant. À l'intérieur, tout n'était que chaos. Les attaquants tentaient de maîtriser le couple qui hébergeait ses amis.
Ils défendaient l'accès au premier étage contre ceux qui en voulaient à leurs enfants avec une férocité que leur bonhomie habituelle, remplacée par un masque de détermination inébranlable, ne laissait pas présager. Le nombre finit par avoir raison d'eux. On les plaqua au sol et le premier étage fut envahi.
Violaine prit le relais alors que Silvana tremblait dans un coin, les larmes aux yeux. La jeune femme aux cheveux noirs proféra des montagnes de malédictions à une vitesse aussi ahurissante que sa diction parfaite. Son aura sombre s'étendait autour d'elle à la manière d'un voile protecteur venu tout droit d'un monde de cauchemars. Elle lutta jusqu'à ce qu'un coup à l'arrière de la tête lui fasse perdre connaissance.
Silvana la rattrapa avant qu'elle tombe. Comme ses pouvoirs n'avaient rien d'offensifs, ils les saisirent et les traînèrent hors de la maison pour les lancer à l'arrière d'une fourgonnette. On leur passa des menottes de pierres blanches et irisées dont Wilhelm soupçonna aussitôt le potentiel magique.
Son voyage forcé le mena à une clairière de fleurs bleues où régnait un chêne gigantesque. À son pied un couple s'embrassait en toute insouciance. Ils semblaient même bien partis pour faire plus que s'embrasser mais Blaise poussa un soupir et s'écarta de Flore. La jeune femme lui caressa le cou alors que l'expression du dragon s'assombrissait.
- Tu penses encore à Wilhelm ? s'enquit-elle.
- Désolé. Je refuse de croire qu'il est mort. Si ça se trouve il est sous terre et il attend qu'on vienne à son secours...Peut-être que je pourrais descendre dans la bouche de l'Enfer et...
- Et ne plus jamais revenir ? lui dit tendrement Flore. Tu fais confiance à la force de tes ailes mais tu sous-estimes les profondeurs de cet endroit. Même si tu arrivais à toucher le fond, il se pourrait bien que tu n'en remontes jamais. Qui sait ce qui s'y cache, s'il y a vraiment un fond !
- En dehors de l'espace et du temps rien n'est infini, grommela Blaise. Ce puits a forcément une fin ! Je n'arrête pas d'imaginer Will perdu dans les ténèbres, en train de mourir à petit feu pendant que nous nous tournons les pouces à la surface !
La voix de son ami se fissura et Flore lui offrit son étreinte pour le réconforter, la mine chagrine. Elle lui caressait les cheveux quand quelqu'un éclata de rire.
- Comme c'est attendrissant ! Le terrifiant dragon se fait dorloter par la princesse ! Dis-moi Flore, tu ne couvrirais pas un léger syndrome de Stockholm ?
Le couple se leva d'un bond alors que Séraphin foulait le sol de la clairière d'un pas conquérant. Un sourire mauvais barrait son visage et ses yeux luisaient de colère. Il leva la main et une vingtaine d'hommes armés surgirent de l'ombre à son commandement. Ils pointèrent tous leurs armes sur Blaise.
- Si jamais tu essaies de jouer au brave ils tirent sur Flore, lança Séraphin sans dissimuler son amusement.
Les ailes de Blaise frémirent de rage. Séraphin arriva à son niveau et tira la jeune femme à lui. Un rictus de douleur tordit la bouche de Flore tandis que le blondinet lui tordait le poignet. Blaise amorça un pas en avant et on lui tira une balle dans l'épaule. Flore hurla de peur et de colère pourtant le dragon ne cilla pas plus que si une mouche venait de se poser sur lui. Il soupira et épousseta son épaule avec une grimace contrariée.
- J'aimais bien ce tee-shirt.
Une pluie de projectiles s'abattit sur lui. Des balles, des flèches, des harpons...Rien ne transperça la peau de Blaise. Il arracha son haut en grognant et révéla les écailles bleues et translucides qui le protégeaient avec plus d'efficacité que les armures de ses opposants. Séraphin empoigna Flore et plaça sa lame sur son cou sans le moindre scrupule, énervé par la résistance du dragon.
- Si tu ne te laisses pas faire, je lui ouvre la gorge et je la laisse se vider de son sang dans ta jolie clairière. À toi de voir.
Blaise se mordit la lèvre inférieure alors que le regard déterminé de Flore l'implorait d'infliger une bonne correction à Séraphin. Celui-ci s'amusait comme un petit fou, presque trépignant d'impatience dans l'attente de la défaite du dragon. Wilhelm aurait aimé lui coller son poing dans la figure. Malheureusement, tout ce qu'il pouvait faire était assister à la reddition de son meilleur ami.
Comme pour Violaine et Silvana, on lui passa d'étranges entraves de pierre blanche aux reflets arc-en-ciel. Flore supplia, tempêta, menaça tandis qu'ils emportaient Blaise. Séraphin la relâcha lorsque le dragon ne fut plus en vue et elle se jeta sur lui pour essayer de le gifler. Il arrêta sa main à mi-chemin de son visage et susurra avec fiel :
- Voilà ce qui arrive quand on fricote avec l'ennemi.
Entraîné par la force mystérieuse, Wilhelm décolla de la clairière en retenant un juron agacé et arriva dans une pièce en pierre austère. Un bureau en bois avec une chaise la meublait, rien de plus. Des stylos et des feuilles blanches jonchaient le bureau, ainsi qu'une bouteille d'eau et une assiette de riz encore pleine.
Ophélia se tenait courbée sur une feuille, un crayon entre les doigts et la mine appliquée. Ses mèches rousses balayaient la surface blanche du papier et ses yeux verts plissés de concentration ne quittait pas son dessin des yeux. Sa nouvelle création représentait Wilhelm face à une gigantesque femme de bronze. On aurait pu croire qu'elle avait vécu la scène à cause de la quantité astronomique de détails, de l'attitude débraillée de Wilhelm aux écritures sur le corps de la déesse.
D'autres œuvres colonisaient un coin du bureau. Wilhelm se sentit gêné d'être dessiné sur toutes les feuilles. Les œuvres d'Ophélia retraçaient sa chute et son voyage dans la bouche de l'Enfer. S'il avait été en possession de son corps, il aurait rougi face au dessin qui le représentait nu lors d'une de ses toilettes sommaires. Ophélia avait vraiment besoin de dessiner une scène aussi triviale ? Encore une fois, il trouva qu'elle l'embellissait beaucoup trop. Il examinait un portrait de lui endormi quand la porte du bureau s'ouvrit en grand avec tant de violence qu'elle claqua contre le mur.
Grégoire Close entra dans la pièce et se dirigea vers le bureau, manifestement énervé. Ophélia se tassa sur sa chaise, craintive, tandis que son paternel jetait un œil à ses œuvres.
- Encore lui ? tonna-t-il. Ça fait des semaines que tu le dessines !
Des semaines ? Wilhelm avait l'impression que ça n'en faisait qu'une, deux au maximum, depuis sa chute dans le puits. Le père d'Ophélia s'empara d'un portrait et le déchira sans état d'âme, le visage écarlate. La jeune femme essaya de l'en empêcher mais il la repoussa durement.
- Dessiner, dessiner, dessiner ! Tu ne sais faire que ça ! Tu es conteuse, tu devrais écrire ! Qu'est-ce qui m'a donné une fille aussi incapable ? Je suis la risée d'Hesse-Cassel à cause de toi ! Tu n'as pas produit un seul conte depuis que tu es en âge de tracer des lettres ! Les gens se posent des questions, se moque dans mon dos ! T'enfermer ici ne t'a pas suffi de leçon ? Qu'est-ce qu'il faut que je fasse pour que tu écrives ? Je sais : je vais brûler tous les dessins de ce maudit Rosenwald. Si tu t'avises de recommencer je te prive de repas, puis d'eau. C'est clair ?
Ophélia bondit pour protéger ses œuvres, piquée au vif par cette menace odieuse. Elle se plaça entre elles et son père, bouillonnante de rage.
- Je dessine si j'en ai envie ! cracha-t-elle. Tu peux m'affamer ou me déshydrater si ça te chante mais tu ne m'empêcheras jamais de dessiner ! Je me moque de décevoir tes attentes ! Je suis ta fille, pas un outil pour asseoir ta puissance sur Hesse-Cassel !
Il la gifla à une telle vitesse que Wilhelm ne vit pas le coup venir. Ophélia accusa le coup sans gémir, les mâchoires serrées pour empêcher la moindre plainte de lui échapper. Le brasier dans ses yeux ne cessa pas de briller, même lorsque son père l'écarta et déchira ses dessins. Il n'arrêta son massacre que lorsqu'il ne resta que des morceaux à ses pieds.
- Je reviens dans deux jours. Si tu n'as terminé aucun conte d'ici là, je serais contraint de me montrer bien plus sévère.
Il s'en alla et claqua la porte derrière lui, à tel point qu'elle trembla dans ses gonds. Une clé tourna dans la serrure et Ophélia explosa. Elle renversa son bureau avec un cri de démon échappé de l'enfer. Ses cheveux volaient autour d'elle comme des flammes et ses yeux verts lançaient des éclairs. Elle ressemblait à une furie et Wilhelm la trouva divine. Ophélia se laissa tomber à terre et rassembla ses dessins déchirés pour les serrer entre ses bras.
- Will...murmura-t-elle en se recroquevillant au sol.
Il regretta la perte de son corps à cet instant plus qu'à aucun autre. Il vérifia le lien qui unissait toujours sa conscience à son pyjama de chair et constata avec surprise qu'il ne tressaillait plus. Est-ce que cela voulait dire que le danger était passé ? Il observa Ophélia, prostrée dans cette petite pièce. Depuis combien de temps lui infligeait-on ce traitement ? Elle l'attendait, il ne devait plus perdre une seule seconde. Il glissa le long du lien et replongea dans les entrailles de la terre.
Alors qu'il s'en allait, il ne vit pas la jeune femme se redresser avec une expression stupéfaite puis se renverser en convulsant.

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