Après leur petite nuit, émerger et se préparer s'avéra une épreuve du combattant. Surtout quand ils se groupèrent à quatre dans la petite salle de bain. Wilhelm manqua de peu de se faire éborgner par un peigne et se fit asperger de parfum par accident.
- Désolée Will, tu vas sentir les fruits des bois toute la journée, s'excusa Violaine en grommelant.
- Pauvre de lui, ricana Blaise en préparent sa brosse à dent. Personne n'a vu mes chaussettes ? Je les avais déposés là tout à l'heure...
- Tu parles des choses grises ? s'enquit Silvana. Dans la corbeille de linge : elles sentaient mauvais.
- Silv', c'est pas cool ! Tu me fais le coup à chaque fois !
- À force tu finiras par apprendre la propreté, se moqua Violaine en lui donnant un coup d'épaule. Maintenant pousse-toi, j'ai besoin du miroir pour me maquiller.
Wilhelm assista à ces échanges avec un sourire amusé. Des gaufres les attendaient pour le petit-déjeuner : la journée commençait bien. Sur un petit nuage, Wilhelm ignora les nombreux messages que son jumeau lui envoyait toutes les heures et refusa catégoriquement tous ses appels. Qu'il aille voir ailleurs s'il y était !
- Il te harcèle toujours ? demanda Blaise juste avant la fin des cours.
- Non, on dirait qu'il a compris le message.
C'était se prononcer trop tôt. Lorsque Wilhelm poussa les portes du lycée en compagnie de ses amis, à la fin de leur journée de cours, Thérance attendait juste devant. Il portait son uniforme de Jean de la Fontaine, avec sa cravate de travers.
- Ennuis droit devant, murmura Violaine.
- On n'a qu'à faire comme si on ne le voyait pas et l'esquiver, suggéra Blaise.
- Laissez tomber, soupira Wilhelm. Je vais aller lui parler avant qu'il se ridiculise publiquement.
Pendant que les autres élèves du lycée dévisageaient son jumeau avec étonnement, ils se rejoignirent. Thérance serrait la bandoulière de son sac de cours si fort que ses jointures étaient blanches.
- Salut ! lança-t-il avec un enthousiasme excessif.
- Salut.
- Tu vas bien ?
- Mieux qu'avant-hier. Et toi ?
- Je...Je n'ai pas beaucoup dormi hier. Je n'ai pas arrêté de penser à ce que je t'avais dit. J'ai vraiment été un abruti.
- C'est bien de t'en rendre compte, ricana Wilhelm.
Son jumeau lui adressa une œillade désespérée mais il ne se laissa pas attendrir. Thérance voulait s'excuser ? Qu'il le fasse. Mais qu'il ne compte pas sur lui pour mâcher ses mots ou ravaler ses commentaires.
- Ce que j'ai dit à propos de toi et papa...Ce n'était pas vrai.
- Sauf que tu le pensais vraiment, siffla Wilhelm.
- Non ! Enfin...Si. Mais c'était sous le coup de la colère !
- La colère a bon dos ! Moi aussi je pourrais dire que je t'ai frappé et que j'ai mis ta chambre à sac sous le coup de la colère. Mais ça n'excuse pas tout. Ce que tu as dit dans la cuisine, tu savais que ça me blesserait. Tu l'as fait exprès.
Thérance ouvrit la bouche pour protester puis la referma avec une expression crispée.
- Qu'est-ce qu'il faut que je fasse pour que tu me pardonnes ? demanda-t-il.
- Je n'ai pas envie de te pardonner. Laisse-moi en paix et continue à vivre ta vie de ton côté, ça vaudra mieux pour nous deux.
Il se détourna mais Thérance l'empoigna par le bras. Wilhelm essaya de se dégager mais son frère avait toujours eu plus de forces que lui. Il s'obligea à lui faire face. Du coin de l'œil, il repéra ses amis qui observaient la scène, de loin. Silvana penchait la tête sur le côté, pensive. Blaise, tendu et prêt à intervenir, était retenu par la poigne de Violaine dont les yeux clairs envoyaient des messages d'encouragement à Wilhelm et fusillaient Thérance. Le regard du jeune homme s'arrêta sur une femme aux cheveux noirs et au chemisier blanc qui rivait ses iris obscures sur eux, derrière les portes du lycée. Leur mère était là pour assister à ce spectacle lamentable, elle aussi. Wilhelm tâcha de ne pas y prêter attention.
- Je suis ton frère Will. Peut-être pas le plus intelligent, comme tu as pu le constater. Papa n'est plus là et tu es le seul sur qui je peux compter.
- Tu oublies nos chers grands-parents qui t'adorent tellement.
- Qui m'adorent tellement ? Je les connais à peine Will ! Nous nous sommes rencontrés une fois, pour le repas de famille ! Et qu'est-ce qui te laisse supposer qu'ils m'apprécient plus que toi ? À t'entendre on dirait que tu es jaloux !
- Jaloux ? Bien entendu que je suis jaloux ! s'écria Wilhelm.
Son aveu laissa son frère silencieux. Wilhelm en profita pour se dégager de sa poigne et s'approcha de lui en baissant la voix pour qu'il soit le seul à l'entendre :
- Arrête de prendre cet air étonné. Comment voudrais-tu qu'il en soit autrement ? Vous partagez vos petits secrets entre vous sans me mettre dans la confidence. Pourquoi est-ce que papa a révélé la vérité sur notre famille et notre mère à toi et pas à moi ? C'est une question que je me suis souvent posé. Qu'est-ce que tu as de plus que moi qui te donne le droit de savoir Thérance ? Est-ce que tu as pensé une seule seconde à ce que je ressentais ? Je n'ai jamais eu beaucoup d'amis et j'ai été placé à l'écart trop souvent. Je croyais que s'il existait des personnes qui ne me trahiraient jamais, c'étaient bien papa et toi. Maintenant imagine ma déception que je me suis aperçu que cette conviction n'avait rien de vrai. Mes deux plus vieux alliés, amis, les membres de ma propre famille, me plantent un couteau dans le dos. Avant nous étions trois mais du moment que nous sommes arrivés à Hesse-Cassel, j'ai été retiré de l'équation, ce qui n'a rien de surprenant. Est-ce que tu sais seulement que tu es le préféré de papa ?
Thérance secoua vivement la tête.
- Qui t'as dit ça ? C'est faux ! Papa nous aime autant l'un que l'autre !
- Non. Il me craint parce que je lui rappelle maman.
Thérance ne nia pas. Le cœur de Wilhelm sombra un peu plus dans sa poitrine. Il aurait presque préféré que son jumeau démente ses propos. Au lieu de ça, il dit :
- Pardon. J'ai promis à papa de ne rien te dire. Il juge que tu n'es pas encore prêt à entendre la vérité. Il a peur.
Pas encore prêt à entendre la vérité ? Wilhelm eut envie de secouer son jumeau comme un prunier et de lui hurler qu'il était trop tard, qu'il savait tout bien mieux qu'eux et qu'il se portait très bien. Que craignait son paternel ? Qu'il tombe du côté obscur de la force ? La bonne blague ! Aux yeux des siens il se trouvait déjà du mauvais côté de la barrière et rien ne pourrait changer l'image qu'ils avaient de lui, ce qu'ils croyaient être le vrai Wilhelm.
- Qu'il garde sa peur et ses réponses pour lui. Toi aussi tu peux continuer à te taire. Vous n'avez pas besoin de moi et je n'ai pas besoin de vous non plus.
- Ne dis pas des choses comme ça ! Nous ne pensions pas à mal ! Je peux te le jurer ! Nous voulions simplement te protéger. Parfois tes réactions sont compliquées à prévoir et papa craignait que la vérité te perturbe au point que tu commettes une erreur !
- Vous avez fait une erreur les premiers ! cria Wilhelm sans plus se soucier de la foule qui les écoutait.
- Je t'ai dit que j'étais désolé ! hurla son jumeau en retour. Il faut que je le répète combien de fois encore ?! Mille ? Très bien ! Je suis désolée, je suis désolé, je suis désolé, je suis désolé, je...
- Stop ! Tu es ridicule !
- Pas plus que toi !
Ils se défièrent du regard. Thérance avait empoigné sa veste par le col et Wilhelm avait une main sur son épaule, prêt à le repousser.
- Tu es vraiment borné ! lui murmura son jumeau.
- Ça nous fait au moins un point en commun, rétorqua Wilhelm.
- Qu'est-ce que je dois faire pour que tu me pardonnes ?
- Agenouille-toi devant moi et on verra après, déclara Wilhelm avec un rire méprisant.
Il l'avait dit pour se moquer de son frère, parce qu'il pensait dur comme fer que Thérance ne s'abaisserait pas à ça. Après tout, son jumeau avait sa fierté. Pourtant Thérance déposa son sac de cours et commença à fléchir les genoux. Il les posa à terre et courba la tête face à Wilhelm qui n'en revenait pas.
- Mais qu'est-ce que tu fais ?!
- Ce que tu m'as dit : je m'agenouille devant toi.
- Thérance, c'était une parole en l'air ! Relève-toi !
- Non ! Pas avant que tu me pardonnes ! dit fermement son jumeau.
- On obtient pas le pardon en le forçant !
- Alors je n'ai qu'à me courber encore plus bas.
Et il s'inclina à ses pieds. Son front toucha le sol et les joues de Wilhelm brûlèrent de honte. Voilà où ils en étaient et ce qu'il faisait faire à son frère. Il essaya de le relever de force mais Thérance lutta pour maintenir sa position.
- Thérance, ça suffit les gamineries ! Tout le monde nous regarde !
- Je me fiche des autres. Ils peuvent se moquer s'ils veulent. Moi je veux réparer le mal que j'ai causé. J'ai été détestable : pardonne-moi.
- D'accord ! D'accord je te pardonne ! Mais par pitié, redresse-toi ! C'est gênant là, est-ce que tu te rends compte ?
Son jumeau se détendit comme un ressort, un grand sourire placardé sur le visage.
- Tu me pardonnes vraiment ?
- Oui, vraiment ! mentit à moitié Wilhelm. Tu as fait un effort admirable mais par pitié : ne refais plus jamais ça.
Thérance épousseta ses genoux et lui donna une claque dans le dos.
- Entendu ! Tu viens ? Henri nous attend au café.
Wilhelm lui emboîta le pas et salua ses trois amis d'un geste de la main. Sur le trajet menant au café, Thérance raconta sa journée à son jumeau comme si de rien n'était. Wilhelm s'efforça de sourire et de manifester un peu d'entrain mais le cœur n'y était pas. Comment son père et son frère parvenaient-ils à effacer les querelles d'un revers de la main ? Wilhelm avait la désagréable impression de toujours céder trop facilement.
Quand ils arrivèrent, il y avait plus de clients que d'ordinaire.
- Mince, grimaça Thérance. J'ai un exposé à préparer, je n'ai pas le temps d'aider Henri...
- Je vais le faire, se proposa Wilhelm. Va travailler.
- Tu es sûr ? Tu n'aimes pas beaucoup servir d'habitude...
- Pas le choix. Henri est submergé et le devoir t'appelle ailleurs. Je te dois bien ça après ta demande de pardon très théâtrale.
Thérance émit un petit rire et se retira à l'arrière du café pour s'installer à une table libre. Wilhelm se glissa dans la petite cuisine et décrocha le tablier noir qui pendait à un crochet à côté de la porte pour le passer autour de sa taille avec un soupir résigné. Il rejoignit Henri derrière le comptoir et le vieil homme le dévisagea avec étonnement.
- Tiens, un revenant ! Tu viens me donner un coup de main ?
- Du moins essayer. Pardonne-moi si je brise quelques verres.
- C'est le métier qui rentre, dit Henri en lui tendant un plateau en bois circulaire.
Wilhelm fit du mieux qu'il pouvait. Il ne possédait pas l'aisance naturelle de son jumeau pour s'exprimer, ni le sourire chaleureux de son père. Cela ne l'empêcha pas d'échanger quelques mots avec les clients. Contrairement à ce qu'il craignait, il ne fit rien tomber et ne se trompa dans aucune commande, ce qui tenait du miracle. Il était derrière le bar, en train de servir une pression quand la porte du café s'ouvrit sur Ophélia. Elle sourit en le remarquant en plein service. Il se sentit bizarrement heureux de la voir alors qu'ils se connaissaient à peine. Il mit son contentement sur le fait qu'ils possédaient tous les deux du calme, de la réserve et une fibre artistique passionnée.
- On ne sert pas d'alcool aux mineurs, plaisanta-t-il.
- C'est parfait, je voulais simplement un diabolo grenadine. Ton frère est là ?
- Dans le fond. Il prépare un exposé, répondit Wilhelm.
- Je sais, nous devons le faire tous les deux. Nous allons travailler dessus une petite heure, tu te joindras à nous après ?
- Seulement s'il n'y a pas de clients à servir.
Elle acquiesça doucement et rejoignit Thérance. Wilhelm poursuivit son service tout en se faisant la réflexion qu'il avait le numéro de portable d'Ophélia et qu'il n'avait jamais envoyé le moindre message. Il nettoyait quelques verres quand le carillon indiquant l'arrivée d'un nouveau client résonna. Le café se plongea aussitôt dans un silence pesant. Wilhelm releva la tête de son travail et manqua de lâcher le verre qu'il essuyait quand il avisa sa mère. Toutes les personnes présentes la dévisageaient avec crainte. Certains clients posèrent quelques pièces à côté de leur verre encore à moitié plein et quittèrent les lieux. Les autres se tassèrent sur leur chaise comme si leur repli les dissimulerait à la nouvelle venue.
- Espérance, la salua Henri d'un ton froid.
- Bonsoir Henri. Comment allez-vous après toutes ces années ?
- Mieux que Jonas, c'est indéniable. Que venez-vous faire ici ?
- Me détendre après une journée de travail. Wilhelm, est-ce que tu peux me servir une vodka s'il te plaît ?
Une vodka ? Pure ? Il obéit en espérant que sa mère tenait bien l'alcool et qu'elle ne se mettrait pas à transformer les clients en statues après quelques verres. Par mesure de précaution, il ne le remplit qu'à moitié avant de le poser devant elle. Elle le remercia avec un sourire radieux. Elle n'avait rien à voir avec l'ensorceleuse furieuse de la dernière fois. Elle parut lire dans ses pensées car elle déclara :
- Je tenais à m'excuser. J'ai été dure quand tu es venu me voir. J'avais tort.
Décidément ! Ils s'étaient donné le mot pour obtenir son pardon aujourd'hui ! Il lui en voulait moins à elle qu'à Thérance, ce qui le poussa à dire avec sincérité :
- C'est déjà oublié.
- J'ai changé d'avis tu sais. J'ai essayé mais...il n'y a rien que je puisse faire.
Il ne l'ignorait pas. Le seul moyen de briser la malédiction était de remplir les conditions imposées par la reine au cœur de pierre.
- Il doit bien exister un moyen...fit-il mine d'insister.
- Je vais continuer à chercher mais je pense que c'est impossible. Il est trop tard.
Elle soupira et fit tourner son verre entre ses mains. Par « continuer à chercher », Wilhelm entendait « visiter ton père chaque nuit ». C'était une excellente nouvelle, une preuve que le conte suivait son cours. Il la remercia d'un signe de tête et continua sa vaisselle, le cœur plus tranquille. Assise au comptoir, elle le regarda faire avec le menton posé dans le creux de la main. Henri les surveillait à une distance respectueuse, assez loin pour ne pas les entendre. Dans le café l'atmosphère se détendit progressivement et les conversations reprirent face à l'attitude paisible de l'ensorceleuse.
- Je t'ai vu te disputer avec Thérance tout à l'heure. Qu'est-ce qui s'est passé entre vous ?
Elle affectait d'être curieuse mais Wilhelm sentit une pointe d'inquiétude dans sa voix.
- Il a eu des mots assez cruels envers moi et nous nous sommes brouillés. Comme je boudais dans mon coin il est venu s'excuser et j'ai décidé de faire un effort pour le pardonner.
- Tout est bien qui finit bien ?
- Tout est bien qui finit bien, répéta Wilhelm, que la formulation amusait énormément.
- Qu'est-ce qu'elle fait là ? demanda une voix dure comme du fer en éclatant leur petite bulle harmonieuse.
Thérance avait quitté sa table pour venir voir ce qui avait causé un si grand silence. Il dévisagea Espérance avec une colère qu'il ne dissimulait pas.
- Bonjour Thérance, répondit leur mère. Comment vas-tu ?
Son jumeau éclata d'un rire sardonique une seconde avant de retrouver son masque de colère.
- C'est une plaisanterie ? Après ce que tu as fait tu oses venir ici ? Tu n'es pas la bienvenue, va-t'en !
Leur mère serra les dents avant de répondre :
- J'allais justement partir.
Elle vida son verre d'une traite et le posa sur le bar avec un bruit sourd. Elle paya sa consommation puis glissa un billet de dix euros en direction de Wilhelm.
- Un pourboire pour le serveur. Nous nous reverrons au lycée.
Elle s'en alla comme elle était venue, dans un grand silence que même une mouche n'osa pas troubler. Thérance fixa la porte qui se refermait, les mâchoires contractées. Il restait encore du chemin à parcourir avant que son frère pardonne à leur mère. Et d'après ce que Wilhelm avait écrit, ce jour risquait de ne jamais arriver.
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Les contes de Rosenwald
ParanormalWilhelm, un adolescent réservé et passionné par l'écriture de contes, déménage avec son jumeau et son père dans la ville natale de ce dernier, Hesse-Cassel. Bien vite, le jeune homme s'aperçoit que sa famille a de nombreux secrets, dont elle tient à...