Chapitre 41 : La reprise

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Les jours suivants sa guérison, Maximilien ne se réveilla pas. Léonard les avait prévenu : plus la blessure était grave, plus le patient avait besoin de repos. La magie ne faisait pas tout. Rien qu'après le traitement de sa plaie, Wilhelm avait dormi jusqu'en fin d'après-midi. Son père appelait tous les jours chez ses parents pour prendre des nouvelles de son frère. Wilhelm s'en voulait terriblement quand il le voyait dans cet état. Il avait su ce qui allait se produire, il avait eu toutes les cartes en main et pourtant il n'avait pas su l'empêcher. Il avait mal joué. Il essayait de se convaincre que ce n'était pas sa faute mais peine perdue.
Depuis l'accident, il n'adressait plus la parole à l'autre grand coupable : Thérance.
Son jumeau essaya de lui parler plusieurs fois mais Wilhelm l'ignora. Il ne pouvait plus le regarder dans les yeux sans éprouver une colère mêlée de tristesse. Il se sentait trahi et c'était un faible mot. Son frère n'avait pas écouté ses mises en garde et, pire que tout, il l'avait blessé. Cette limite, il ne l'avait jamais dépassé avant. Ils s'étaient déjà battus des centaines de fois, comme la plupart des frères et sœurs le font, mais toujours verbalement ou avec les poings. À présent il se réveillait au milieu de la nuit après des cauchemars où son jumeau, en proie à une folie meurtrière, abattait une lame sur lui.
Le froid entre eux ne peinait que moyennement leur père. Il était trop occupé entre son café et Maximilien pour gérer les disputes entre ses fils. Sans compter qu'il consacrait tout son temps libre à leur mère. Au début, elle leur rendait visite quelques heures l'après-midi ou le soir. Puis elle était venue de plus en plus souvent et longtemps. Elle dînait avec eux, préparait des petits plats, se promenait dans les jardins. Wilhelm profitait de sa présence autant que possible, à l'inverse de Thérance.
Au départ, c'était étrange de la voir parmi eux. Elle comblait un vide dont Wilhelm n'avait jamais eu conscience. Entendre son rire, la voir déambuler dans la maison en chantonnant, sentir son parfum au détour d'un couloir...Mais ce que Wilhelm préférait, même s'il ne l'avouerait jamais, c'était quand elle le taquinait. Sa mère possédait un humour tantôt innocent, tantôt acéré. Son visage sérieux se déridait tout à coup juste avant qu'elle raconte une bonne blague ou qu'elle embête Jonas et Wilhelm.
Elle se gardait de chahuter avec Thérance. Il était le seul qui ne se réjouissait pas de sa présence, ce qui était inévitable. Il ne restait jamais dans la même pièce qu'elle, ne lui adressait jamais un mot et ne la regardait que pour exprimer son mépris. La tension régnait dès que sa mère et son jumeau se faisaient face, des confrontations aussi rares que déplaisantes.
Pourtant Espérance déployait des efforts considérables pour se faire apprécier de son deuxième fils. Elle lui parlait avec un ton doux pour lui demander comment il allait, elle cuisinait ses plats préférés, lui proposait de regarder ses films favoris. Thérance refusait tout en bloc, il la détestait quoi qu'elle fasse et elle n'arrivait pas à percer sa carapace. Cette situation attristait profondément leur mère même si elle conservait son sourire tendre. De leur côté, Wilhelm et son père se démenaient pour qu'elle garde le moral.
Jonas n'était plus le même depuis qu'il se tenait de nouveau aux côtés de son épouse. Il rayonnait de bonheur et de douceur. Le poids des responsabilités qui pesaient sur ses épaules s'allégeaient et il prenait dix ans de moins. Ils faisaient tout ensemble, comme s'ils n'arrivaient plus à se séparer.
Comme Wilhelm, sa mère aimait la lecture. Il la voyait souvent lire assise sous la pergola du jardin. Elle appréciait aussi les séries à l'eau de rose qu'elle regardait sous un plaid avec un bol de pop-corn. Wilhelm ne supportait pas ces émissions mièvres mais il restait sur le canapé avec elle pour profiter de sa présence.

Si Thérance disparaissait de plus en plus souvent, au point où il arrivait à Wilhelm de se demander s'il n'avait pas rêvé l'existence de son jumeau, Henri mettait un point d'honneur à les visiter chaque jour. Wilhelm le soupçonnait de garder un œil sur Espérance mais aussi sur lui. Depuis son face à face avec la femme maudite du guérisseur, le vieil homme était persuadé que Wilhelm possédait des pouvoirs qu'il leur cachait, ce qui n'avait rien de faux. Le jeune homme niait mais Henri n'était pas né de la dernière pluie. Il insistait jour après jour pour faire subir des tests à Wilhelm. Son père l'encourageait à les passer mais le jeune homme refusait obstinément.
Il clamait dans la maison qu'il n'avait aucun don et qu'il ne s'était rien produit lors de son contact avec la femme de Léonard. Personne ne le croyait : ils avaient tous vu son corps se rigidifier et son regard se voiler.
Pendant sa vision ils l'avaient appelé et touché, sans obtenir de réaction de sa part. Ils savaient qu'il dissimulait quelque chose mais Wilhelm défendait son secret comme un dragon veillerait sur son trésor. Henri finirait par se lasser tôt ou tard.
Leur vie de famille toute récente, que Wilhelm savourait chaque jour d'avantage car il savait que cette paix fragile ne tarderait pas à se rompre sous le poids des pressions extérieures, prit un nouveau tournant quand la rentrée approcha. Espérance passait à présent le plus clair de son temps chez eux. Ses affaires se mélangeaient peu à peu aux leurs tandis qu'elle trouvait sa place dans la maison. La veille de la reprise des cours, elle emménagea pour de bon. Elle arriva en compagnie de quelques cartons qu'elle déballa avec l'aide de son époux en moins de deux heures. Ce jour-là, Thérance ne quitta pas sa chambre et ne daigna pas manger les assiettes qu'ils laissèrent devant sa porte.
Le lendemain, quand leur mère les emmena au lycée, son frère affichait une tête d'enterrement. Wilhelm le soupçonnait de songer à ouvrir la portière durant le trajet pour s'éjecter du véhicule et terminer le chemin jusqu'à Jean de la Fontaine à pied. Il ne la salua pas en quittant la voiture et claqua la portière. Quand Espérance se gara sur le parking de Charles Perrault et arriva avec Wilhelm, les autres élèves échangèrent des messes basses. Il s'y attendait : toute la ville ne parlait que du rabibochage entre sa mère et son père, ainsi que de la fuite de sa tante avec l'ensorceleuse responsable de sa malédiction. Il traversa le hall sans leur prêter attention.
- À ce soir Will, lui dit sa mère.
- À ce soir maman, répondit-il en savourant ces mots qu'il avait rêvé de prononcer toute sa vie.
Il rejoignit ses amis qui attendaient dans la cour, assis sur un rebord en béton sous un arbre aux feuilles automnales. Il remarqua aussitôt que Blaise était différent. À présent, en plus de ses ailes et de ses cornes, il possédait une queue écailleuse. Ses doigts se terminaient par des griffes noires à la place des ongles et plus d'écailles d'un bleu translucide recouvraient sa peau qu'auparavant. Est-ce que c'était la proximité avec la nature qui l'avait métamorphosé ou...autre chose ?
- Alors canaille, l'accueillit son ami. Comment se sont passées les vacances ?
Il ne pouvait pas entrer dans les détails sans révéler aux filles qu'il était un auteur de leur côté. Son secret était déjà compromis auprès de sa famille. Il préférait que ses amies l'apprennent avant et c'est ce qui le décida à parler. Il leur révéla tout. Si le visage de Silvana n'exprimait rien, les yeux de Violaine s'agrandirent de minute en minute. Sa surprise atteignit son paroxysme quand sa mâchoire se décrocha. Dès la fin de son récit, elle lança à Blaise :
- Et tu le savais ?!
- Depuis un petit bout de temps, répondit le dragon sur le ton de l'excuse.
Elle lui donna une tape dans le ventre et s'écria :
- On dit que les filles font des cachotteries mais les gars ne sont pas mieux ! Faux frère !
- Tu as des contes sur nous alors ? l'interrogea Silv' en penchant la tête sur le côté.
Wilhelm acquiesça. Il était encore un peu perturbé d'avoir révélé son grand secret à deux personnes de plus mais il faisait confiance à ses amies : elles ne répéteraient rien, à l'instar de Blaise. Violaine soupira.
- Qu'est-ce que je ne donnerais pas pour lire ce que tu as écrit sur moi ! Je suppose que tu ne me laisseras pas jeter un œil.
Il réfléchit. La remarque de la jeune femme lui rappela qu'il n'avait pas recherché son conte même s'il avait une petite idée sur celui-ci. Avec tout ce qui s'était produit, cette tâche lui était sortie de la tête.
- Un jour peut-être, dit-il en guise de réponse.
Un sourire aussi sauvage que malin étira les lèvres de Violaine.
- Tu ne cesseras jamais de me surprendre Rosenwald. Conteur au service des êtres les plus dépréciés d'Hesse-Cassel ? C'est une belle revanche que nous prenons sur ces abrutis qui s'imaginent meilleurs que nous à cause d'un arrêt favorable des Grandes Roues.
Elle l'évoquait comme une banalité énervante mais Wilhelm continuait de considérer ce système comme la plus grande des injustices. Il n'accordait aucun crédit à ses fameuses roues de la destinée qui faisaient la pluie et le beau temps. Au fond de son cœur, il demeurait persuadé qu'elles ne régissaient pas tout, qu'il existait un moyen de changer les choses. Il ne pouvait pas expliquer d'où lui venait cette certitude mais elle le rongeait jour après jour et s'insinuait toujours plus profondément dans son esprit.
- Est-ce que je suis seule dans mon conte ? s'enquit soudain Silvana en surprenant tout le monde par sa spontanéité.
Wilhelm n'ignorait pas le sens caché de sa question et répondit avec un petit sourire :
- Il est là aussi. Je l'ai nommé l'archer, il a beaucoup de tendresse pour toi.
Pour la première fois, il vit un sourire doux relever la commissure des lèvres blanches de la pâle jeune femme. Tout son visage gelé se réchauffa et elle murmura d'un ton chargé de chaleur :
- C'est bien.
Comme ils ignoraient tout de la relation qu'entretenait leur amie avec Philibert, Violaine et Blaise suivaient l'échange avec perplexité. Wilhelm et Silvana ne donnèrent pas plus d'explications et ils n'insistèrent pas, respectueux de la vie privée de leur sœur de cœur.
- Si tu te sens oppressé chez toi, tu peux venir chez nous quand tu veux, ajouta son amie aux yeux glacés.
Il les remercia pour leur soutien indéfectible et la sonnerie lui annonça qu'il était temps de retourner sur les bancs de l'école. Alors que ses amis se dirigeaient vers le bâtiment des sciences pour un cours de chimie, il attrapa Blaise par l'épaule et ne résista pas à l'envie de lui demander :
- Est-ce qu'il s'est passé quelque chose pendant ses vacances ?
- Quelque chose comme quoi ? répliqua son ami sans parvenir à cacher le rose qui lui montait aux joues.
- Comme Flore et toi.
- Oh. Eh bien...Est-ce qu'il est vraiment utile que je te mente ?
- Je suis déjà au courant, avoua Wilhelm. J'ai eu une vision à ce sujet.
Blaise gagna trois teintes de rouge et marmonna dans sa barbe.
- Quand ? l'interrogea-t-il ensuite.
- Le jour où elle a cassé un verre dans le café.
Son ami écailleux haussa les sourcils dans un effort suprême pour camoufler sa gêne.
- Je la détestais encore à cette époque. Du moins je croyais la détester. Ne me dis pas que tu vas ajouter ça dans mon conte ?
- J'écrirais tout ce qui te concerne jusqu'au moment où je jugerais que ton conte a atteint sa conclusion.
- Les conteurs n'ont aucun respect de la vie privée, bougonna Blaise. J'espère que tu n'as rien vu de trop embarrassant...
- Rien en dehors d'une séance de bécotage. Mais si j'ai une nouvelle vision qui est moins innocente je me cacherais les yeux, c'est promis !
Blaise avait l'air de vouloir disparaître de la surface de la Terre et se cacha presque le visage, écarlate, derrière une de ses ailes. Wilhelm lui tapota l'épaule pour le réconforter, sans se départir de son sourire malicieux. Il laissa son ami embarrassé pour aller en cours durant lesquels les notes se mirent à pleuvoir. Elles s'élevaient toutes au-dessus de la moyenne et celle qui le rendit le plus fier n'était autre que sa note de français : un beau dix-neuf sur vingt pour un sujet d'invention sur la guerre.
- Continue comme ça Wilhelm, commenta la professeure en lui tendant sa copie. Tu as vraiment une belle plume.
Il rayonna toute la journée à la suite de ce compliment, aussi béat et euphorique qu'un gagnant du loto ou un jeune marié, jusqu'au dîner. Thérance affichait une mine sombre tandis que Jonas les servait à tour de rôle et qu'Espérance remplissait la carafe d'eau. Henri dévisageait Wilhelm comme pour le décrypter. Il s'agissait d'un dîner presque ordinaire pour eux, depuis quelques temps. Henri finit par demander :
- Il s'est passé quelque chose aujourd'hui ?
- La journée a été bonne, répondit vaguement Wilhelm.
- Il a eu d'excellents résultats, dit sa mère.
- Comment est-ce que tu le sais ? s'étonna-t-il.
- Je laisse souvent traîner une oreille en salle des professeurs, avoua-t-elle. Et j'ai notamment entendu ta professeure de français lire ton dernier devoir. Il était très émouvant, j'ignorais que tu écrivais aussi bien.
Les regards qui convergeaient vers lui firent baisser le nez vers son assiette. Henri devint presque suspicieux, comme s'il commençait à entrevoir ce que cachait le jeune homme. La seule chose qui l'empêchait encore d'arriver à la bonne hypothèse devait être la règle selon laquelle il n'existait qu'un seul auteur.
- Tu pourras nous le lire ? demanda gentiment le vieil homme.
Wilhelm se fit violence pour ne pas répondre non et éveiller les soupçons à cause d'un refus.
- D'accord, marmonna-t-il en espérant que l'idée leur passerait.
- Et toi Thérance ? Comment était ta journée ? s'enquit sa mère.
L'intéressé ignora sa question, se leva de table avec son assiette et quitta la cuisine. Personne ne tenta de le retenir. La dernière fois que leur père avait essayé, Thérance lui avait crié dessus avant de filer chez leurs grands-parents. Espérance cacha sa tristesse derrière un petit sourire navré.
- Il était peut-être trop tôt pour que je vienne vivre avec vous, soupira-t-elle.
Jonas lui saisit la main et la pressa dans la sienne.
- Ne dis pas ça. Tu as ta place ici, que ça plaise à Thérance ou non. Je ne veux plus que tu sois loin de nous, je veux rattraper le temps perdu. Il s'adaptera, peu importe le temps que ça prendra ou la façon dont notre relation évoluera.
Wilhelm ignorait encore ce que son père avait derrière la tête en prononçant ses mots.
Comme il ne parvenait pas à trouver le sommeil ce soir-là, il se leva et éplucha ses contes jusqu'à ce qu'il trouve celui qui l'intéressait. Il le connaissait déjà par cœur mais ne résista pas à l'envie de les relire. Est-ce que tous les conteurs chérissaient autant leurs œuvres ? Il saisit le conte de la jeune femme à l'aura sombre, qu'il soupçonnait à cent pourcent d'être Violaine, et s'installa confortablement dans sa chaise de bureau pour plonger dans le passé de son amie, celui de La lanceuse de malédictions.

Les contes de RosenwaldOù les histoires vivent. Découvrez maintenant