Chapitre 2 Une mort annoncée

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1957, 10 avril

Peut-être que deux semaines plus tôt, dans l'un de ses moments de profond désespoir, dont elle n'était jamais arrivée à se défaire depuis son enfance, Adela Prat aurait pu finalement s'accommoder de la sentence impitoyable que venait de lui asséner le médecin. Deux semaines plus tôt, elle aurait peut-être accepté de mourir à 30 ans.

Son côté taciturne se serait sans doute réjoui de ne pas avoir à subir les outrages du temps. Ne pas s'apercevoir un jour que son corps la trahit tout en la berçant de l'illusion qu'elle a de la chance d'être si bien conservée. Ne pas constater ces infimes détails qui éveilleraient sa suspicion puis la tarauderaient. Personne n'apprécie de vieillir.

N'y avait-il pas un philosophe romain qui avait disserté sur le fait que la vieillesse détruisait les mythes construits à la force de l'âge ? Qu'il valait mieux mourir au faîte de sa gloire plutôt que dans la décrépitude assénée par le temps ?

Adela se souvenait avoir été d'accord avec ce principe lorsqu'elle l'avait lu la première fois. Elle était alors bien plus jeune. À cette époque-là, elle avait encore l'illusion qu'elle pourrait accomplir de grandes choses. Dans ce monde que les hommes, après l'avoir ravagé, tentaient de reconstruire, tout semblait possible. Ça n'était qu'un mirage, bien sûr. Une sensation que la liberté retrouvée propageait sans réel fondement. Une chimère à laquelle elle avait cru longtemps. Trop longtemps sans doute. Sans jamais rien faire de concret, sans jamais réaliser que le temps lui était compté.

Aujourd'hui, alors que la mort rodait autour d'elle, elle voyait les choses différemment. Bien différemment. Mourir n'avait rien d'enviable. Mourir jeune alors que sa vie n'était qu'une insignifiante succession d'événements dérisoires l'était encore moins. Aucune légende ne se construirait après sa disparition. L'étincelle qu'aurait été sa brève existence entre ces deux néants que sont la naissance et la mort, s'éteindrait bien vite sans marquer quiconque. Peut-être laisserait-elle un ou deux souvenirs qui s'étioleraient avec le temps, faute de progéniture ?

Pourtant, elle ne parvenait pas à se résoudre à s'éteindre sans même produire un frémissement sur l'onde du destin des hommes. Même si sa vie n'avait rien eu d'éclatant jusqu'à présent, rien ne pouvait affirmer non plus que cela ne changerait pas dans l'avenir. Elle espérait encore tant de choses. Tant de choses.

Adela retint un frémissement et resserra les pans de son manteau sur sa gorge. Cette matinée d'avril était particulièrement fraîche. Elle regrettait de n'avoir pas pris son foulard bleu. Il était bien plus chaud que celui qu'elle portait qui n'avait qu'un mérite : la délicatesse des broderies qui s'y déployaient en une multitude de fleurs minuscules sur une fond ivoire.

Quoiqu'il en soit, même si elle avait voulu baisser les bras et abandonner le combat, elle ne le pouvait plus à présent. Elle avait une responsabilité accablante qui ne pouvait tolérer un quelconque abandon de sa part. Il faudrait que la mort patiente, le temps qu'elle s'acquitte de sa mission, car si elle n'y parvenait pas, alors la culpabilité la rongerait bien plus encore que cette maladie qui semblait lui dévaster les entrailles. Car tout était de sa faute. Tout s'était initié avec quelques mots échangés lors d'un dîner. Quelques mots sortis de sa bouche à elle.

Les époux Prat revenaient d'un bref voyage en Écosse. Adela y avait été ensorcelée par la mélancolie qui se dégageait naturellement du paysage, par la richesse de leurs bibliothèques, par la cordialité des écossais, par la sympathie de leur hôtesse. Elle avait passé un séjour enchanteur. Et elle l'avait clamé avec tant de conviction qu'elle avait éveillé l'intérêt de son beau-fils Eloi et de sa femme, Clémence.

Eloi, qui débutait sa carrière d'éminent scientifique, était un rêveur dans l'âme. Il avait pourtant été élevé au pays des « self-made men », mais ses racines plongeaient dans la vieille Europe et ses légendes. Sa tante Tabitha avait veillé à ce qu'il ne l'oublie pas.

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