Chapitre 30 Une haine sans nom

74 21 0
                                    

1957, 16 avril

Pàl observait Adela avec attention. Son visage reflétait encore le grand désarroi qu'elle avait ressenti lorsqu'elle avait été droguée par les infirmiers, lorsqu'elle avait compris l'étendue de la trahison de son époux, lorsqu'elle avait enfin réalisé que son ancienne vie était à jamais perdue. Pal se pencha pour écarter une mèche de cheveux qui s'était détachée de sa coiffure et qui barrait son front.

Bien qu'il ait passé sa rage sur les trois infirmiers, il était encore en colère, et pas seulement pour ce que Maximilien avait voulu faire à Adela. Il y avait autre chose. Une chose plus profonde à laquelle il avait refusé de penser jusqu'à présent. Une chose qui ébranlait tant ses certitudes et son avenir qu'il avait préféré l'ignorer aussi longtemps qu'il avait pu.

Mais ça n'était plus possible.

Pour toute sa banalité de femme de son temps, pour ses vaines révoltes contre l'inévitable, pour son instinct de protection pour ses proches, pour son courage face à la maladie et face à sa mort prochaine, pour tout cela et tant d'autres choses, Adela l'attirait. Contre toute raison, cette femme ordinaire, éveillait en lui des sentiments qu'il n'avait pas ressentis depuis longtemps.

Varna avait été une passion orageuse, un désir à assouvir, une entente charnelle passionnée, comme tant d'autres avant et après elle. Pàl était une créature à l'âme ancienne, à la vie tumultueuse, aux désirs ardents mais à l'amour rare.

Quand il n'avait été qu'un homme, il avait été aimé, ou l'avait cru. Plusieurs fois, car les hommes sont faibles face à leur destinée. Ses amours souvent mortes avant d'avoir fleuri ne lui avaient laissé que la solitude. Fidèle compagne, comme le sang des combats, les amitiés viriles et les passions passagères. Jusqu'à Ren et Ina.

Après eux, la malédiction de l'éternité collée à la peau, il avait vu l'amour comme une faiblesse, une donnée inutile à son être, forgé pour vaincre. S'il avait été honnête avec lui-même, il aurait sans doute réalisé que c'était la peur qui lui dictait sa conduite. Comment imaginer réussir à partager un sentiment aussi fort, aussi puissant, durant l'éternité ? Telle était la vraie question à laquelle il aurait dû répondre. Il avait préféré l'ignorer. Seul le désir et son assouvissement avait trouvé sa place. Il s'en était accommodé. Mais s'accommoder de quelque chose n'est pas une solution pérenne, même pour une créature de l'ombre. Surtout pour une créature de l'ombre.

Quand Adela était apparue, quand elle était entrée dans leur vie, malade, désespérée, il n'était pas prêt. Il avait reculé. Il avait relégué les signaux pourtant évidents à l'arrière-plan. En cela, le danger imminent que les sorciers représentaient et l'urgence de la situation l'avaient aidé.

Pourtant, il avait ressenti une première alerte. À Cramond, lorsqu'il avait vu Aloïs, impitoyable et cruelle, torturer Adela, il n'avait pu réprimer sa rage. Une part en lui aurait souhaité cacher encore la férocité de sa vraie nature à la jeune femme suppliciée. Mais l'autre part éprouvait un besoin irrépressible de révéler ce qu'il était réellement. Et lorsqu'il s'était jeté sur la sorcière, tout son être rugissait de plaisir. Plus tard, c'est en voyant l'effroi dans les yeux de la jeune femme qu'il avait lui-même repris ses esprits. Il s'était montré méprisant, distant et froid. Mais son détachement n'était qu'une façade.

À présent qu'elle était là, vulnérable, sauvée malgré elle, à l'abri près de lui, il se demanda combien de temps encore son masque tiendrait ? Car il le fallait. Son cœur avait choisi d'aimer la seule femme qui ne partagerait jamais son éternité.

Même si Pal avait en sa possession le nécessaire, Adela ne pouvait être transformée. Elle était la Letiferus. Son devoir était de lire le livre. Si elle devenait une créature, elle n'en serait plus capable. La maladie qui la rongeait aurait sans doute raison d'elle avant qu'elle ait achevé sa tâche. Et quand bien même réussirait-elle à la finir, elle ne serait plus en état d'être transformée.

DEVOLATUSOù les histoires vivent. Découvrez maintenant