Les yeux d'améthyste

🌕Chapitre un

Ulysse Beaumont se tenait face à l'auditoire à
moitié vide. Ou à moitié plein, selon les points de vue. Son caractère introverti et plutôt pessimiste lui donnait toujours à croire que ses cours d'Histoire Médiévale étaient désertés par les étudiants de l'Université de Moonsbridge où il était assistant depuis bientôt trois ans. En effet, alors que ses collègues professeurs d'Histoire contemporaine ou bien encore ceux des sections d'Histoire de l'art affichaient salles combles, au point parfois de voir s'installer des étudiants sur les marches de l'amphithéâtre pour pouvoir assister à leurs cours, il devait se contenter de locaux de tailles plus modestes, à l'équipement souvent aussi poussiéreux que l'époque qu'il enseignait. Et pourtant, le Moyen-Age l'avait toujours fasciné, ensorcelé presque, au point d'y consacrer une thèse quelques années auparavant, lui valant dès lors le titre, pour le moins ambitieux et académique de Docteur Beaumont.

Ce matin-là, alors qu'il rencontrait ce groupe d'étudiants pour la première fois, Ulysse se sentait assez tendu. Il se sentait tendu lors de chaque premier cours devant une nouvelle classe, mais aujourd'hui, quelque chose était différent. Quelque chose clochait. Il l'avait senti dès que ses paupières s'étaient ouvertes au réveil. Ce sentiment irritant et fiévreux, il ne le connaissait que trop bien. Une impression de déjà-vu, qui déferlait sur lui sans crier gare, amenant avec elle un flot d'émotions intenses, qui faisait crépiter le malaise jusqu'au bout de ses doigts. Quelques fois, ces « intuitions intenses » s'accompagnaient de flashs visuels, des visions, directement en lien avec les émotions ressenties. S'emparait alors de lui une grande angoisse, un trouble difficile à dissimuler tant il en était perturbé.

Dans sa vision matinale, au milieu de la brume de ses propres pensées en désordre, une tête baissée, une chevelure cuivrée, un air comme chargé d'électricité. Soudain, le visage se révèle dévoilant ainsi une paire yeux d'un violet indigo très subtil braqués sur lui, le figeant d'un regard.

Ensuite, la vague d'angoisse, mêlée à la fascination, à l'envie d'en connaître davantage. Mais cette fois encore, comme à chaque vague intuitive, le pied à peine posé au sol, les yeux encore embrumés de sommeil, Ulysse avait ouvert le tiroir de sa table de nuit et avait gobé un cachet de Anxeasy. Il avait fermé les yeux, massé ses tempes, inspiré, soufflé, comme le lui avait appris son cours de méditation, et prié pour que cela cesse.

Les derniers étudiants entraient dans l'auditoire et prenaient place. Ulysse jeta un coup d'œil distrait à l'assemblée, plongea la main dans sa poche de son jeans, y trouva son pendentif, le fit tourner entre ses doigts, caressant les aspérités et sentant sa texture minérale familière, y trouva un réconfort.

Il avait prévu en guise de cours introductif, afin de tenir en éveil son audience et de tenter de les inciter à revenir aux prochaines sessions, un éclaircissement du vrai et du faux à propos du roman courtois. Lancelot, Perceval, Tristan et Yseult ou encore Le Roman de la Rose, des noms bien connus des étudiants. Des légendes populaires empruntes de magie et de mystère.

-Bien. Installez-vous, ne traînez pas s'il vous plait. Merci.

Dans le brouhaha habituel des débuts de semestres, les étudiants excités par les amitiés naissantes, la découverte des lieux et des nouveaux enseignants, Ulysse tenta d'amener le calme dans l'auditoire.

Au moment de prendre la parole devant un public, il se demandait encore les raisons qui l'avaient poussé à faire ce job, lui qui, d'un naturel plutôt réservé, se sentait bien plus à l'aise le nez dans les bouquins ou derrière un écran d'ordinateur. Néanmoins, l'envie de transmettre sa passion et de révéler des vocations l'avaient emporté et son emploi du temps s'était au fil des années, garni de nombreuses heures de cours.

Il s'empara d'une craie , vérifia d'un coup d'œil rapide sa tenue. T-shirt sobre noir à longues manches, surmonté d'un blazer en tweed, un accoutrement élégant mais confortable.

Ses épaisses lunettes aux verres, volontairement reflétant, venaient compléter le tableau. Non pas qu'il n'aimait pas ses yeux, mais il souhaitait les rendre discrets autant que possible. D'un vert émeraude profond assez étrange, ils étaient source d'interrogations et d'exclamations depuis son enfance.

Il fit face à son public, balaya d'un regard l'assemblée et commença.

-Bienvenue à toutes et tous ! Je suis le professeur Beaumont, en charge du cours d'Histoire médiévale. Certains parmi vous sont là par choix, par curiosité pour cette époque. D'autres sont là pour compléter un horaire. Quoiqu'il en soit, je tâcherai de rendre ce cours aussi vivant que possible. Néanmoins, ne vous attendez tout de même pas à une aventure d'Indiana Jones, cela reste un cours d'Histoire avec ses contraintes !

Quelques rires discrets résonnèrent dans l'auditoire.

Se tournant vers le tableau, il indiqua les mots clés de son introduction au tableau, débuta son cours par quelques conseils d'étude habituels et par le matériel nécessaire. Et alors qu'il commença à se détendre, l'épisode perturbant et suprasensible matinal se dissipait lentement dans sa mémoire, il se tourna, fit face à l'ensemble des étudiants et les vit.

Les yeux indigo, brillants d'intelligence et profonds comme la nuit. Saisissants et perçants. Auréolés d'une chevelure cuivrée incandescente. Les visions lui revinrent, déferlant sur lui avec fracas, lui coupant le souffle. Incapable de détacher ses yeux de ce regard affolant, il lâcha sa craie. Sa réverbération au sol s'amplifiait, vrillant dans ses tympans, lui donnant la nausée. Avec confusion et malaise, il bredouilla quelques excuses et sorti de la classe, s'adossa au mur du couloir jouxtant, laissa glisser son dos, s'assit au sol et pris sa tête entre ses mains.

Cette fois encore, sa vision était une prémonition. Un avertissement, il le sentait dans ses tripes. Les prunelles d'améthystes étaient vraies. Elles appartenaient à une étudiante.