Août 2006
Une chaleur étourdissante s'était abattue sur le pays cet été-là. Les prairies jaunies par le soleil agonisaient, se morfondant en attendant les premières gouttes de pluies. Aux heures les plus chaudes de la journée, le silence régnait sur les prés de cette campagne, pourtant habituellement balayée par les vents et les embruns venant des falaises toutes proches.
Soudain une porte claqua, suivie de cris de colères indistincts.
-Si tu passes cette porte, ne reviens plus jamais ! Trouve toi une autre famille d'accueil à tourmenter... Espèce de timbré ! Je vais les prévenir moi, les gens de l'assoc', de plus m'envoyer des gars comme toi !
A l'aube de ses seize ans, Ulysse avait déjà croisé la route de cinq familles d'accueil différentes. Chaque fois, tout était à refaire, des nouvelles habitudes à adopter, de nouvelles personnes à apprivoiser, des nouvelles amitiés à tenter de reconstruire.
Cette fois il avait élu domicile dans une famille d'agriculteurs en mal d'enfants. Leur immense demeure rurale sur la côte déserte leur permettait d'héberger pas mal de monde, en plus des six cents volailles de l'enclos voisin.
Avec quatre enfants et adolescents aux parcours différents et aux histoires de vie parfois difficiles, les disputent éclataient souvent sous ce toit. Ulysse n'avait jamais été d'un naturel rebelle mais ce qui lui tenait à cœur, c'était son intimité. Garder un espace personnel lui permettant d'abriter ses objets et effets individuels, de tenir ses secrets pour lui. Ce qui, évidemment, était impossible dans cet environnement-ci. D'autant qu'il partageait sa chambre avec Tom Kambers, un timide et étrange garçon de dix ans dont il ne savait pas grand-chose, ce dernier étant plutôt taiseux.
Ulysse, bien malgré lui, toujours en proie à ses perturbantes visions, avait « vu » Tom quelque fois. Presque toujours entouré de violence et d'atmosphère oppressante, Ulysse ne voulait pas en savoir davantage mais comprit rapidement que de nombreux traumatismes secouaient le gamin.
Ce midi, à table, Ulysse avait fait une nouvelle tentative de discussion au sujet d'une chambre individuelle. Il avait exposé son idée à ses tuteurs : débarrasser et remettre à neuf lui-même, à ses propres frais, le grenier de la ferme afin d'y installer sa chambre.
-Tu peux pas te satisfaire de la même chose que les autres non ? C'est quoi ton problème au fond ? T'as des trucs à cacher ou quoi ?
Outre le fait d'être persuadé d'être une sorte de medium extralucide, doublé d'un insomniaque anxieux à l'imagination débordante, non. Mais c'était déjà pas mal, pensa-t-il.
-Non...je veux juste pouvoir...m'entendre penser. Seul. Et j'étudie mieux quand je suis seul.
-C'est ça. Parce ce que le gamin qui ne dit jamais rien t'empêche de bosser tes cours peut-être, rétorqua son tuteur.
-Oui. Enfin non. C'est bon, je m'occuperai seul de tout ranger et de m'aménager un coin, je gênerai personne !
-Mais ouais, weirdo dégage au grenier avec tes bouquins pourris hahahaha !
-Me regarde pas comme ça avec tes yeux bizarres là ! Moi aussi j'veux le grenier! lancèrent les autres adolescents.
-Ça suffit ! Personne ne changera de chambre, ici c'est chez moi et tu t'accommoderas de notre disposition des pièces. On a déjà eu cette discussion trois fois, si je compte bien non ? Si vous êtes deux par chambre, il y a une raison, chacun surveille l'autre, ça nous fait moins de boulot.
Sentant l'angoisse et la rage monter, Ulysse enfuit la main dans la poche de son pantalon, à la recherche de son précieux pendentif.
-Pas les mains dans les poches à table mon ami !
Ce fut trop. Il quitta la table, renversa sa chaise par maladresse, ce qui fut naturellement interprété comme un geste de révolte par sa tutrice.
Embarrassé, Ulysse prit la direction de la porte malgré les mises en garde de son tuteur. De l'air. Il avait besoin d'air. L'ambiance était trop étouffante dans cette cuisine mansardée surchauffée.
Le soleil au zénith accueillit Ulysse et l'aveugla un instant. La chaleur mordante le surpris aussitôt mais ne l'empêcha pas de s'élancer à travers le champ en direction des falaises.
Il courut jusqu'à perdre haleine, les yeux embués des premières larmes qui pointaient. Distrait par ses émotions et aveuglé par la lumière, il ne vit pas le sol se dérober sous ses pieds. Il poussa un cri de terreur. Non, c'était trop bête, il ne voulait pas mourir comme ça, écrasé, désarticulé dans le sable humide, cent vingt mètres plus bas.
La chute sembla lui durer une éternité. Une éternité au cours de laquelle il pria de toute son âme pour ne pas mourir maintenant, pour ne pas souffrir. Il ferma les yeux et protégea son visage en un dernier réflexe avant le choc.
Un choc qui n'arriva jamais.
Croyant que la mort l'avait pris sans douleur tant le choc avait été foudroyant, il se sentit léger, flottant déjà dans les limbes.
Il ouvrit enfin les yeux pour découvrir l'éternité nouvelle qui s'était forcément offerte à lui. Mais ne vit que du sable. Des milliards de grains de sables quelques centimètres sous ses yeux. Il n'était pas mort ce jour-là. Il était suspendu vingt centimètres au-dessus de la plage.
Assis dans le sable, quelques instants plus tard, ses longs cheveux au vent, regardant l'horizon lointain, il fut envahi par un sentiment complexe et contradictoire. Une mélancolie mêlée à une certaine excitation. Comment était-ce possible ? Pourquoi lui ? D'autres personnes étaient-elles capables de se maintenir en lévitation comme cela ? Et au fond, était-ce une sorte de lévitation ou...une capacité de voler ?
Effrayé, sentant une crise d'angoisse déferler sur lui, il se jura de ne plus penser à ce qui venait de se produire. C'était n'importe quoi de toute façon. Il avait dû rêver ou mélanger la réalité à une de ses saletés de visions.
Il tira le pendentif de sa poche, l'observa pour une énième fois. C'était quoi au fond ce truc ? Un cadeau de ses parents qu'il n'avait jamais connu ? Et que personne n'avait connu d'ailleurs.
Il fallait qu'il se ressaisisse. Il ne pouvait pas continuer à être le mec bizarre de service. Il allait encore finir par être jeté et placé dans une autre famille. Il avait besoin de stabilité pour avoir l'opportunité d'entamer des études. Au moins, à ça il était bon. Vraiment bon.
Dorénavant, il aurait donc, deux secrets à dissimuler. Et toujours aucune chance d'obtenir une chambre au grenier...
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Les yeux d'améthyste
Science Fiction🥉#3 eme en catégorie science-fiction du concours Wattpad & vous ! 🏆 ✨Le docteur Ulysse Beaumont, jeune professeur d'histoire à l'Université de Moonsbridge, est tourmenté depuis son enfance par des phénomènes étranges qu'il tente d'enfouir au fond...