🌖Chapitre dix

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-C'est pas banal ça, constata-t-elle.

-Quoi donc ?

-Mais enfin...de ne pas connaître sa date de naissance ! Ni le lieu donc !

-Hum. Je me suis fait à l'idée vous savez, dit-il, tout en triturant le contenu de son assiette du bout de sa fourchette.

-C'est sûr ! Ça se voit que vous être un gars serein.

Ulysse la dévisagea d'un air las.

-Mais du coup, vous n'avez jamais eu envie de savoir ? Je veux dire...ça doit être étrange de ne pas connaître les circonstances de sa venue au monde. Enfin, je dois préciser que mes parents adorent en parler, raconter les détails, donner le récit précis et anecdotes de salle d'accouchement au premier venu. Vous voyez le genre. Le genre qui met un tantinet mal à l'aise même. Puis aussi, j'ai grandi dans un foyer dans lequel il est PRIMORDIAL de calculer le thème astral complet. Tenez, Ma mère par exemple, donnez-lui n'importe quelle date, n'importe quel endroit du globe, elle vous sort votre carte du ciel en trente secondes. C'est assez saisissant.

Cette fille n'arrêtait jamais de parler, se dit Ulysse, tandis qu'il l'observait dans ses moindres gestes. Son agitation, la manière passionnée et drôle en même temps de parler d'elle et de sa famille. Sa façon de replacer ses longs cheveux indisciplinés d'un côté ou de l'autre de son visage. Ses yeux violets intenses qui se posaient furtivement sur son environnement et qui semblaient n'oublier aucun détail. Sa peau pâle, laiteuse même, qui rosissaient et trahissaient toutes ses émotions. Les taches de rousseur discrètes qui constellaient son nez légèrement aquilin, orné d'un anneau doré à la narine.

-Vous avez essayé d'effectuer des recherches ? De nos jours vous savez, tout est traçable ! L'anonymat, ça n'existe plus. Réseaux sociaux, internet, archives numériques, tout est trouvable. Enfin, vous savez ça, vous êtes historien, j'ai failli oublier !

-Oui. Non. Oui j'ai essayé un temps. Non ça ne m'a réussi. Je n'ai pas besoin d'en savoir plus, tout va bien merci.

-Vous ne terminez pas votre assiette ?

-Vous ne vous arrêtez jamais de poser des questions ?

-C'est plutôt un atout quand on étudie l'Histoire non ? lui rétorqua-t-elle comme une ultime punchline.

-Alors non, je ne termine pas mon assiette, mais allez-y vous, servez-vous !

Réfléchissant quelques instants, elle finit par reprendre son quasi-monologue et en profita pour piquer distraitement dans l'assiette de son interlocuteur.

-Ecoutez, voilà ce que je pense. Rien n'arrive par hasard et...

-Le thème astral, le signe du zodiaque...dit-il avec un geste vague.

-...oui voilà, si vous voulez. Non mais plus sérieusement, le fait que nos deux personnalités se soient jointes, ce n'est pas fortuit. Vous, il vous manque clairement des morceaux. D'information je veux dire ! Vous cherchez des infos évidentes sur votre histoire. Et moi, je sais d'expérience qu'il ne faut pas essayer de nier ce qu'on est, ni d'où on vient. On finit toujours par retomber à la case départ et ça fait mal. Croyez-moi.

Ulysse fut piqué dans sa curiosité. Il se promit de l'interroger sur ce sujet plus tard. Si elle lui laissait en placer une.

-Je pense que mes aptitudes spirituelles pourraient vous être utiles. Et que vous pourriez m'être utile également. Je ne sais pas encore pourquoi ni comment, mais je sens que ça viendra.

-Tout ça va un peu trop vite pour moi, répondit-il en retenant son souffle.

-Je comprends, dit-elle en relevant le nez de son assiette.

Ils restèrent quelques instants les yeux dans les yeux, dans un moment suspendu.

Ulysse finit par briser ce court silence.

-Quand vous parliez de retomber à la case départ... Qu'entendez-vous par là ?

Elle inspira en regardant ailleurs.

-Je n'ai pas toujours apprécié de vivre dans un milieu si...fantasque. Pour faire bref, je m'en suis échappée avec le premier gars bien que j'ai rencontré. Enfin, bien, c'est ce que je croyais. Je me suis perdue moi-même dans cette relation, sans repère et en ayant coupé les ponts avec mon entourage. C'était...toxique. C'est le terme un peu à la mode je crois. Il...il voulait absolument un enfant et...pas moi. Il était persuadé que ce bébé arrangerait tous nos différents et comblerait le vide en moi. C'est devenu une obsession pour lui. Ça m'a détruite à petit feu. Bref, me voilà à 28 ans, dans un studio d'étudiante, sur les bancs de la fac avec des ados qui ont dix ans de moins que moi. Je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout ça en fait... C'est très personnel et plutôt ennuyant à écouter j'imagine.

-Du tout. Ne prenez pas mes silences pour un manque d'intérêt, lui répondit-il avec un sourire un peu ému. Je crois que nous sommes les derniers. Vu l'insistance avec laquelle le serveur nous regarde en astiquant toutes les tables voisines, je pense qu'il a un message à nous faire passer...

Bérénice sourit largement devant le trait d'humour d'Ulysse et approuva.

Ils se retrouvèrent devant la brasserie, dont les lumières s'éteignirent à la seconde où ils franchirent la porte. Ulysse enfonça les mains dans les poches de sa veste. La nuit était tombée et regarda le ciel étoilé, il frissonna. La fraîcheur automnale était de mise.

-Bon et bien...

-Vous repenserez à ce que j'ai dit ?

-Je ne sais pas. Je veux dire, je ne sais pas où tout ça nous mènera vous savez...

-Moi non plus.

Ils se regardèrent avec une intensité électrique et cela acheva de convaincre Ulysse.

-Ok. Bien sûr je vais y réfléchir. Comment faire autrement ? C'est tellement...incongru.

Elle lui adressa un étrange sourire qu'il devina teinté d'ombres.

-Bonne nuit professeur.

Un sentiment oppressant et délicieux qu'il ne put qualifier clairement l'envahit.

-Bonne nuit Bérénice.

Ils se quittèrent ainsi, de manière un peu étrange et froide, chacun ne se retournant pas sur ses pas.

***

A peine rentré chez lui, Ulysse se dirigea précipitamment dans son bureau, ouvrit les tiroirs rangés de manière méticuleuse. Il en sorti un épais dossier enveloppé d'un papier à archives.

Ses longs doigts hésitants se saisirent des premières pages des documents relatifs à ses adoptions, ses foyers d'accueil. Les seules informations connues à son propos s'y trouvaient. Il relut les notes qu'il connaissait pourtant par cœur, avec attention. Des années qu'elles prenaient la poussière au fond de ce tiroir. Tout s'y trouvait : les Andes, le couple d'européens, l'orphelinat péruvien, ...

Les images affluèrent à son cerveau, avec rage et fracas. Il ferma les yeux de toutes ses forces, pris sa tête entre ses mains. Non pas encore. C'était pourtant à prévoir après les émotions de ces derniers jours. Après ces jours à remuer les souvenirs. Il n'aurait jamais dû.

Il vit une étendue lumineuse, aveuglante et désertique. Une longue route tranchant la plaine qui s'étendait à perte de vue. Le vent dans ses cheveux, soulevant la poussière. L'angoisse. La solitude qu'il connaissait si bien, réminiscence de son enfance. Il se vit à genoux dans la terre sèche et poussiéreuse. Soudain une main dans la sienne. Bérénice.

D'une main tremblante il parvint à se saisir du flacon posé sur son bureau. Goba un cachet. Puis deux. Balança ses lunettes dans un coin de la pièce, se frotta les yeux nerveusement et attendit que la substance commence à assommer ce truc en lui.

Les yeux d'améthysteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant