🌘Chapitre douze

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Naturellement, Ulysse avait remarqué son absence dans l'auditoire ce jour-là. Tout d'abord plutôt soulagé de ne pas être confrontée à Bérénice après leur étrange soirée de l'avant-veille, il fut ensuite, en réalité, un peu inquiet. Depuis quand s'inquiétait-il de l'absence de ses élèves ?!

Peut-être avait-elle un contretemps. Ou un empêchement familial. Était-elle souffrante ? Ou bien son réveil n'avait-il tout simplement pas sonné... Avait-il dit ou fait quelque chose qui l'avait contrariée ? Il devait se rendre à l'évidence, il lui était impossible de mettre ces questions de côté.

Tandis que les étudiants étaient plongés dans la l'analyse d'un texte ardu du haut Moyen-Age, il en profita pour sortir discrètement son smartphone de sa poche. Ils n'étaient pas encore amis sur les réseaux sociaux, mais ça n'avait pas empêché Bérénice de le contacter par messagerie instantanée. Pourquoi ne pas faire de même après tout ?

Il passa machinalement une main dans ses cheveux et commença :

[-Bonjour Mademoiselle Maubray. Vous n'êtes pas en cours ce matin, je suis un peu surpris.]

Il s'empressa d'effacer ce message. La pauvre allait se sentir comme une enfant qui sèche les cours, enguirlandée par le proviseur.

Il reprit.

[-Bonjour Bérénice. Je constate votre absence à la fac et je ne peux m'empêcher de me demander si tout va bien. N'hésitez pas à me faire signe !]

Mouais. Pas terrible. Bon, au moins, c'était sincère. Décidément il n'était vraiment pas à l'aise avec les messageries en ligne.

Ulysse constata que le message n'avait pas été lu. Elle n'était donc pas en ligne. Elle devait donc être bel et bien occupée par autre chose. Ou peut-être dormait-elle encore ?

Stop. Fini de spéculer sur un truc aussi anodin qu'une étudiante absente au cours !

Il rangea son téléphone et reprit l'étude de texte avec ses élèves.

***

Sur la grande table commune de la bibliothèque universitaire, Ulysse posa sa lourde pile de documents. Il alluma la petite lampe de bureau, ouvrit le bouton de sa veste en tweed, lissa sa cravate et s'installa. Les centaines de corrections n'allaient pas se faire toutes seules et il avait été un peu distrait ces derniers temps. Dans un soupir las, il se munit de son stylo-bille rouge et déplia la première feuille de la pile.

Une heure était déjà passée et son travail était bien entamé. Il jeta un coup d'œil à son smartphone. Toujours aucune réponse. Et le message n'avait pas encore été lu. Impossible. Il était bientôt quatorze heures. La grasse matinée n'était plus une explication envisagée. C'était totalement irrationnel mais une bouffée d'angoisse monta en lui. Quelque chose lui était forcément arrivé. Son cœur se mit à palpiter. Réfléchir. Être rationnel. Penser avec logique. Une panne de batterie, ça arrivait à tout le monde. Elle n'avait aucun compte à lui rendre ni explication à lui fournir de toute façon. Il la connaissait à peine finalement.

Il déplia ses longues jambes restées trop longtemps dans la même position, s'étira un peu. Et alors qu'il tenta de se focaliser à nouveau sur ses corrections à terminer, une nouvelle vague de visions s'imposa à lui.

-Oh non pas ça, merde... souffla-t-il pour lui-même.

C'était bien trop fréquent ces derniers temps, plusieurs fois cette semaine. C'était complètement inhabituel.

Chevelure rousse. Un jardin. La nuit, éclairée par de nombreuses bougies. Ses mains jointes à d'autres. Il senti la chaleur émaner d'elle. Son mal-être. Des paroles répétées à l'unisson qu'il ne comprenait pas, telle une incantation. Une carte à l'effigie d'un squelette, effrayant s'imposa à son esprit.

Il sursauta violemment et dans un fracas sonore, fit tomber maladroitement la pile de documents qui s'étala sur le sol de la bibliothèque. Il resta un instant figé, quelques secondes. Rassembla ses pensées et ses documents, il sorti en trombe de la salle de lecture sous le regard agacé des autres lecteurs.

L'air vif, une fois la porte franchie, s'engouffra dans ses poumons, la bruine légère et fraiche lui fouetta le visage, terminant de le revivifier. Il se refugia sous un porche pour fourrer toutes les copies chiffonnées et trempées dans son sac. Elle était en danger, c'est certain ! Cette fois, plus aucun doute n'était permis.

Ulysse se précipita au secrétariat de la faculté. Essoufflé et rincé il s'adressa au guichet d'accueil.

-Bonjour... Je suis le professeur Beaumont. Je travaille dans cet établissement et...

Il tenta de reprendre son souffle.

-...et j'aurais besoin de l'adresse d'une étudiante de mon cours. L'adresse de son domicile. C'est assez urgent.

La secrétaire lui adressa un regard circonspect, puis d'un air pincé pianota sur le vieil ordinateur de son bureau. 

-Hum...sachez que normalement nous ne divulguons pas ce genre d'informations personnelles. Mais je vois que vous êtes titulaire de cours...enfin...bref...ça ira pour cette fois.

Elle lui tendit un papier griffonné avec l'adresse de ce qui devait être le studio de Bérénice.

Dans l'empressement, il ne prit pas la peine de la remercier et s'en rendit compte une fois sorti du bâtiment. Une fois n'est pas coutume, sa réputation de connard un peu snob n'allait pas s'arranger.

Il s'enferma dans sa voiture, restée sur le parking à l'autre bout du campus et frotta ses cheveux dégoulinants d'un revers de sa manche. Bien conscient du fait qu'il devait avoir l'air d'un déséquilibré, il se rendit néanmoins immédiatement à l'adresse indiquée.

Arrivé au pied du petit immeuble, il se rendit compte qu'il s'agissait d'une résidence d'étudiants. Oh non... et s'il croisait des étudiants de sa fac dans cet état ? De plus, il n'aurait aucune explication plausible à fournir quant à sa présence...

Il gravit tout de même les escaliers deux marches à la fois et arriva devant la porte du studio de Bérénice. Un mauvais présentiment s'empara de lui. Elle n'était pas présente. Il le sentait. Il frappa plusieurs coups bruyants à la porte.

Silence.

Il retenta sa chance. De nouveau, aucune réponse.

Il s'assit sur la dernière marche du palier devant la porte et réfléchit quelques instants. Et si pour une fois il prenait la peine d'analyser le contenu de la vision ? Pour une fois, ne pas refouler le tout et oublier à coup de cachets.

Les mains jointes, l'incantation, les bougies...cela ressemblait à une sorte de rituel. Quelle date était-on déjà ? 2 novembre. La Toussaint ! Les fêtes païennes et autres soirées Halloween battaient leur plein en cette période. S'était-elle simplement rendue à une soirée étudiante ? Pas son genre a priori, mais pas impossible. La carte représentant un squelette. Une sorte de carte de divination ? Ca, en revanche, c'était tout à fait son genre. Et si...elle était simplement allée chez ses parents ?

Perdu dans ses réflexions il n'entendit pas les voix d'étudiants qui montaient les marches en sa direction. Il se redressa d'un bond et se cacha quelques instants sur le palier. Lorsqu'il les entendit entrer dans un studio voisin, il fut soulagé et se dit qu'il était temps de quitter les lieux.

Tout ça ne lui ressemblait pas. Toute sa vie il avait évité d'attirer l'attention, avait agit avec sang froid et logique. Avec détermination et isolément. Il n'avait jamais eu besoin de personne. Sauf peut-être de son vieil ami de fac Adam, il y a des années.

Rentré chez lui, il s'empara de son téléphone et composa son numéro.

Les deux jours qui suivirent lui parurent trente. Il se noya dans le travail pour ne pas songer aux raisons de son absence. S'empêchant de penser, il fit même un jogging pour s'épuiser, activité pourtant à mille lieux de ses centres d'intérêts usuels. Malgré les somnifères, qu'il consommait tant pour tenter de se reposer que pour empêcher son corps épuisé de léviter à nouveau dans son sommeil, il dormi peu, rêva beaucoup de Bérénice.

Au petit matin du troisième jour, un dimanche, un coup de sonnette le tira de sa morosité matinale.

Mal rasé, pas encore douché, il enfila rapidement un jeans et un t-shirt noir froissé et ouvrit la porte.

Bérénice se tenait devant lui, un vieux bouquin à la main.

Les yeux d'améthysteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant