🌒Chapitre trente

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Ulysse somnola un long moment, picora quelques biscuits pour reprendre des forces. Son visage reprit des couleurs.

— Comment tu te sens ?

— Epuisé. Mais mieux.

— C'était difficile de faire pire. Tu peux te lever ?

Il ne répondit pas mais tenta de se redresser. La tête lui tourna une fois debout et il s'appuya contre la muraille quelques instants. Il reprit son souffle et se faisant, ses yeux furent attirés par un point précis, à quelques mètres de là. Les images de la séance d'hypnose lui revinrent en tête. Elles se superposaient à la réalité.

A pas lents il s'approcha, Bérénice derrière lui.

— Là. Juste ici.

Il posa un doigt déterminé sur une minuscule encoche entre deux pierres. Absolument indétectable pour un œil non averti.

Bérénice dans son dos, le regarda nerveusement tandis qu'il tirait de sa poche la pierre enfilée sur son cordon, le regard toujours vissé sur le point précis.

Délicatement il ôta la pierre. La tint au creux de sa main, la considéra avec mélancolie, puis l'approcha, centimètre par centimètre, hypnotisé par l'instant.

— Attends ! s'exclama-t-elle.

Il se tourna vers Bérénice brusquement.

— Et si...quelque chose se produisait ? Quelque chose d'irrévocable ?

— Quelque chose va se produire.

Bérénice scruta son visage sans comprendre.

— Je le sens. C'est une évidence. La pierre est...attirée. Tu avais raison depuis le début. C'est un fragment. Mais aussi une clé, un sésame. Ça n'aurait aucun sens sinon.

Bérénice ne sut déchiffrer ses émotions avec discernement à cet instant. Elle perçut en revanche celles d'Ulysse, inhabituelles. Un mélange de fascination, d'excitation, de résignation. Mais aussi une paix intérieure qu'elle ne lui connaissait pas. Elle tenta d'éclipser un sentiment qui prenait naissance au fond d'elle. Un sentiment d'appréhension. Elle prit conscience de sa crainte de le perdre. L'idée d'être séparé de lui devint insoutenable et elle fut effrayée par ses propres ressentis.

Quelques centimètres séparaient à présent la petite pierre de la muraille. Elle perçut Ulysse totalement connecté à l'instant qu'il vivait.

Le fragment rencontra son encoche, sur un battement de cœur. Parfaitement imbriqué, il venait compléter le casse-tête immense qu'était cette muraille. Bérénice ferma les yeux.

Derrière ses paupières closes, elle perçut une vive lumière, irradiante, l'obligeant d'abord à les fermer plus vivement. Puis la curiosité l'emporta. Elle les ouvrit.

Devant eux, était apparue une brèche, ovoïde, longue d'approximativement deux mètres. D'un noir profond, aux contours incandescents, aveuglants. La lumière émise était irrationnelle au regard de la taille de la faille et des arcs lumineux qu'elle émettait. Ulysse se tenait devant, parfaitement immobile, ses contours à moitié engloutis par la luminescence émise.

Bérénice en eu le souffle coupé. C'est maintenant que tout se jouait. C'est maintenant qu'elle le perdait. Elle étouffa ce sentiment qu'elle jugea égoïste et qui ne lui ressemblait pas. C'est elle qui l'avait mené jusqu'ici, c'est elle qui l'avait encouragé. Evidemment, elle n'aurait jamais imaginé tel dénouement, mais au fond d'elle, elle avait toujours su que cette aventure les emporterait loin. Ce dont elle ne s'était pas méfiée, c'était son implication personnelle dans cette quête. Elle se sentait si liée à lui. Il y a quelques jours encore, elle s'était jurée de ne pas s'embarquer dans une nouvelle histoire, mais à présent, devant Ulysse qui était à un pas d'embrasser son destin, de se replacer dans l'ordre des choses, quelque chose se brisa en elle. Elle ferma les yeux et une larme roula sur sa joue. Jamais elle ne se permettrait d'interrompre ce qui se déroulait sous ses yeux. C'était énorme. Inattendu. Et cela les dépassait tous les deux.

Après un moment qui dura un temps inquantifiable, Ulysse dont la silhouette immobile semblait déterminée, se tourna lentement. Il cligna des yeux à plusieurs reprises, comme s'il cherchait à chasser un rêve au réveil et fit face à Bérénice. A sa vue, il fut tiré de la torpeur qui avait pris possession de lui. Il lui adressa un regard et elle eut la sensation qu'il vint percuter le fond de son âme.

Elle fut incapable d'émettre une parole mais tout son être parla à sa place. Elle l'encouragea mentalement à se jeter dans cette opportunité inespérée de retourner auprès des siens, de rencontrer enfin ses racines, de trouver sa juste place dans l'univers.

— Je ne peux pas.

Elle resta incrédule et lui jeta un regard d'incompréhension sincère.

— Comment savoir où mène ce portail ? Que penser du risque de distorsion de l'espace et du temps ? Dans mes souvenirs ressurgîts, ces portails sont de véritables dédales. Quelles certitudes ais-je de retrouver des êtres qui me reconnaîtraient ? Ou des gens pour qui j'ai compté un jour ?

Elle déglutit et finit par répondre.

— Aucune. Seulement les certitudes qui sont nichées dans ton cœur Ulysse.

Il baissa les yeux, se perdit dans ses pensées, se tourna à nouveau vers le portail, grand ouvert et aussi accueillant que menaçant.

— Je ne peux pas... murmura-t-il à nouveau.

Il fit volte-face, dos au portail à présent.

— J'ai déjà tout perdu une fois, par imprudence, par pure erreur. Je ne suis pas prêt à retenter l'expérience. C'est impossible.

— Tu...tu rencontrerais des êtres qui te seront semblables. Une famille peut-être... Être en phase avec celui que tu es. Tu pourras probablement construire un avenir plus serein...

Il releva les yeux vers elle, intensément.

— C'est toi mon avenir.

Elle resta interdite. Muette. Elle refusait d'être la source de regrets futurs, elle ne voulait pas l'influencer.

— J'en suis certain maintenant. N'essaie pas de me convaincre du contraire. Je sais que tu en es persuadée toi aussi, mais tu es trop bienveillante pour m'en faire part et risquer de m'aiguiller.

Le cœur de Bérénice bondit dans sa poitrine, lui coupant le souffle, ébranla ses émotions jusque dans leurs fondements.

D'un geste déterminé, il arracha la pierre de son emplacement. Le portail se referma violemment, projeta Ulysse qui s'en tenait à quelques centimètres vers l'avant. En disparaissant, il laissa une trace étrange et frémissante quelques instants avant de s'effacer à son tour progressivement.

Ulysse tomba à genoux dans l'herbe sèche de la forteresse, vidé, décontenancé, choqué par ce qu'il venait de vivre. Il regarda Bérénice de manière indéchiffrable.

Elle accouru vers lui, se laissa tomber à genou et se jetèrent dans les bras l'un de l'autre. Elle lui prit le visage entre les mains, émue et abasourdie, détaillant ses yeux fatigués mais si enivrants.

— Je ne pouvais pas...Je voulais...

Elle le fit taire d'un baiser passionné.

— Je sais.

Ils se regardèrent et il sécha les larmes au coin des yeux de Bérénice. Il inspira et parla d'une traite.

— Il y aurait une petite place pour un type comme moi dans ta vie ? Je te préviens, je ne suis pas facile à vivre et j'ai quelques...particularités, mais...tu voudrais bien que je reste un peu à tes côtés ? Je sais que c'était imprévu, que je ne suis pas une priorité et qu'une rencontre n'était pas dans tes projets mais...

— Reste toute la vie, le coupa-t-elle en enfouissant son visage dans le creux de son cou.

Bérénice se releva, lui tendit la main.

— Viens... Rentrons chez nous.

Les yeux d'améthysteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant