Mission "Ulysse" (Regana - tome 2)

Chapitre 2.

Il se tenait devant moi. Droit, drapé de rouge. Il avait changé aussi. Ses cheveux si dorés étaient méchés de noir. Et son regard... Son regard avait perdu sa splendeur pour laisser place à deux gouffres albâtres qui me fixaient, ébahis, effarés, l'horreur infernale s'y peignant en un nacre maudit.

« Béatrice ?

Je tressaillis. Mon nom... Trente et une années s'étaient écoulées depuis que je l'avais entendu pour la dernière fois.

Trente et un ans.

Mais le temps n'existait pas à Regana.

Muette, silencieuse, je refermai mes bras autour de mon corps dénudé, si douloureux, si... humain. Je venais de me transformer ! Après avoir passé tant de temps sous une forme abjecte, animale, endormie sous sa furie, sa rage et sa faim, retrouver les sensations d'une enveloppe charnelle déchirée par l'enfer me semblait à la fois merveilleux... et un véritable calvaire.

Il n'y avait qu'une seule chose qui m'avait poussée à refaire surface, à retrouver cette apparence, brisant temporairement la malédiction qui m'avait frappée dés l'instant où je m'étais noyée aux enfers...

Lui.

Dante.

Comme un fantôme d'un passé occulté par le Mal, il venait de rejaillir au détour de cette forêt sans fin qui était devenue la mienne, où j'avais imposé mon règne d'horreur. Il s'était matérialisé devant la bête et elle avait reculé, frappée par ce souvenir contre lequel elle ne pouvait lutter. Elle m'avait laissée revenir.

Et désormais il me dévisageait, avec amour, avec souffrance, l'air de ne pas y croire. Il aurait voulu ne pas y croire. Mais à Regana, l'illusion régnait jusqu'à l'instant où la réalité se montrait plus douloureuse encore. Et c'était lorsqu'on désirait que tout soit faux, que le vrai s'imposait, tyrannique, destructeur.

Il le savait. Il avait minutieusement tracé sa route jusqu'à ce bois obscure.

Mais il refusait de s'y résoudre. Secouant la tête, il bégaya :

— Impossible... Que fais-tu là ?

Ce que je faisais là... Lentement, je gonflais mes poumons d'air. Je me sentais revivre. Un bref instant, tout m'apparaissait clairement. Aussi clairement que si ma vie se rejouait devant moi. Avant de s'évanouir, laissant place à la confusion.

Dante...

Mon poète, mon bourreau. Ma mission, mon péché.

Je secouai vivement la tête de gauche à droite, luttant pour chasser le murmure sombre qui résonnait à mes oreilles, avant de cracher, dans un gémissement plaintif :

— Maudite.

C'était le premier mot que je prononçais depuis tant de temps. Ma voix éraillée déchira ma gorge râpeuse, douloureuse, qui ne requérait qu'une seule chose, qu'on l'apaise au moyen de son breuvage favoris.

Le démon fronça des sourcils, l'air de ne pas comprendre. Ses traits, si froids, si sévères, me semblaient être un masque qui troublaient chacun de mes souvenirs, fragiles, éphémères. Ce n'était plus le même. Et pourtant c'était lui.

Dieu, que j'avais mal...

Mais il fallait qu'il saisisse, qu'il sache, qu'il voit ! Comment nous en étions arrivés là...

— Je suis maudite, répétai-je, la mélodie de mes cordes vocales plus discordante que jamais.

Maudite de l'avoir aimé. De le retrouver.