Prologue

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Neuvième jour du mois de juin, an 1290, République de Florence, Italie.

Tous les poètes étaient condamnés à l'enfer.

C'était ainsi. Déjà prédit.

Il voulait écrire. Réellement. Mais les vers ne parvenaient pas à se libérer de son âme et du poids toujours plus étouffant qui pesait sur elle. Froissant un nouveau papier, noirci d'une poésie déjà fanée, Dante Alighieri s'affala dans son fauteuil.

Il avait quitté sa demeure, fuyant la présence de son épouse, Gemma, et de leur nouveau-né, Jacopo. Mais même ici, dans cette petite maison à l'écart, éclairée seulement par une chandelle, l'air vivifiant de la nuit s'infiltrant par ses fenêtres grandes ouvertes, l'inspiration lui échappait. Ses muses se dérobaient. Sa muse ne cessait de lui échapper.

Et même s'il écrivait pour lui, sans publier ses sonnets, les partageant à quelques amis poètes, ce néant qui s'était emparé de lui le désolait. Il ne parvenait plus à expier sa souffrance, cette boule ardente qui grondait continuellement en lui, assoiffée de plus, toujours plus.

Cette vie ne lui convenait pas...

« Eh bien, amico, que t'arrive-t-il ?

Surpris par cette voix qui venait de nulle part, il se redressa vivement. Dans la semi-obscurité de la pièce, se découpait une silhouette, celle d'un homme grand, tout vêtu de noir. Les ténèbres paraissaient danser autour de lui, comme si elles lui obéissaient, comme s'il les maîtrisait. Il dégageait une aura sombre, glaçante, une aura de puissance qui n'échappait guère au Florentin.

Ce visiteur nocturne, cet inconnu venu avec les ombres, Dante le connaissait. Ce n'était pas la première fois. Sa présence planait au-dessus de sa tête, telle une menace... Une menace tentatrice, soufflant à ses oreilles les conseils précieux dont il avait eu besoin lors des campagnes de Campaldino ou de Caprona.

Ce soir, il n'avait plus la force de se méfier. Tous ses soucis, toute sa frustration le hantaient, assombrissaient son esprit, chassaient l'espoir... Haussant des épaules, il se contenta de soupirer, abandonnant sa plume :

- Le génie m'échappe.

Le nouveau-venu s'avança dans la faible lueur dorée que projetait la chandelle, les flammes creusant les ombres de son visage. Sa voix rauque résonna à nouveau, mielleuse, amicale :

- L'inspiration tu l'as déjà. Ta bella ne te suffit pas ?

Le poète ne répondit pas, fronçant des sourcils. L'attaque était pernicieuse. Douloureuse. Ce fut comme si une dague s'enfonçait dans sa poitrine, un coup de poignard mortel qui venait saigner son âme...

Sa Bella...

Face à son silence, son mystérieux interlocuteur esquissa un sourire presque carnassier. Mais dans ses prunelles scintillantes comme des améthystes à l'éclat des bougies, brûlait une lueur dangereuse.

- Que veux-tu, réellement ? interrogea-t-il, son regard cherchant celui du Florentin.

Ce dernier pensa aussitôt à Béatrice. Sa Béatrice qu'il aimait de son cœur, de toute son âme, à en être fou, malade... Sa Béatrice qui ne lui rendait pas son amour, inaccessible, merveilleuse, angélique... Et pour qui il avait commencé à taire son désir, à l'étouffer jusqu'à le tuer.

C'était elle qu'il voulait.

Et le sort semblait s'obstiner à les séparer alors qu'ils étaient tous deux mariés à quelqu'un d'autre.

Il pourrait le souhaiter. Demander son cœur, sa main. Mais il ne pouvait s'y résoudre. Elle était la seule chose encore belle, encore lumineuse dans cette vie. Elle était sa flamme, celle qui faisait battre dans sa poitrine son palpitant, celle qui le rendait vivant à travers sa beauté céleste. Il ne pouvait forcer son affection.

Mission "Ulysse" (Regana - tome 2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant