Chapitre 13.

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Le sable sous nos pieds était d'un noir d'encre tandis que nous progressions vers la montagne qui se découpait au loin. Une certaine distance nous séparait d'elle, dévorée par une vaste plage. Dans notre dos, les rugissements furieux des vagues s'écrasant sur le rivage diminuaient petit à petit, à mesure que nous nous éloignions de l'eau, que nous approchions de la falaise.

Mes bottes s'enfonçaient dans les dunes, désagréablement, rendant l'avancée laborieuse. Aucun moyen de se téléporter ou de voler jusqu'à notre destination. Il fallait marcher.

Le silence, troublé seulement par les hurlements de la mer et le vent, pesait, lourd, chargé d'une émotion intense, étouffante. Depuis que le seigneur de Regana avait disparu, un froid glaçant s'était emparé de nous.

Je suivais le démon tandis qu'il se dirigeait d'un pas ferme vers la Montagne, mes pas dans les siens, mon regard rivé sur sa nuque dissimulée par ses cheveux. Un fil invisible nous reliait, liant mon souffle au sien, mon cœur à l'organe qui battait fort dans sa poitrine, mon âme déchirée à la sienne, pourrie. J'avais l'impression de pouvoir ressentir ce que lui ressentait. Ce qu'il y avait de plus beau... Comme de plus infernal. L'amour, la crainte. Le Mal. En lui, en moi, en nous. Partout. Et dans ce moment hors du temps, alors que nous n'avions pas encore véritablement commencé l'ascension du Purgatoire, je l'interpellai, dans un souffle pressant :

« Dante...

Il ralentit la marche, se tournant vers moi. Je le dévisageai quelques instants, hésitant à révéler ce qui pesait sur mon cœur en cet instant, tentant avec peine de dénouer le fouillis qui régnait dans mes sentiments. Je ne savais plus ce que je ressentais réellement et ce qui était le fruit du Mal ou de la gardienne... Ni quelle était la limite du « moi » dans tout cela. J'avais peur. J'avais froid. J'avais foi. J'avais mal... Secouant la tête, je finis par éructer, avec amertume :

— Nous venons de dire aurevoir à Carmine. Mais cela sonnait plus comme des adieux. Tu le sais, tu l'as senti.

Un instant, le temps parut s'être figé. Je retins mon souffle, guettant sa réaction avec fébrilité, tandis qu'il me toisait, le visage aussi fermé qu'à son habitude. Puis, il acquiesça avec raideur. Un pli tordit ses lippes, accentuant les ombres sur ses joues creuses. Sa voix grave s'éleva, rocailleuse, encore prise par une émotion que je n'attendais pas :

— Il y a huit siècles, je n'ai pas hésité un seul instant à abandonner ma famille, pour le pouvoir, pour la poésie, pour ce que Regana m'offrait. Sans remords, sans regrets. J'avais déjà abandonné bien avant ça mes émotions. Et aujourd'hui je quitte tout cela, le pouvoir, Regana...

... Pour toi. Il ne les dit pas mais ces mots résonnèrent en moi avec tant de virulence que j'en demeurais muette, le laissant poursuivre :

— La différence c'est que cette fois, je sais qu'il y a une chose qui me manquera vraiment. Cet idiot. Il est comme un frère pour moi... Un petit frère insupportable, naïf, impétueux et intenable mais...

— Mais tu t'es attaché à lui.

Carmine s'était forgé une place dans notre vie. Pendant des siècles, nous n'avions vécu qu'à deux, deux cœurs, deux souffles, deux êtres... Il n'y avait que lui et moi, nos rêves, notre amour, nos fardeaux. Il était le centre de mon existence, j'étais le sien. Le reste n'importait pas, ce n'était qu'une poussière de cendre dans un enfer qui ne connaissait aucune fin. Regana contre nous. Nous contre le reste des cercles.

Puis il y avait eu Carmine. Et nous étions devenus trois.

Le petit garçon s'était incrusté dans notre dynamique. Lorsque nous l'entraînions, l'aidions à développer ses pouvoirs, à assouvir sa vengeance. Le dissimulant chez nous, au cœur du cercle des damnés... Accompagnant Dante dans ses réflexions, m'offrant un nouveau réceptacle à toutes mes vives émotions, violentes, tendres... Nous étions devenus trois.

Mission "Ulysse" (Regana - tome 2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant