Chapitre 26.

14 3 0
                                    

Le plateau s'encastrait de plus en plus entre deux versants arides tandis que l'inclinaison de la pente s'accentuait. Malgré le soleil brûlant, l'air était d'une fraîcheur vivifiante que je n'avais pas sentie depuis longtemps. Il s'engouffrait dans les poumons et pour la première fois depuis des siècles, respirer m'était devenu nécessaire. Il fallait que j'inspire, que je laisse l'oxygène gonfler ma poitrine avant de le libérer. Des picotements parcouraient ma peau. Un instant, j'écartai les bras et m'arrêtai, les yeux fermés, laissant simplement le vent caresser ma peau, s'emmêler dans mes cheveux, agiter mes vêtements et se glisser entre mes plumes, chatouillant mes ailes, un frisson les parcourant... Je me sentais légère, si légère...

Et paradoxalement, une lourdeur terrible me liait au sol, à la terre, semblait stopper mon envol pour me ramener brutalement à mon tourment.

Croyais-tu vraiment pouvoir me fuir de la sorte ? ricanait une petite voix mesquine.

Je secouai la tête, m'arrachant à ma brève oasis, reprenant ma marche. Quoique je fasse, quoique je me force à penser ou dire, tout me ramenait toujours à mon calvaire présent, à ce brasier qui me consumait de l'intérieur, à cette rancœur qui m'empoisonnait... Et à ce rire mauvais dans mon esprit. Tout me rappelait toujours la cause de mon désespoir.

Jusqu'à cette présence à mes côtés, que je chérissais autant que je haïssais, qui apaisait mes plaies autant qu'elle les ravivait.

Dante...

Chaque pas effectué dans le silence pesant de notre dispute rajoutait à notre tourment. Un silence qui faisait mal, tellement mal... C'était presque une torture de l'avoir près de moi, si près, alors que tout en moi le désirait ; mon cœur, mon corps, mon âme... Tout en lui faisait appel à moi. Cette distance m'arrachait petit à petit les dernières bribes d'espoir et d'équilibre auxquelles je me raccrochai comme une naufragée. Mais le moindre geste pour la rompre me semblait être encore plus difficile, encore plus insurmontable. Car aussitôt que l'amour refaisait surface, il était accompagné de son âme damnée, de cette haine furieuse qui me poignardait de l'intérieur.

Alors nous marchions, sans un mot, comme des parfaits petits soldats de plomb que plus rien n'animait. Nous marchions encore et encore et encore... Nous ne faisions que cela. Depuis des jours. Dès que le jour se levait et jusqu'à la tombée de la nuit. Mais la souffrance physique due à la fatigue ne parvenait pas elle non plus à expier cette autre souffrance. Celle de nos âmes déchirées...

Nous arrivâmes au bord d'un cours d'eau qui prenait sa source dans une cavité creusée dans la roche. Elle se déversait ensuite dans un ruisseau large qui coupait le plateau en deux, barrant notre chemin. L'eau ruisselait sous mes yeux, limpide, si limpide... La mélodie de sa cavalcade emplissait l'air, métamorphosait l'atmosphère en quelque chose de presque... féérique.

Fascinée, je m'accroupis sur la berge, là où le sol se faisait sablonneux entre les graviers, léchés par les remous des flots qui avançaient avant de reculer dans un mouvement éternel. Dans l'onde, je pouvais admirer mon reflet. Je me reconnaissais à peine dans cet être qui me toisait, l'air égaré. Cette image de moi, cette réflexion ma paraissait à la fois si fausse... et si réelle.

Mais soudain, un grondement puissant jaillit d'outre-tombe, ses échos retentissant dans toute la vallée. Je me tendis, reculant pour ne pas tomber, alors même qu'un murmure se répandait, siffleur, à nos oreilles :

« Je suis le Léthé. Celui qui coule par-delà la réalité. Une gorgée de mon eau vous libérera du poids des souvenirs non désirés ; de la souffrance et du chagrin ; si vous l'osez. Mais attention, les eaux sont traitresses, prenez garde à ne pas vous y noyez. »

Mission "Ulysse" (Regana - tome 2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant