Mission "Ulysse" (Regana - tome 2)

Chapitre 19.

La nappe de brume couvrait le sol, serpentant entre les racines sinueuses couvertes d'une mousse qui dégageait un entêtant parfum d'humidité. Les arbres, tordus, s'élevaient vers les airs ou bien s'étiraient vers la pente, épousant ses inclinaisons. Des rochers surgissaient parfois de la terre brune tapissée de branches et de brindilles dans laquelle s'enracinaient ces géants troncs.

La nuit tombée nimbait la forêt d'un éclat argenté surréel. L'endroit était... à la fois magnifique et terrifiant. De ses ombres, tout semblait pouvoir en jaillir, le pire comme le meilleur. Chaque recoin regorgeait de secrets qui lui conféraient un aspect presque poétique mais chaque trou de ténèbres pouvait bien renfermer une créature plus terrible encore...

Hypnotisée par le spectacle nocturne de ce bois de conte de fée, je tendis les doigts vers les volutes blanches de brouillard qui serpentaient d'un mouvement fascinant.

Sous certains aspects, nous pouvions nous croire revenu au troisième cercle. Un étrange sentiment étreignait mon cœur, une pointe curieuse qui perçait sous ma poitrine, chatouillant mon âme. Ce n'était pas douloureux, non... C'était plutôt... une certaine nostalgie ?

J'étais nostalgique de ma forêt aux damnés, de notre petite maison... Ce lieu où j'avais tant souffert avait tout de même été ma demeure durant huit siècles. Il me manquait. Malgré moi et bien que je m'en défendais, une part de moi restait inexorablement et éternellement attachée à cette part de Regana.

La seule différence était qu'ici, je n'étais plus en domaine et la stryge ne régnait plus sur les créatures qui y rodaient peut-être.

Malgré notre halte, je ne parvenais pas à trouver le sommeil. Jugeant qu'il était préférable de n'avancer que lorsque le jour était levé face aux divers dangers dont recelait la montagne, nous nous étions arrêtés il y avait déjà quelques heures. Nous avions dressé un petit camp entre les immenses racines d'un chêne dégarni, sur un tapis de lichen. Malgré le froid, nul besoin d'attiser un feu quand bien même un simple claquement de doigt aurait pu suffire. Mes bottes, repliées sous mes genoux, s'enfonçaient dans la terre meuble, et la jupe longue de ma tunique couvrait mes jambes.

Je contemplai ce qui s'étendait autour de moi, attentive au moindre bruit. Du frémissement du vent dans les feuillages aux branches qui craquaient, des hululements d'un oiseau – sûrement une chouette ! – aux grognements étranges des animaux qui y rodaient certainement, rien ne m'échappait.

L'endroit était... en paix. Curieusement en paix.

Mais moi je ne l'étais pas.

Malgré tous mes efforts, malgré mes suppliques internes et mes prières silencieuses, quelque chose grondait en moi, montait tels les flots menaçants d'un raz de marée, menaçant ce fragile équilibre. Voilà ce qui m'empêchait de rejoindre les bras de Morphée, loin de ce monde. Ni la crainte des dangers du Purgatoire, ni l'excitation du jour. Mais bien une tempête sourde qui grimpait, grimpait, grimpait... Porteuse d'un souffle avide de violence et de sang. Il s'éveillait dans mes veines, tel de la lave en fusion, presque douloureusement. Il répandait en écho des mots qui brouillaient la frontière avec la réalité, répétant inlassablement la même mélopée, adoptant tour à tour ma voix, celle de mon amant, celle de Gemma... et celle, plus crispante du mal.

Dante nous a condamné. Dante nous a précipité aux enfers...

Je luttai contre cette insinuation, terrifiée de ce qu'elle signifiait, terrifiée à l'idée de l'ignorer, terrifiée à l'idée d'y croire. Car c'était là ce qui me bouleversait le plus. Quelque chose en moi se laissait désespérément tenter par ces abysses furieux. Après tout, n'était-ce pas la vérité ? C'était par un pacte qu'il m'avait perdue... Un pacte dicté par son ambition, par sa soif de gloire, par sa fièvre poétique... Il avait scellé mon destin en même temps que le sien, me livrant à Regana, à son seigneur, à ses tortures et à ses malédictions...