Mission "Ulysse" (Regana - tome 2)

Chapitre 6.

« Bon sang, qu'est-ce que c'était que ça ?

J'avais mal à la tête. Tellement mal... Je sentais le sang pulser contre ma tempe, entraînant dans son flot bouillant le monde autour de moi, les souvenirs, les sons, les images. Un frisson dévala mon échine, des picotements explosèrent au bout de mes doigts et un instant, le couloir vacilla. J'avais la nausée, une nausée terrible, à m'en rendre malade.

Cela faisait des siècles que je n'avais pas été malade. Pas physiquement du moins. Mes maux étaient autres...

Des ombres se profilaient aux frontières de mon esprit, entrecoupées de flash lumineux aveuglants. Les choses semblaient fracturées, brisées. Des morceaux rassemblés mais toujours pas recollés. Enfin complets. Mais pas unis.

Lorsque je repris pleinement conscience de mes moyens, Dante me traînait derrière lui, loin de ma cible et je le suivais machinalement, mécaniquement, comme un automate. Les corridors défilaient les uns après les autres, comme ses vociférations. Mais elles ne m'atteignaient pas. J'étais encore trop hébétée. La haine continuait à battre sous mon épiderme, au rythme de mon cœur. Elle refluait toutefois lentement, comme si son serpent se retirait dans sa cachette, repu, rassasié, dans l'attente de sa prochaine attaque éclaire.

Je ne fis pas attention au lieu où mon compagnon nous avait traîné. Il s'arrêta enfin, relâchant mon poignet et faisant volteface pour me toiser sévèrement.

Son regard se posa soudain sur mes bras que les griffes de mon adversaire avaient malmenés. Des sillons de sang s'écoulaient le long de ma peau blanche, ruisselait avant de glisser aux creux de mes coudes pour finir sa route au sol dans un clapotis léger. Aussitôt, une inquiétude vive s'alluma dans les prunelles du démon qui passa une main soucieuse dessus, s'enquérant :

— Tu es blessée ?

Je secouai la tête lentement de gauche à droite, muette, mes lèvres refusant de laisser échapper le moindre son. Ce n'était rien, à peine une égratignure. Mon corps avait déjà expulsé le poison, insensible à ses méfaits. Et je ressentais à peine la douleur des plaies à vif. Non, c'était plutôt une autre souffrance qui me hantait, me tourmentait, vibrait à la lisière de mon âme, se répandant comme une marée inarrêtable.

Mais ma réponse ne rassura pas pour autant mon... amant. La mine sombre, l'absence de son masque habituel trahissant sa colère, il continua de m'examiner.

— Ta robe est tachée de sang !

Je fronçai des sourcils, baissant la tête pour constater par moi-même ce fait. Des marques sombres s'étendaient là où le liquide poisseux de cet abruti avait imbibé le tissu de mon vêtement, sur la jupe et au niveau du ventre... Je reposai mon attention sur l'homme face à moi avant de souffler, difficilement, la bouche pâteuse :

— Ce n'est pas le mien...

Il n'aurait pas dû être surpris, ce n'était pas la première fois... Je ne comptais plus les nombreux moments où il avait dû me nettoyer lorsque la stryge disparaissait, après un massacre. Elle laissait mon enveloppe charnelle, enivrée de chair, de malheur et de désespoir, extatique, aliénée... Et couverte de ce cruor pourpre, vestige de son œuvre macabre. De nombreuses fois il m'avait récupérée, calmée, lavée...

Dante se redressa, son visage se fermant à nouveau.

— Qu'étais-tu en train de faire, Béatrice ?

Qu'es-tu en train de nous faire Béatrice ?

Face à cette austérité qu'il ne m'avait pas dédiée depuis tant de temps, un spasme nerveux s'empara de mon corps. Il était là, devant moi, dans sa raideur, son visage à quelques centimètres du mien. Et tout ce dont je rêvais, c'était de franchir cette distance, de le redécouvrir, d'enfin saisir l'ampleur des changements qui nous avaient emportés depuis Regana... Mes doigts me démangeaient, tout ce sang sur mon épiderme, séchant...