Mission "Ulysse" (Regana - tome 2)

Chapitre 16.

Un vers de la Divine Comédie m'était revenu en tête.

''Pour courir sur de meilleures eaux, le petit vaisseau de mon génie hisse maintenant la voile, pour laisser derrière lui une mer si cruelle...''

Pour nous, la mer cruelle se dessinait sous nos yeux. Nous naviguions avec précaution dans cet immense océan poussiéreux, sans détacher notre regard une seule seconde de notre objectif, l'autre bout de cette étrange plaine, la pente qui remontait sur un nouveau flanc de la montagne. Les immenses bourrasques soulevaient le bas de ma jupe, les herbes folles fouettaient mes jambes et mes cheveux s'agitaient devant mes yeux, m'aveuglant par vagues.

Sous nos pieds, l'herbe se soulevai parfois pour dévoiler les restes d'un cadavre, les os polis par le vent, scintillant, blanc sous le pâle soleil brumeux de cet étrange jour. Les ombres des maîtresses des lieux demeuraient pourtant à distance pour le moment, ne s'approchant pas de nous. Malgré tout, leur étrange chant continuait à se répandre en écho à travers les complaintes du souffle qui parcourrait la lande grise.

Sur mes gardes, je m'apprêtais toutefois à affronter une de ces créatures dès qu'elle oserait se dresser sur notre route. Dante quant à lui ouvrait la marche, avec précaution, avançant d'un pas rapide, la tension de ses muscles trahissant notre inquiétude.

Des sirènes...

Je ne pensais pas que ces monstres existaient. De toute évidence, elles devaient être bien différentes de ce que les mythes laissaient entendre. Pourtant, l'idée était la même. Charmer pour tuer...

Un frisson mauvais dévala mon échine.

N'était-ce pas ce que j'avais fait ces huit derniers siècles ? De nouveau ce drôle de sentiment rejaillit, m'empoignant à la gorge tandis que je me remémorai avec horreur tout ce que j'avais infligé... et qu'il m'avait été donné de vivre en cette nuit atroce.

Je me sentais mal... Et ce n'était pas physique. C'était autre chose. Quelque chose que j'enfouissais de peur de le laisser sortir mais qui nourrissait l'ange... tout en l'empoisonnant.

Des remords...

Je secouai vivement la tête pour chasser aussitôt cette idée, sentant des griffes cruelles s'enfoncer dans mon cœur à la moindre brèche de culpabilité qui pouvait s'ouvrir.

Mais soudain les rafales qui cinglaient l'air retombèrent, sèches, mortes.

Et à la place de ses mugissements plaintifs, s'élevait la douce mélodie d'une musique entrainante, d'une danse italienne, d'un orchestre jovial. Un faisceau lumineux m'aveugla, luisant d'un doux éclat doré, chaud, scintillant... Hébétée par ce soudain changement d'ambiance, je battis des paupières pour toiser ce qui m'entourait, une brume mielleuse s'emparant petit à petit de mon esprit.

C'était un autre temps. Une salle de bal avait remplacé la mer d'herbes. Je reconnus la riche demeure des Alighieri, à Florence. Il y avait de la musique, l'on fêtait quelque chose. Les nobles et les riches marchands de la ville s'y pressaient, dans une atmosphère joyeuse, flamboyante. Tout y était... vif. Si vif... Les odeurs, les couleurs...

Je me voyais, belle, resplendissante dans une robe bleu nuit, brodée d'or. Mes cheveux blonds étaient rassemblés en un chignon à l'arrière de mon crâne et recouverts d'un voile doré. J'avançais parmi cette joviale assemblée comme si je la dominais. C'était étrange. Mon double était... Exactement celle que j'étais jadis. Belle, douce, resplendissante. L'image même de la pureté, baignée de lumière et de grâce.

Une gardienne...

Paralysée, je ne pus que l'observer. M'observer.

Et soudain, quelque chose me bouscula. Manquant perdre l'équilibre, il me fallut plusieurs secondes pour comprendre que c'était cette petite fille aux cheveux d'or qui venait de se faufiler à mes côtés avant de rejoindre mon double. Riant aux éclats, elle se jeta dans ses bras et sa voix fluette raisonna à mes oreilles avec la puissance d'une déflagration assommante :