Chapitre 1

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— Elle est en retard ce soir, dis-je à voix haute, plus pour moi-même que pour les rares clients qui discutent entre eux ou restent simplement dans leur coin, sur leur téléphone, casque sur les oreilles.

Je finis de mettre sur des plaques des croissants et autres viennoiseries que je recouvre afin que le tout dégèle pour que mon collègue puisse faire cuire une fournée quand il arrivera avec le lever du jour.

Je travaille depuis un moment dans un café ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre. J'aime mon quart de travail de nuit. Ce n'est pas le meilleur horaire pour entretenir une vie sociale, mais je suis célibataire et ma vie me convient telle quelle pour le moment. J'écris, ce n'est pas grand chose, c'est assez marginal, je poste des nouvelles sur des sites, où l'on me lit, on commente mes textes, me les corrige et on me crée même des couvertures. Ceci me permet, grâce à ces bêta-lecteurs d'avoir des textes prêts à être publiés. Il ne me reste qu'à les adapter en format numérique. Je m'auto-publie donc sur des plate-formes où je gagne un peu d'argent, pas une fortune, mais suffisamment pour me permettre de garder mon travail de nuit. Pourquoi la nuit ? La faune nocturne est si passionnante, elle me donne des personnages incroyables, des situations, des ambiances que je ne verrais pas en plein jour. Comme c'est tout de même assez calme, je me permets même d'écrire sur mon lieu de travail.

J'adore mes clients, surtout les habitués. Ils m'inspirent quand je les observe avec leurs tics, leurs manières, leur physionomie. Je leur invente des vies, des ennuis, des secrets, des amours. Comme celui qui est installé sur une banquette, ayant une vue sur la baie vitrée donnant sur le trottoir et la porte d'entrée. Je l'imagine agent secret, attendant son contact, ne tournant jamais le dos à la porte, ayant vue sur qui arrive. Je sais que c'est un animateur radio de nuit à la retraite qui, ayant vécu toute sa vie de nuit, passe le temps ici et dans un autre établissement, étant incapable de dormir avant les petites heures du matin. J'ai le jeune insomniaque qui vient profiter du Wi-Fi pour regarder des films et séries en streaming, il est sympa car il achète au moins un sandwich, un dessert et des cafés. Et il y a Hespera, ma cliente préférée, celle qui n'est pas là ce soir. Je me doute bien que ce n'est pas son nom, c'est celui que je lui donne, la déesse grecque du crépuscule. Elle vient presque toujours entre minuit et deux heures du matin. Je me suis fait à sa présence, souvent silencieuse mais c'est tout de même une présence.

J'aime la regarder, sa peau un peu blanche, et son regard hypnotique qui semble si triste par moment comme si elle vivait une peine intense. Elle se démarque des autres par la fragilité qui se dégage de son être. Ses cheveux noirs encadrant son visage rendent son regard encore plus pénétrant. Il avait bien fallu deux mois avant que je ne lui arrache un mot, autre que ce qu'elle commandait mais ne buvait que rarement, un thé. Un seul mot donc, non, quand je lui avais demandé si elle voulait que je change son thé pour un plus frais, moins amer, la poche de thé étant dans la théière depuis près d'une heure. Sa voix était neutre, sans intonation, ni accent. Elle venait toujours avec un livre et elle en changeait rapidement. J'essayais souvent d'engager la conversation, mais je ne voulais pas la déranger et encore moins la faire fuir. Je préférais la regarder, silencieuse, plutôt qu'elle aille ailleurs. Au moins, en l'ayant dans mon champ de vision, je pouvais l'imaginer dans une de mes histoires. La première fois qu'elle s'est adressée à moi, c'était il y a presque un mois. J'étais dans ma bulle, écrivant, il ne restait qu'elle et mon somnambule, lorsqu'elle s'est approchée.

— Un autre, s'il vous plaît, dit-elle en poussant sa tasse de thé près de mon ordinateur.

— Mais avec plaisir, dis-je en souriant. Vous voulez quelque chose à manger avec ?

— Non, merci.

En posant une nouvelle tasse près d'elle, elle me regardait fixement, me mettant mal à l'aise.

VampireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant