Rencontre mémorable

4 0 0
                                    


Abigaël observait la vie des passants depuis un banc en fer forgé, à l'ombre d'un grand acajou. Cette après-midi-là, le soleil était chaud et pas un seul nuage n'entachait le bleu infini du ciel. Aussi de nombreuses familles avaient eu l'idée de se rendre au parc pour profiter de cette belle journée. Les cris des enfants résonnaient de toute part sous le regard détendu mais attentif de leurs parents. Un frisson d'enthousiasme parcourut le corps d'Abigaël devant tant d'effervescence. Cette scène n'avait rien d'exceptionnel, et pourtant elle lui réchauffait le cœur comme si elle la découvrait pour la première fois.

Un peu en retrait de l'aire de jeu, d'autres personnes se prélassaient dans l'herbe. Là une jeune femme absorbée par la lecture de son roman, ici un solide gaillard qui tentait de battre son labrador à la course, là encore deux amoureuses qui s'embrassaient comme si le monde autour d'elles n'existait plus. Un voile de mélancolie traversa les yeux d'Abigaël. Elle aurait tant aimé avoir une personne aussi spéciale dans sa vie, mais à presque cinquante ans elle n'avait plus trop d'espoir.

Perdue dans ses pensées, elle sursauta en remarquant qu'un homme s'était approché d'elle. Ses cheveux grisonnants bien peignés, son élégant costume beige et son doux sourire lui conféraient une aura chaleureuse. Le coeur d'Abigaël rata un battement lorsque l'inconnu s'adressa à elle de sa voix mélodieuse.

- Vous permettez que je m'asseye à vos côtés ?
- Oh ! Euh... oui bien sûr.

Il esquissa une révérence avant de prendre place sur le banc. D'un geste gracieux, il retira sa veste et desserra le col de sa chemise.

- Quelle chaleur ! s'exclama-t-il.
- Quelle idée de sortir en costume par un temps pareil ! répondit-elle du tac au tac.

Le rouge lui monta aux joues quand elle prit conscience que sa répartie pouvait paraître impolie, aussi fut-elle surprise lorsque l'inconnu se mit à rire aux éclats.

- Vous avez bien raison, admit-il. Ce n'était pas très malin de ma part. Mais que voulez-vous, j'ai fait passer l'élégance avant le confort.
- Votre apparence vous importe à ce point ? demanda-t-elle.
- Pas spécialement. Je voulais juste me faire beau pour une personne qui compte beaucoup pour moi.
- Oh je vois.

Le silence retomba entre eux, troublé uniquement par les exclamations des enfants. L'homme farfouilla dans son sac et en sortit une petite boîte rectangulaire et plate. Toujours avec la même grâce qui caractérisait ses mouvements, il l'ouvrit et en révéla le contenu : des escargots en chocolat.

Il pianota l'air de sa main droite avant d'en attraper un et de le porter à ses lèvres. Son visage s'illumina alors qu'il avalait la gourmandise. Il réitéra l'expérience une deuxième fois, puis une troisième, toujours avec la même satisfaction. Il se lécha ensuite les doigts pour y récupérer le chocolat fondu par la chaleur. Abigaël ne put s'empêcher de penser que l'homme chic qui l'avait accostée ressemblait désormais plus à un petit garçon prenant son goûter favori.

Une fois ses doigts propres, il les essuya dans un joli mouchoir de poche et tendit la boîte à Abigaël avec un large sourire.

- Allez-y, servez-vous !
- Vous êtes sûr ? Ça me gêne un peu.
- Ne soyez pas gênée voyons ! s'écria-t-il. Et puis je n'arriverai jamais à finir la boîte tout seul avant qu'ils ne soient tous fondus. Dîtes-vous que vous me rendez service.
- Bon d'accord, si vous insistez. Merci.

Elle approcha sa main d'un des chocolats mais fut coupée dans son élan par une remarque de l'inconnu :

- Faites attention, celui-ci est à la liqueur de cerise.
- Ah beurk !
- J'ai bien fait de prévenir, s'amusa-t-il. C'est vrai que peu de gens aiment les chocolats à la liqueur.
- C'est pas la liqueur le problème, rectifia-t-elle, c'est les cerises.
- Vous n'aimez pas les cerises ?
- Je déteste ça !
- Même en clafoutis ? tenta l'inconnu.
- J'ai une sainte horreur des clafoutis, répliqua-t-elle en mimant un malaise de façon théâtrale.

Abigaël et son interlocuteur rirent de bon cœur et il choisit finalement pour elle quelle sucrerie prendre afin d'éviter toute mauvaise surprise. Après avoir avalé plusieurs chocolats tous plus savoureux les uns que les autres, elle reprit la parole.

- Au fait, je m'appelle Abigaël, enchantée.
- Edouard, dit-il en lui tendant la main. Tout le plaisir est pour moi. Vous permettez que je vous tutoie ?
- Oui vous pouvez. Enfin je veux dire, se corrigea-t-elle, oui tu peux.
- Tu m'en vois ravi !

Sur ces mots, il prit le dernier chocolat de la boîte et le jeta en l'air au-dessus de sa tête. Il ouvrit ensuite la bouche vers le ciel et la gourmandise s'y engouffra lors de sa redescente. L'homme se releva d'un bond et fit de grands gestes comme pour saluer un public imaginaire, ce qui décrocha un nouveau sourire à Abigaël qui applaudit de toutes ses forces.

- Voilà une bonne chose de faite ! clama-t-il en se rasseyant. Merci de m'avoir aidé avec mes chocolats.
- Oh mais ce fut avec une immense joie, Edouard, dit-elle avec malice. N'hésite pas à revenir me voir si tu as d'autres boîtes de sucreries à finir.
- Je m'en souviendrai, affirma-t-il en tapotant sa tempe de son index.

Il referma la boîte vide, la rangea dans son sac et se retourna brusquement vers Abigaël.

- J'ai complètement oublié de te dire quelque chose, s'écria-t-il.
- Quoi donc ?
- Tu es absolument ravissante.

Abigaël ouvrit la bouche, la referma aussitôt, la rouvrit encore, mais aucun son n'en sortit. Incapable de soutenir le regard d'Edouard, elle cacha son visage pivoine derrière ses mains.

- Je suis désolé, dit-il embarrassé. J'ai peut-être été un peu abrupt.
- Un peu abrupt ? Même les falaises d'Etretat le sont moins, et j'en sais quelque chose.
- Pourquoi ? Tu es normande ?
- Mais pas du tout ! s'emporta-t-elle. Et pourquoi pas bretonne pendant que tu y es ?
- Au temps pour moi, je ne voulais pas créer d'incident diplomatique. C'est juste que, comme les falaises d'Etretat sont en Normandie... J'ai eu une conclusion hâtive, je m'en excuse.
- Excuses acceptées ! Mais tu sais, il y a plein de raisons qui font qu'on peut connaître ces falaises.
- C'est vrai, concéda Edouard. Et je devrais le savoir puisque j'y ai passé deux semaines pour ma lune de miel alors que je ne suis absolument pas normand. Mais dis-moi donc alors comment toi tu les connais si bien.
- Eh bien c'est parce que... parce que...

Sa voix se brisa dans sa gorge et son esprit sembla quitter son corps quelques instants. Lorsqu'elle retrouva prise avec la réalité, des larmes roulèrent le long de ses joues.

- Je ne sais plus, finit-elle par dire penaude. Pourtant je suis certaine de les connaître parfaitement, je pourrais même t'en faire un croquis là tout de suite. Alors pourquoi je ne peux pas me rappeler de comment ?
- Ça n'a pas d'importance, intervint Edouard. Il nous arrive à tous d'oublier des choses de temps en temps. Tu es juste un peu floue sur tes souvenirs.
- Mais pourquoi je suis floue ?
- A notre âge ça n'a rien de surprenant, la railla-t-il.

Mais aucune joie ne fut perceptible dans sa voix malgré la boutade tentée pour détendre l'atmosphère. A ce moment-là, la montre d'Abigaël se mit à sonner. Edouard savait très bien ce que cela signifiait. Elle arrêta l'alarme et replongea son regard triste dans le sien.

- Je suis désolée, je dois y aller, murmura-t-elle. On m'attend pour le souper.
- Ne t'excuse pas voyons. On a tous nos obligations.
- Oui c'est vrai, admit-elle. Mais ça me fait de la peine de te quitter déjà. Tu sais, j'ai l'impression de te connaître depuis toujours alors que ça ne fait même pas une heure en réalité. C'est étrange.
- J'ai cette même impression, déclara Edouard en la gratifiant de son sourire le plus radieux. C'est drôle.

Ils échangèrent une dernière poignée de main et Abigaël se releva pour partir.

- Ravie de t'avoir rencontré, Edouard. A bientôt j'espère.
- Au revoir, Abigaël...

Elle commençait déjà à s'éloigner en direction de l'hôpital, aussi n'entendit-elle pas la fin de la phrase qu'Edouard ne prononça qu'à demi-mots, les yeux embués de larmes.

- A demain, ma très chère épouse.

Lorem IpsumOù les histoires vivent. Découvrez maintenant