Souffle de vie

2 0 0
                                    


Dans la mangrove d'Okinawa, au sud du Japon, un kayak fendait lentement la surface de l'eau. À son bord, une femme à la peau couleur de miel pagayait en cadence. Elle portait une simple tunique de coton et un foulard de soie bleu ciel pour attacher ses longs cheveux blancs. Derrière elle, deux acolytes l'accompagnaient sur son embarcation : un chien viverrin au pelage cendré et un chat-léopard à la fourrure claire. Tous deux étaient profondément assoupis l'un sur l'autre, bercés par le rythme de la pagaie perçant l'onde et le souffle léger du vent dans la végétation dense.

Cela faisait alors plusieurs heures qu'ils avançaient ainsi en silence afin de préserver l'harmonie naturelle qui les entourait. Leur présence ne semblait nullement perturber la faune et la flore environnantes. Au contraire, ils paraissaient faire partie intégrante de ce tableau merveilleux et paisible.

Soudain, le canidé se réveilla en sursaut et scruta la rive à leur droite, aux aguets. Un mouvement imperceptible pour la rameuse avait attiré son attention. Quelque chose avait bougé non loin de là. Quelque chose... ou quelqu'un. L'avaient-ils enfin trouvée ?

La femme aux cheveux blancs vira de bord pour se diriger vers l'origine de cette perturbation. Une fois sur la rive, elle amarra son kayak à un palétuvier rouge à l'aide d'une corde épaisse. Le chien viverrin sauta sur la terre ferme en faisant bien attention de ne pas se mouiller les pattes. Le chat-léopard, lui, n'avait pas encore émergé. La femme se pencha alors au-dessus de lui et le caressa tendrement.

- Pazu, debout mon loulou, c'est l'heure de se réveiller, dit-elle de sa voix duveteuse.

Le félin s'étira de tout son long avant de venir frotter sa petite tête ronde contre la joue de celle qui l'avait tiré de sa sieste. Cette dernière lui rendit son geste avec amour avant de se relever.

- Allez, en route mauvaise troupe !

Sur ces mots, elle s'enfonça dans la mangrove, suivie de près par ses deux compagnons à quatre pattes. Ils marchèrent ainsi en file indienne pendant de longues minutes. Ce qui avait troublé le canidé plus tôt ne se faisait plus remarquer. Mais la petite bande ne se découragea pas pour autant et continua sa pérambulation à travers les arbres. Après un certain temps, ils arrivèrent dans une sorte de clairière au centre de laquelle se trouvait un autel rudimentaire, au pied duquel poussaient quelques fleurs blanches.

Sur le simple piédestal en pierre blanche étaient déposées une branche de tamaris rose ainsi qu'une statuette en aubépine finement taillée représentant un corbeau en vol. Trouver un tel mémorial en plein cœur de la mangrove avait quelque chose d'atypique, et pourtant il semblait parfaitement à sa place.

La femme aux cheveux blancs s'approcha de l'autel avec prudence. À ce moment-là, le vent souffla plus fort dans les feuilles. La nature tout autour semblait sortir de sa torpeur tranquille et menacer la petite troupe. Le chien viverrin se mit sur ses gardes, le poil hérissé, tandis que son camarade félin se mettait en boule derrière lui, apeuré. La femme se retourna vers eux pour leur dire :

- Sheeta, protège ton frère !

Le canidé parut acquiescer par un hochement de tête. Sans plus attendre, il attrapa le chat-léopard par le cou avec sa gueule et quitta précipitamment la clairière.

Alors que le souffle se transformait peu à peu en tourbillon autour du piédestal, une forme éthérée se dessina en son centre. C'était difficile à discerner, mais on aurait dit la silhouette d'une femme. Celle qui avait apparemment perturbé la tranquillité de ce lieu caché avec ses deux compagnons s'apprêtait à prononcer quelques paroles, quand une voix se fit entendre dans son esprit.

- Va-t'en !
- Attends, répondit la femme au foulard bleu, visiblement peu surprise de cette méthode de communication. Je suis là pour t'aider.
- Tu mens ! Vous mentez tous, vous les humains !
- Non, nous ne sommes pas tous comme ça. Crois-moi.
- Pourquoi te croirais-je plus que ceux qui sont venus avec des sabres ?
- Je n'ai pas de lame sur moi.
- Pourquoi te croirais-je plus que ceux qui sont venus avec des fusils ?
- Je n'ai pas d'arme à feu sur moi.
- Pourquoi te croirais-je plus que ceux qui sont venus avec des insultes ?
- Je n'ai pas l'intention de te faire du mal.
- Prouve-le-moi !

La femme aux cheveux blancs sourit à cette requête. Simplement, et malgré la tempête qui faisait de plus en plus rage, elle s'assit sur ses genoux à même le sol. Les deux êtres se fixèrent longuement, sans prononcer le moindre mot. Le vent s'intensifiait encore et encore, mais personne ne bougea. Cet instant hors du temps avait peut-être duré quelques secondes, quelques heures, ou bien quelques jours. Aucune des deux n'aurait su le dire.

Le vent cessa.

Elles se retrouvèrent alors debout face à face. La silhouette éthérée prit à ce moment-là consistance pour apparaître sous la forme d'une femme à la peau diaphane.

- Je sens que tu es sincère.
- Je le suis.
- Tu ne me considères pas comme un monstre.
- Absolument pas.
- Tu es différente.
- Tu ne l'es pas.

Des larmes perlèrent au coin des yeux de l'être surnaturel. Elle prononça un merci silencieux à sa nouvelle amie. Cette dernière la prit dans ses bras avec tendresse.

Après cette embrassade, toutes deux se tournèrent vers l'autel qui n'avait pas souffert de la tempête. Elles se tenaient encore par la main.

- Je peux résister aux balles, aux lames et aux invectives, finit par dire la femme au corps hyalin, toujours directement par la pensée. Mon fils, lui, ne le pouvait pas encore.
- Je suis désolée.
- Ce n'est pas ta faute.
- C'est la faute de tous les Hommes.
- Mais toi tu es gentille.
- Il faut bien des gens pour compenser la cruauté du monde, dit-elle avec un sourire doux.
- Tu es une belle personne.
- Toi aussi.

Elles restèrent ainsi côte à côte à se recueillir en silence devant la tombe du petit garçon. Lorsque le jour commença à décliner, la femme au foulard bleu se détourna.

- Je dois partir, mes enfants doivent m'attendre.
- Pourquoi es-tu venue ?
- Pour que tu saches que tu n'es pas seule.
- C'est tout ?
- Un jour des gens mal intentionnés viendront pour te faire du mal et te capturer.
- On ne peut emprisonner le vent.
- Ils le peuvent. Alors ce jour-là, je veux que tu me fasses assez confiance pour te protéger.
- J'ai confiance.

La femme aux cheveux blancs s'apprêtait à partir lorsqu'une dernière parole parvint à son esprit.

- Attends. Tu ne m'as même pas donné ton nom.
- Je m'appelle Ten. Et toi ?
- Shirofu.
- À bientôt mon amie.
- Merci... mon amie.

Celle qui avait pénétré ce sanctuaire caché reprit la route en sens inverse. Elle retrouva le chien viverrin et le chat-léopard qui s'étaient assoupis sur le kayak en attendant son retour. Elle détacha ce dernier et remonta à bord pour reprendre la route. De nouveau, elle se mit à pagayer, toujours sans perturber l'harmonie du lieu qui les accueillait.

Sheeta ouvrit les yeux.

- Tu es de retour Maman, s'étonna-t-elle de sa voix encore endormie.
- Oui ma belle, tu n'as rien à craindre.
- Ça s'est bien passé ?
- Très bien. Cette demoiselle est juste terriblement seule.
- Dis Maman, on va l'aider, hein ?
- Bien sûr, affirma-t-elle. Après tout c'est ma mission.
- Je t'aime Maman.
- Moi aussi je t'aime ma puce. Maintenant rendors-toi. La journée de demain promet d'être longue.

Ten regarda attendrie ses deux enfants apaisés derrière elle. Elle ferma les yeux et remercia les dieux de lui avoir apporté ce cadeau du ciel.

À cet instant-là, elle ne pouvait être plus heureuse.

Lorem IpsumOù les histoires vivent. Découvrez maintenant