Menace de cœur

2 0 0
                                    


Je referme le livre situé sur le pupitre devant moi. La Poétique d'Aristote. Cela fait des jours que je m'attelle scrupuleusement à la tâche de recopier à l'identique chacune des pages de ce manuscrit, telle est la mission qui m'a été confiée par mon supérieur. Cette copie ira ensuite rejoindre la grande bibliothèque de notre illustre roi. Il en a de la chance de pouvoir lire ainsi tout un tas d'ouvrages, alors que moi je suis obligée de les écrire. « Tu devrais être honorée » me répète sans cesse mon supérieur. Quel honneur que de passer des journées entières dans cette toute petite pièce éclairée à la bougie pour écrire un texte qu'on ne comprend même pas ! Car oui, si au moins c'était un texte compréhensible et un minimum intéressant, mais la Poétique est un ouvrage complètement sibyllin à mes yeux. Toutes ces histoires sur l'art poétique et la tragédie, cela ne me parle pas. Quelle dure vie que celle de scribe.

Je soupire lourdement et m'applique au rangement de mon nécessaire d'écriture. Mais alors que j'ouvre l'armoire pour tout entreposer, une lame vient se glisser sous ma gorge et une voix féminine mais ferme me murmure à l'oreille :

- Je vous invite à ressortir plume et encrier car j'ai besoin de vos services ma sœur.
- En... en quoi puis-je vous aider ? réponds-je tremblante.
- Je veux que vous écriviez une lettre pour moi.
- Une lettre ? Pourquoi avoir besoin de moi pour écrire une lettre ?

Je sens qu'elle hésite un instant avant de reprendre :

- Je ne sais pas écrire.

Je prends alors conscience qu'elle est certainement très pauvre et qu'elle n'a donc ni l'éducation pour savoir lire et écrire, ni l'argent nécessaire pour se payer les services d'un scribe. Voyant ici l'occasion d'écrire autre chose que des phrases nébuleuses, mais aussi très curieuse de la demande de cette inconnue, j'accepte finalement.

En me retournant vers elle, je remarque que son visage est caché derrière une large capuche. Il semble que ma commanditaire souhaite rester anonyme. Soit ! Je repose mon matériel sur le pupitre, attrape une feuille de papier vierge et attends les instructions de l'inconnue. Voyant qu'elle ne dit rien, je demande :

- C'est une lettre pour qui ?
- Je ne peux pas vous le dire.
- Euh... d'accord.
- Ecrivez juste ce que je vais vous dire.
- Très bien.

Je plonge ma plume dans mon encrier et retranscris les premières phrases qu'elle me dicte.


Cela fait maintenant plusieurs mois que je vous vois lorsque vous venez vous promener sur la place du village. Vous y apportez toujours votre sourire et votre bonne humeur, ayant un petit mot gentil pour tous les gens que vous croisez. Evidemment, je ne fais pas exception, moi aussi j'ai droit à cette petite attention de votre part, et même si je sais que je ne suis qu'une parmi des milliers, cela me réchauffe le cœur. Alors merci beaucoup d'être un soleil aussi rayonant


Je m'arrête subitement et elle me demande interloquée :

- Pourquoi vous ne continuez pas ?
- J'ai fait une faute. Je vais devoir tout recommencer.
- Vous ne pouvez pas juste barrer et réécrire à côté ?
- Je peux mais ce ne sera pas joli.
- Ce n'est pas grave, je ne veux pas abuser de votre temps.

Je souris intérieurement. Elle ne se rend pas compte qu'elle abuse déjà de mon temps, mais je ne m'en offusque pas et reprends l'écriture. Je barre donc le mot mal orthographié et continue la transposition de la déclaration de l'inconnue.


Alors merci beaucoup d'être un soleil aussi rayonnant.

Cependant, je mentirais en disant que je ne ressens pour vous que de l'admiration. En effet, plus j'y réfléchis et plus la vérité s'impose à moi. Votre beauté, votre charme et votre infinie gentillesse font que pour moi vous êtes l'unique, la personne qui fait battre mon cœur plus fort et chanter mon corps. Vous occupez mon esprit nuits et jours. Je pense à vous en me levant, je rêve de vous en me couchant, et ainsi les jours s'enchaînent et jamais je ne vous oublie. Alors je ne peux plus le cacher, ni à moi ni à vous, je vous aime éperdument.


Ma main tremble légèrement en écrivant ces lignes et j'aperçois une petite tache sur le papier, puis une deuxième. Et je me rends compte alors que je suis en train de pleurer. Je relève la tête avant d'inonder complètement la lettre. Je regarde alors ma commanditaire, et même si je ne peux capter son regard, je sens quelque chose qui vient de se créer entre nous.

- C'est vraiment très beau, dis-je à mi-voix. Pour quelqu'un qui ne sait pas écrire, vous maniez les mots avec beaucoup de cœur.
- Merci.
- Je suis certaine que l'homme qui recevra cette lettre y sera sensible.
- Euh...
- Qu'y a-t-il ?
- Rien, reprenez !

Sans chercher d'autre explication, je sèche mes larmes et trempe à nouveau ma plume dans l'encrier.


Seulement voilà, il m'est impossible de me confesser à vous ouvertement. En effet, même si mes sentiments étaient réciproques, personne n'accepterait notre union. A peine nous afficherions-nous que déjà on viendrait nous mettre aux fers pour ensuite nous brûler sans aucune forme de procès, car c'est bien là le sort réservé aux sorcières. Les gens n'y connaissent rien en amour, pourquoi deux femmes qui s'aiment seraient-elles plus monstrueuses qu'un homme et une femme ? Voilà pourquoi je dois enterrer mes sentiments au plus profond de moi, car un refus de votre part me serait fatal, mais l'inverse serait bien pire encore.

Je ne puis cependant pas le garder pour moi non plus, au risque d'imploser sous la force de mes sentiments. Alors je vous écris cette lettre. Lisez-la et brûlez-la immédiatement si vous le souhaitez. Ou bien gardez-la cachée, à l'abri des regards indiscrets, si mes mots ont su vous toucher. Mais en aucun cas quelqu'un d'autre que vous ne doit la lire, pour votre propre sécurité.

Je vous souhaite de trouver celui qui saura vous rendre heureuse.

Je vous aime.

Votre inconnue dévouée.


Je prends une grande inspiration et recule de quelques pas. Les larmes que je tentais de retenir tant bien que mal coulent maintenant à flots sur mes joues et ma vue se brouille. Jamais je n'avais ressenti émotion si forte en écrivant.

Je sors un bout de tissu de ma poche pour me moucher et sécher mes pleurs.

- Je suis sûre que vos mots sauront la toucher, dis-je finalement en rouvrant les yeux.

Mais l'inconnue est déjà partie, sans prendre la lettre...

Lorem IpsumOù les histoires vivent. Découvrez maintenant