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Ne pas tourner autour du pot

Quelle belle journée au Pot-au-fleur ! Le Soleil brille, les oiseaux chantent et le doux parfum des fleurs emplit l'ensemble de ma boutique et de mes narines. J'aime la Vie, je chante la Vie, je danse la Vie. Tout est parfait dans le meilleur des mondes. Aucune ombre ne vient gâcher ce merveilleux tableau.

Ou plutôt si, il y en a une. Une seule et unique. Mon célibat. Pourtant, ce n'est pas faute d'avoir essayé. Et j'ai ramené plus d'un charmant garçon ou d'une jolie fille dans mon lit, croyez-moi. La liste est longue et nous n'avons pas toute l'après-midi devant nous. On pourrait dire que je suis un mec facile, c'est vrai. Surtout facile à larguer, si vous voulez mon avis. Ma relation la plus sérieuse a duré à peine trois semaines avec deux semaines sans se voir au milieu pendant lesquelles iel m'a trompé un bon paquet de fois. Je ne lui jette pas la pierre, j'ai fait pareil. Un mec facile je vous disais.

M'enfin, c'est la vie. Heureusement, tout le reste de mon existence est super. Genre, vraiment super. J'ai un boulot de fleuriste que j'adore, des tas de potes avec qui je sors tous les soirs pour me déchaîner sur le dancefloor, et un corps sculptural digne d'un dieu grec. Sérieux, je vous jure ! Je suis tellement beau que même les hétéros se retournent pour mater mon boul. Une bombe atomique avec un pétard qui ferait renoncer même la plus sainte des bonnes soeurs à son voeu de chasteté. Merci Papa et Maman d'avoir donné naissance à un beau gosse, que dis-je, à une oeuvre d'art.

En parlant d'oeuvre d'art, j'ai une boutique à tenir moi. Les fleurs ne vont pas devenir des bouquets toutes seules. Sous la dextérité de mes doigts plus délicats que les ailes d'un papillon, même le plus vulgaire des pissenlits devient une ode à la beauté, une gourmandise pour les yeux et les nez les plus fins.

Je laisse libre court à ma virtuosité lorsque la clochette de l'entrée tinte avec légèreté. J'essuie mes mains dans mon tablier, accroche mon plus beau sourire à mes lèvres et lance ma phrase d'accroche avec entrain.

— Bienvenue au Pot-au-fleur ! Que puis-je pour vous en cette agréable journée ?

Mon coeur rate un battement. Devant moi ne se tient pas un simple client mais un mannequin, un douze sur dix, un « prends-moi là tout de suite entre les tulipes et les orchidées ». Je reprends mon souffle et tente de contenir mon trouble du mieux que je peux. Les clients qui franchissent ma porte le font pour deux raisons principales : soit acheter des bouquets pour prouver leur amour à leur moitié (auquel cas, trop difficiles à péchoter), soit choisir l'ornement floral qui décorera la tombe de leurs défunts parents (auquel cas, pas dans le mood pour péchoter). Bref, faut pas que je m'emballe trop vite.

Mais quand même, quel gâchis ! Si je l'avais croisé en boîte, j'aurais tout fait pour le faire craquer et le ramener dans mon lit, ou a minima dans les toilettes. Il me décroche un sourire charmant et je sens que le rose me monte aux joues. Ce qui est un comble pour un fleuriste. Alors dis-moi, petit ange tombé du ciel, que me vaut le plaisir de ta présence dans ma boutique ?

— Bonjour. Je souhaiterais offrir un bouquet un peu sympa à ma soeur avec plein de couleurs chaudes si possible.

C'est toi qui est chaud, mon lapin. Des couleurs qui pètent pour sa soeur ? A priori c'est qu'elle n'est pas décédée. Et y a peu de chances pour qu'il se tape sa soeur. Bref, il ne fait pas partie des deux catégories inattaquables donc je peux me le faire. Je sens l'excitation pulser dans toutes les veines de mon corps. Je dis bien TOUTES. Reste à savoir s'il est intéressé par les mecs ou pas.

— Bien sûr. Laissez-moi vous aider. C'est pour quelle occasion, si ce n'est pas trop indiscret ?
— Elle sort de l'hôpital aujourd'hui alors je me suis dit que ça lui ferait plaisir.

Tout le plaisir est pour moi, Apollon. Des fleurs pour sa soeur enfin guérie ? Mais c'est qu'il est adorablement mignon en plus d'être divinement beau. Mais je ne dois pas craquer trop vite. Beaucoup de mecs bien sont hétéros, à mon grand dam. Il est temps de le tester en toute subtilité.

Je m'approche de mon atelier et fais semblant de réfléchir à ma composition alors que je sais d'avance quelles fleurs je vais sélectionner pour lui. Il veut des couleurs chaudes, je vais lui en donner.

— Commençons avec quelques gerberas orange, symboles de soleil, de lumière et de vitalité. Parfaits pour une telle occasion.

Car c'est toi le Soleil de ma journée, celui qui m'éclaire de ta beauté rayonnante et ardente. Avec toi je serais prêt à prendre quelques coups de soleil bien placés, si tu vois ce que je veux dire. Et l'orange nous invite toi et moi à la liberté et au lâcher prise, à ne pas avoir peur de s'abandonner au plaisir.

— Ajoutons deux ou trois tulipes bien rouges, annonciatrices de moments riches en émotions.

Et je suis sûr que la folle nuit d'amour que nous partagerons le sera. Après tout, le rouge n'est-il pas représentatif de la passion qui m'habite et me brûle en dedans ? Je suis prêt à partager mon feu avec toi.

— Et pourquoi pas des jolies jonquilles jaunes ? Elles présagent d'intenses retrouvailles.

Entre toi et moi, mi amor. Je veux retrouver ta peau sans ce haut qui serre bien trop ton torse musculeux ni ce jean qui hurle qu'il est sur le point de craquer sous la puissance de tes cuisses, comme moi très bientôt je l'espère. Avec ce magnifique jaune qui crie toute sa joie. J'en frissonne.

— Enfin, un unique camélia rose pour apporter un peu de douceur au tout.

Je laisse planer l'instant avec une langueur délibérée sans rien ajouter de plus. Et je plante mes yeux dans les siens qui ont l'éclat tumultueux de l'océan. J'ai envie de me noyer en lui, rien qu'une toute petite nuit. Ses lèvres s'entrouvrent, non pas pour m'embrasser, pas encore, mais pour me poser la question que j'attendais.

— Que signifie le camélia au juste ?

Tu es parfait ! Voilà ce qu'il signifie. Tu es l'homme le plus incroyable de cette planète et je te veux pour moi tout seul. N'est-ce pas évident avec ce rose pastel que je te fais une déclaration d'amour ?

— Je vous laisse chercher de votre côté. Un fleuriste doit savoir laisser un peu de mystère dans ses créations. Mais faites-moi confiance, cette composition est absolument parfaite, sans vouloir me jeter des fleurs.

Il rit à ma blague et une délicieuse fossette apparaît au coin de ses lèvres, comme un appel à la tentation. Il est temps de sortir ma carte maîtresse.

— Vous voulez que je vous emballe ? Euh... que je vous l'emballe ?

Le faux lapsus, un classique pour semer les graines du doute dans l'esprit fertile de ma cible. Son visage vire pivoine et je sais que j'ai gagné. Le trouble se lit dans toute son attitude comme dans un livre ouvert. Lui aussi rêve de m'embrasser et n'attend que le bon moment pour le faire, c'est certain.

— Oh ! Euh... Oui. Oui, merci.

Il bégaye, c'est dans la poche. Il va succomber avant moi. J'entoure le bouquet fraichement réalisé d'un élégant papier kraft et l'attache avec un ruban doré. Je lui tends la composition et frôle ses mains au passage. Elles sont sensuellement douces. Je m'attarde un peu plus longtemps que ne l'approuverait la bienséance. Ce contact m'électrise. Et lui aussi visiblement.

— M-merci beaucoup. Pour les fleurs.

Oh oui, bien sûr, les fleurs. Effleure-moi, déflore-moi, explore-moi. Je veux que tu viennes jouer avec ma tige, que tu me titilles le pistil, que tu me piques de ton épine. Sois ma fleur du mal, ma liaison dangereuse, mon rouge et mon noir, mon bel-ami.

— Oh mince ! J'ai oublié ma carte. Comment je vais faire pour payer ?

C'est le signe que j'attendais. Ni une ni deux je me jette sur lui, glisse mes bras autour de son cou et plaque mes lèvres sur les siennes avec fougue et désir. Il répond à mes avances et pose ses larges mains dans mon dos pour me maintenir contre lui. Nos êtres se séparent enfin (alors qu'ils ne rêvent que d'union) et j'ose aller plus loin.

— J'ai bien une petite idée.

Je l'emmène avec moi jusqu'à l'arrière-boutique et le fait s'allonger sur un lit de cartons.

Et pour le reste, ça n'appartient qu'à nous...