Dans les rues blanches couvertes de neige, une vieille femme tout de noir vêtu avançait seule dans la faible luminosité de l'aube. Autour d'elle, tout était calme... et gris. Elle soupira lourdement. A peine vingt ans plus tôt, ce village était bien différent, avec ses arbres, ses fleurs, ses façades colorées. Mais tout avait changé quand Barton Khal avait pris le pouvoir. Ce fumier avait peu à peu privé tout le monde de toute liberté : d'abord avec l'interdiction d'exercer toute forme d'art, puis celle d'exprimer librement ses opinions, jusqu'au jour où les couleurs elles-mêmes furent interdites. Depuis tout était noir, et blanc, et gris...
La vieille femme arriva devant la devanture d'un bâtiment. « Paola pas à l'eau ». Paola c'était elle, et là c'était son bar. C'était une affaire qui tournait bien, car comme les gens n'avaient rien à faire et déprimaient, ils buvaient. C'était bien la seule chose qu'il leur restait dans ce monde triste.
Elle tourna donc la clef dans la serrure et ouvrit la porte à double battant. C'était un des rares plaisirs qu'elle possédait encore : pouvoir entrer dans son établissement comme si c'était un saloon du Far West. Paola s'arrêta alors, mains sur les hanches, et balaya son regard de gauche à droite pour observer la scène. Quel carnage ! Tout était sans dessus dessous. Des bouteilles partout, des cartes qui collaient sur les tables à cause de l'alcool, et même... yeurk ! La vieille tenancière retira sa veste et s'attela au nettoyage de son bar.
C'est alors qu'un détail attira son attention : un carnet noir avec une reliure en spirale, oublié sous l'escalier. Paola l'attrapa et le retourna. Aucun nom ni aucune indication sur les couvertures. A qui pouvait bien appartenir cet objet ? Son ménage n'étant pas terminé, elle haussa les épaules et déposa le carnet sur le comptoir.
Une fois le nettoyage terminé, les chaises et tables remises en place, et les bouteilles rangées, la vieille femme s'assit au comptoir, se servit un verre de vodka au citron, et reporta son attention sur le carnet. Quelqu'un l'aurait oublié hier soir en partant ? Les gens oubliaient beaucoup de choses à cause de l'alcool : leurs clefs, leur manteau, ou encore leur dignité. Mais un carnet, c'était bien la première fois.
Cédant à la curiosité, Paola l'ouvrit... et le referma aussitôt. Son rythme cardiaque s'accéléra. Venait-elle vraiment de voir ce qu'elle avait vu ? La main tremblante, elle ouvrit une nouvelle fois le carnet. Elle n'avait pas rêvé. Des couleurs. Du rouge, du bleu, du vert, et même de l'orange, du jaune, du rose et du violet. Comment était-ce possible ? Qui pouvait bien prendre le risque de dessiner ainsi ? Et qui possédait des crayons de couleur chez lui ? En cas d'inspection, c'était la pendaison assurée ! Paola déglutit péniblement, le simple fait de tenir ce carnet entre ses mains suffirait à la mener à l'échafaud.
Elle fut sortie de sa réflexion par une petite voix fluette :
- Bonjour Madame Paola ! J'ai oublié mon carnet hier soir et...
La fillette s'interrompit en voyant la tenancière relever les yeux de ses dessins. C'était Léa, la petite dernière du boulanger.
- C'est toi qui as fait tout ça ? demanda Paola surprise.
Elle hocha la tête timidement et détourna le regard. La vieille femme s'approcha alors de la fillette et posa une main chaleureuse sur son épaule frêle.
- C'est merveilleux ! Tu as beaucoup de talent.
Léa plongea son regard dans celui de Paola. Leurs cœurs rentrèrent alors en communion, comprenant que toutes les deux avaient ce même rêve de monde coloré.
- Un jour, affirma la tenancière. Un jour la vie reprendra ses couleurs, je te le promets.
Elle serra la fillette dans ses bras et cette dernière lui rendit son étreinte. Paola se releva et se dirigea vers le comptoir pour récupérer le carnet et le rendre à sa propriétaire. Quand elle posa sa main sur l'objet encore ouvert, une nouvelle voix s'éleva dans son dos. Une voix rauque, qui lui donnait des frissons.
- Bien le bonjour Paola ! Vous êtes bien matinale, comme à votre habitude.
Elle se retourna et observa de pied en cap le maître de la ville, Barton, dans son uniforme immaculé.
- Bonjour Monsieur Khal ! dit-elle faussement révérencieuse. Quel bon vent vous amène ?
- Je viens pour mon inspection mensuelle.
- Ça ne devait pas être demain ? s'étonna la vieille femme.
- Si ! Mais j'ai préféré avancer, dit-il un large sourire sur les lèvres. J'espère que ça ne vous dér... Mais qu'est-ce que tu fais là toi ?Il venait de remarquer la présence de la fille du boulanger. Léa sursauta et commença à bégayer :
- M-moi ? Euh... J-je suis venue pour...
- Récupérer la veste de son papa, la coupa Paola. Le pauvre était tellement ivre hier soir qu'il en a oublié son pardessus. J'vous jure !Ignorant royalement la réponse de la tenancière, Barton s'approcha du comptoir et remarqua le carnet ouvert derrière son dos. Ses yeux s'écarquillèrent en découvrant les couleurs sur les pages.
- Paola ? C'est vous qui... ?
- Oui c'est moi qui ai fait ces dessins, dit-elle fièrement.
- Comment avez-vous osé ? s'empourpra le maître de la ville. Paola Bell, vous êtes en état d'arrestation, et je vous condamne à mort par pendaison.Il sortit une paire de menottes et les passa aux poignets de la vieille femme qui n'opposa aucune résistance. Léa voulut protester, mais un regard de Paola suffit à l'en dissuader. Et alors que la tenancière était emmenée par Barton, des larmes coulèrent sur les joues de la fillette.
Le soir même, l'échafaud avait été monté sur la grand place, et tout le monde avait été convié à l'exécution, même les enfants.
- Mesdames, Messieurs, commença Barton d'un ton solennel. Nous sommes réunis aujourd'hui pour punir Paola Bell de son acte odieux. Vous le savez sans doute déjà, car les rumeurs vont vite en ville, mais cette femme a osé braver l'interdit de l'art et l'interdit des couleurs, deux interdits censés nous protéger du chaos. Rappelez-vous bien que si nous les avons mis en place, ce n'est pas pour vous opprimer, non, mais pour maintenir l'ordre dans notre société, et ainsi assurer votre sécurité à toutes et tous. En dessinant et en utilisant des couleurs, cette femme a bafoué tous les principes sur lesquels reposent notre vie si parfaite. C'est pourquoi aujourd'hui, nous la condamnons à la pendaison pour qu'elle expie son crime, et pour rappeler à chacun les règles que nous nous sommes fixées pour le meilleur. Paola, avez-vous une dernière parole à nous partager ?
La tenancière scruta l'ensemble de l'assemblée, et son regard se posa sur la petite Léa.
- Je préfère une vie désordonnée et dangereuse à une vie triste et sans couleur, déclara Paola. Si je dois mourir ici pour défendre cet idéal, alors qu'il en soit ainsi. Au moins j'aurais vécu pleinement. Que les couleurs soient !
Mêlant le geste à la parole, elle se mordit la langue si fort qu'elle en sectionna le bout. Elle cracha ensuite le sang dans sa bouche sur l'uniforme du maître de la ville. Rouge de colère, Barton abaissa le levier qui retenait les jambes de la condamnée. Ainsi Paola s'éteignit.
Mais une lueur de détermination s'était allumée dans les yeux de Léa.
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Short StoryNouvelles sans lien ni ordre écrites pour divers ateliers et concours d'écriture