Centenaire

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Par une belle matinée de printemps, le vieux Henri reçut une bien étrange lettre :


Cher Monsieur Linden,

Cela fait maintenant plusieurs dizaines d'années que vous avez quitté notre charmant village de Vallereine-le-Mont. Nous ne vous avons pas oublié. Nous savons ce que vous avez fait. Il est temps aujourd'hui de voir les conséquences de vos actes.

Rendez-vous le 10 mai prochain à 11h au sommet de la colline.

Martin


Henri ferma les yeux et une ribambelle de souvenirs lui revinrent en mémoire à l'évocation du nom de son village natal. C'était là qu'il avait grandi entouré de ses deux parents éleveurs de moutons et de ses cinq frères et sœurs, qu'il avait appris la valeur du travail bien fait, et la joie d'un bon repas partagé. C'était là qu'il s'était fait ses premiers amis, petits galopins avec qui il avait fait les quatre cents coups, mais aussi fidèles compagnons qui n'hésitaient jamais à s'entraider. C'était là qu'il était devenu libraire en reprenant la boutique de la vieille Lili, qu'il avait d'ailleurs renommée « Lili'ttéraire » en son honneur. C'était là qu'il avait accepté de devenir maire afin d'apporter un soutien pour la remise en état de l'école, la rénovation de la tour en ruine, et la protection des domaines agricoles. C'était là enfin qu'il avait rencontré sa belle Carole, tous deux célibataires invétérés, tous deux découvrant le mystère de l'amour...

Il soupira. C'était à cause de sa maladie qu'ils avaient dû quitter le village pour déménager dans la grande ville afin qu'elle puisse recevoir tous les soins nécessaires. Ils avaient vécu ainsi leur idylle pendant près de trente ans. Et une triste nuit d'octobre, elle s'était éteinte. Depuis, Henri vivait seul, loin du monde, loin de tout.

Alors pourquoi cette lettre ? Qui était ce Martin ? Ce nom ne lui disait absolument rien. Aucun de ses amis de l'époque ne portait ce nom. À bien y réfléchir, ils étaient d'ailleurs sans doute déjà morts. En même temps, c'était assez rare les personnes qui vivaient jusqu'à cent dix ans comme le vieux Henri.

Pour chasser ses pensées tristes de son esprit, il relut la lettre. « Voir les conséquences de vos actes », qu'est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ? Qu'avait-il bien fait de si grave pour que quelqu'un lui en voulût des années après ?

Et pourquoi lui donner rendez-vous sur la colline ? Elle n'avait rien de particulier. Henri se souvint qu'enfant, il récupérait des graines d'érables dans la vallée pour les lancer depuis le sommet de cette colline. Leur forme d'hélice leur permettait de fendre le vent et de s'envoler au loin. Enfin, quand il y avait du vent. Le vieil homme rit en se rappelant que la plupart tombait juste à ses pieds.

Tout cela était bien mystérieux.


Le jour J arriva. Cédant à la curiosité, Henri commanda un taxi jusqu'à Vallereine-le-Mont. Quelque chose le frappa lorsqu'il se rendit sur la grand-place : le silence. Pas une âme qui vive, tout semblait abandonné. C'était quelque chose qui n'était jamais arrivé quand il habitait encore là.

Sans se décourager, il continua son chemin jusqu'à la colline, de l'autre côté du village. Malgré son âge avancé, il marchait d'un pas assuré. Il avait hâte de connaître le fin mot de cette histoire.

Au sommet, au pied d'un immense arbre, un homme avec une large moustache blanche l'interpela :

- Bonjour M'sieur Linden ! Quel plaisir d'vous revoir !
- Revoir ? demanda l'ancien.
- Vous m'reconnaissez pas ? Faut dire que j'ai bien changé d'puis qu'vous êtes parti. Le p'tit Martin Picard, le fils d'Amandine Picard, ça vous dit rien ?
- Picard ? s'étonna Henri. Bien sûr que ça me dit quelque chose. Elle fait la meilleure confiture de figue de toute la région.
- Faisait, corrigea avec peine Martin. Elle nous a quitté y a deux ans.
- Et donc, enchaîna le vieil homme penaud, tu es son fils ? Tu devais avoir quoi, dix ans quand je suis parti. Tu as bien changé.
- Dix ans tout à fait ! J'en ai soixante de plus aujourd'hui, ria-t-il.

Henri se mit à rire de bon cœur avec lui, jusqu'au moment où son interlocuteur reprit son sérieux.

- M'sieur Linden, vous r'connaissez cet arbre ?
- Pas du tout, avoua le vieil homme.
- Pourtant c'est vous qui l'avez planté.
- Pardon ? Je n'ai jamais planté d'arbre de vie.
- Et si j'vous dis qu'c'est un érable ?

Les yeux de l'ancien s'écarquillèrent. Il n'avait en effet jamais rien planté, mais les graines qu'il avait lancées avaient fini par pousser pour donner cet arbre majestueux.

- Donc, reprit Henri, tu m'as fait venir pour me dire qu'à cause de moi il y a maintenant un arbre sur cette colline ?
- Grâce à vous, rectifia Martin. Et c'est pour vous montrer ce que sont devenues les graines que vous avez lancées que vous êtes là aujourd'hui.
- Un arbre donc, constata l'ancien.
- Je n'parlais pas des graines d'érable, M'sieur Linden.

A ces mots, des dizaines de personnes jaillirent de derrière l'arbre pour venir encercler les deux hommes. Henri fit un tour sur lui-même pour voir tous ces gens de tous les âges autour de lui. Il eut un léger vertige.

- Regardez M'sieur Linden. Regardez les enfants de Vallereine-le-Mont.
- Je ne comprends pas, admit l'ancien déboussolé. Qu'est-ce que vous attendez de moi ?
- Rien du tout. On voulait juste vous r'merciez pour tout c'que vous avez fait pour not' village. Grâce à vous, l'école a r'pris de belles couleurs et a pu survivre malgré les nombreux établissements qui ferment chaque année. Grâce à vous, le village est d'venu un lieu prisé pour y vivre paisiblement, ou simple pour v'nir s'y détendre une semaine. Grâce à vous, la vie ici est plus joyeuse au quotidien. Tout ça, personne ici ne l'a oublié. Alors on a eu l'idée de c'tte fête pour vous dire merci, et pour vous souhaiter un joyeux cent onzième anniversaire.

Une jeune fille s'approcha alors timidement du vieil homme et l'attrapa par la main pour le mener vers quelque chose de caché sous un drap, au pied de l'arbre. D'un coup sec elle l'enleva, ce qui révéla un panneau :


Erable Linden
En hommage à Henri Linden
Ancien maire et ami éternel de Vallereine-le-Mont


En lisant ces mots, l'ancien fondit en larmes. Même si l'époque pendant laquelle il avait vécu là était révolue depuis longtemps, il pouvait admirer aujourd'hui les conséquences de ses actes passés, et cela le remplissait de joie.


Au cours de l'année suivante, Henri Linden rendit son dernier souffle. Pourtant son esprit ne cessa jamais de voler au-dessus du village, de ses habitants et de son érable centenaire.

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