Tchaïkovsky

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???


J'ai froid.

Tiens. Cette voix. Celle dans ma tête. Ça faisait longtemps. Comme une vieille amie perdue, enfin retrouvée. C'est plaisant. Depuis combien de temps n'avais-je pas pensé ? Des jours, des mois, des années peut-être. Elle sonne si fort que j'ai presque l'impression qu'elle vient de naître. Tel un nouveau-né qui hurle pour signifier sa rage de vivre. Ma conscience refait surface et avec elle une évidence : j'ai froid.

Le sang reprend peu à peu sa course dans mes veines, brûlant. Chacune de mes cellules s'embrase à nouveau d'une ardeur aussi douloureuse que salvatrice. Je ressens mes doigts au bout de mes mains, mes articulations qui craquent et claquent dans un concerto de percussions osseuses et mon coeur en chef d'orchestre qui impose un tempo qui va crescendo. J'ai de moins en moins froid mais surtout, je vis.

Mes paupières coagulées s'écartent avec langueur, révélant une vitre opaque. Redécouvrant la rotation possible de mes cervicales, je me rends compte que je suis dans une sorte de caisson avec une paroi en verre en face de moi. Mon bras bouge avec la souplesse d'un automate et ainsi la gravité se rappelle à moi. Je comprends que je suis sur le dos. Ma main se pose sur la surface glacée de la vitre. Elle bouge grâce au peu de force que j'arrive à déployer.

Une lumière vive m'agresse et des sons bourdonnent dans mon crâne. A l'extérieur aussi ça s'agite, tout autour de moi. Je crois reconnaître des voix mais elles parlent trop, trop vite, trop nombreuses. Je me bouche les oreilles pour tenter d'apaiser l'animation qui m'agite. En vain. Des convulsions de plus en plus violentes s'emparent de moi, de la bave mousse à la commissure de mes lèvres. Des mains plaquent l'ensemble de mon corps contre le fond du caisson. Mes soubresauts se calment. Je n'ai plus froid.

Je me tourne sur le côté, les yeux toujours clos. Mon filtre sonore se remet en route dans mon cerveau et je distingue enfin les voix qui m'entourent. Vu le vocabulaire qu'ils emploient, ce sont certainement des médecins. C'est pour ça qu'ils ont réagi si vite pendant ma crise. Je m'appuie sur le rebord de ma couche et m'assois, laissant pendre mes jambes dans le vide.Une voix se fait plus claire, plus proche. Elle s'adresse directement à moi, grave et posée, avec un brin d'excitation.

« Bon retour parmi nous, Antonina. »

Avec ce nom qui est le mien me reviennent les souvenirs qui y sont associés. La raison de ma présence ici, et surtout...

Une larme glisse sur le parchemin de mon visage.




Mélony


On l'a fait. Sapristi, on l'a fait ! Personne n'y croyait, et pourtant...

Un à un les passagers du SX Enterprise s'éveillent après près de cinq cents ans de stase. Cinq cents ans ! Non vous ne rêvez pas. Le pari fou de cryogéniser un millier de personnes sur un demi-millénaire est un franc succès. Mais plus que cela encore, nous avons voyagé. Loin. Très loin. Par-delà les confins de l'espace. Ce vaisseau a été lancé à plus de cent trente mille kilomètres heure en ligne droite, en quête d'une nouvelle terre d'accueil.

Car oui, l'excentricité a ses limites que la nécessité dépasse. Ce projet fou n'était pas qu'un caprice de milliardaire, pas que. Même si mon égo s'enorgueillit d'une telle prouesse, je dois bien l'avouer. Je me réjouirais presque d'imaginer la tête sidérée de mes détracteurs si seulement ils n'étaient pas tous morts depuis bien longtemps.

Voilà la triste réalité derrière cet exode spatiale, la funeste destinée qui a propulsé mes ambitions au rang de mission divine. L'Apocalypse. Bien loin de l'image romancée, presque épique, dépeinte par Saint Jean dans la Bible. Point de cavaliers semant la mort et la destruction, quelque chose de plus vicieux, de plus insidieux. La folie des Hommes. Celle-là même qui nous a conduit à détruire à grand feu nos forêts et à petit feu notre société, qui nous a consumés de l'intérieur.

Le fléau qui nous a lentement terrassés, le cinquième cavalier qui s'est avancé sur son cheval doré, ne fut autre que l'Argent. Celui qui a dansé avec le péché d'Orgueil plus encore que Guerre et Conquête, qui a noirci le cœur des plus égoïstes et vidé le ventre des autres. L'inégalité faite matière. Mais quand la balance penche trop, tout bascule. Ce n'est pas une goutte d'eau qui a fait déborder le vase de la tolérance, c'est le verre entier de la colère qui a été renversé et qu'on a éclaté au sol pour être sûr de ne plus jamais pouvoir la contenir, cette rage.

Quand plus rien n'existe que la fureur, l'argent ne protège plus, il condamne. En réalité, il avait scellé notre destin depuis l'aube des temps, depuis la première pièce échangée contre un morceau de pain et même avant, dès le concept de possession, précurseur de notre lente déchéance. Ce raz-de-marée humain a tout balayé jusqu'à l'espoir-même de survivre. Qu'importe de mourir plutôt que de vivre écrasé par le poids du monde.

Bien sûr que je suis en partie responsable, comme tous ses milliardaires qui ont oublié que l'argent ne fait le bonheur que jusqu'au jour où il n'y a plus rien à acheter. Mais je suis différente. Si j'ai fait tout cela, c'est pour le bien commun. Faire table rase du passé et reconstruire une société saine et exempte de tout vice. Loin du monde empli d'injustice qu'était le nôtre, loin de la Terre.

Alors nous voici, cinq cents ans plus tard, à plus de cinquante milliards de kilomètres de la planète qui nous a vu naître, avec plus de mille personnes sélectionnées par tirage au sort. Car si le hasard a pu permettre la Vie, il sera la source de notre survie.

Bientôt, nous ouvrirons les portes du SX Enterprise pour partir à la conquête de notre nouvel Eldorado, néo-Mésopotamie du renouveau de l'espèce humaine. J'ai hâte.

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