Le Sort de Soeur Eugénie

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Après quelques instants de peine partagée, mes mains s'égarent dans le cou de cet homme que mon corps a reconnu depuis toujours. Je lui lève la tête et, du bout des lèvres, j'embrasse ces larmes qui coulent pour moi sur ses joues pourtant si racées. Mes yeux dans les siens, je pose des milliers de baisers sur sa barbe naissante et sur le bout de ses cils, sur son front et l'arête de son nez droit qui lui donne ce profil de statue grecque. Ou bien est-ce lui qui leur a inspiré ces profils ? Je souris de ma pensée vagabonde.

- Quoi ? Chuchote-t-il.

- Rien...

Je pose alors mes lèvres sur les siennes avec douceur, il entrouvre les lèvres et je glisse ma langue dans sa bouche, caressant la sienne. Il approfondit le baiser, ses bras m'enlaçant et me serrant avec force. Je glisse mes mains dans ses cheveux et lui tire la tête en arrière, l'éloignant de mon visage le temps de le regarder. Ses yeux sont rougis par la fatigue et les larmes.

- Tu as eu les cheveux longs, je déclare.

J'affirme ça avec certitude : je suis certaine d'avoir déjà passé mes mains dans des boucles plus longues, en partageant ce même moment d'intimité. Ses yeux s'éclairent d'une légère lueur d'espoir.

- Oui, plusieurs fois, autrefois. Tu te rappelles de quoi ?

- De ça, nous, comme ça, mais tes cheveux étaient plus longs.

Il sourit et acquiesce.

- Tu vas te rappeler plus de choses : dès que tu apprends la vérité, tes souvenirs te reviennent plus facilement.

- Mes souvenirs...

C'est difficile, ce mot, pour moi. Est-ce que ce sont réellement mes souvenirs ? Ou ceux d'une autre dont je ne serais qu'une pâle copie ?

- Arrête, m'implore Ellie. Quoi que tu penses à cet instant, tu l'as déjà pensé : nous avons tourné toutes ces questions dans tous les sens. Tu es toi et rien d'autre, autant que je suis moi et personne d'autre. Nous changeons, apprenons, évoluons avec les ères que nous traversons, mais tu es la même Ninlin que celle que tu as toujours été. Tu restes vive, drôle, entreprenante et courageuse. Quel que soit le prénom que tu portes ou la vie que tu vis, tu es toi et personne ne peut changer ça. Crois-moi.

- Donc tu lis vraiment dans mes pensées ?

- Non, je t'ai dit que non : je te connais depuis 5000 ans, j'ai eu très largement le temps de te connaître par cœur et nous avons eu cette conversation, ou sa presque exacte copie, des dizaines de fois et je sais ce qui te passe exactement par la tête...

- Et tu ne te lasses pas ?

- Non... non, Nina, je ne peux pas me lasser d'être avec toi. C'est une des rares constantes de ma trop longue existence...

- Je peux lire une autre lettre ?

- Bien entendu, elles sont à toi !

Je fouille dans la boite. J'y vois des photos, des notes, de petits papiers qui volent. L'un d'entre eux attire mon attention, il est attaché à un ruban violet. C'est une phrase, de ma main : Parfois, un corset peut changer une vie. Demande-lui.

Je l'interroge en silence et il sourit.

- Au début du XXème siècle, j'ai retrouvé ta trace dans une famille de la haute bourgeoisie allemande. Je me suis incrusté à l'une de vos fêtes. Je t'ai cherchée partout, ce soir-là. Tu es sortie d'une chambre, enragée parce que ta tante voulait te annoncer tes fiançailles à un homme que tu n'aimais pas. Tu pleurais en suffoquant dans un corset violet qui te coupait la respiration pendant que tu tentais d'en arracher les liens dans ton dos. Tu m'as heurté de plein fouet avant de tomber sur le sol, les quatre fers en l'air. Je me suis accroupi et ai entrepris de desserrer l'engin de torture. Tu m'as appelé Shamash, tu te rappelais de moi. C'était inespéré.

Les cendres de NînlìnOù les histoires vivent. Découvrez maintenant