Deux statues pour le prix d'une

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Ses yeux effleurent mon décolleté et je me sens devenir pivoine. Je tente de refermer mon chemisier mais c'est peine perdue, je ne le quitte pas des yeux et nous nous regardons, lui, immobile, moi chancelante.

- Je suis désolée, je me suis perdue et j'avais vraiment besoin de faire pipi...

Mon cerveau me fout des claques. Je viens vraiment de dire en présence de cet homme incroyable que j'avais envie de « faire pipi ». Non mais jetez-moi par la fenêtre !

Je fixe son visage, comme taillé dans la pierre. Une mâchoire forte, déterminée, rasée de près, une bouche incroyablement pulpeuse et des yeux noirs intenses adoucis par de très longs cils presque féminins. J'éprouve une sensation étrange de déjà-vu. Comme si j'avais quelque chose sur le bout de la langue mais que ça ne me revenait pas.

- Enfin, je veux dire que... les bureaux sont immenses et je n'ai pas trouvé les toilettes et je suis là depuis plusieurs heures et mademoiselle Sprat ne m'a pas montré les Wc donc voilà...

Est-ce que je vais continuer à lui parler de WC pendant une heure ou est-ce qu'il va se décider à parler ? Il n'a pas bougé d'un pouce. Si ses pupilles ne réagissaient pas, je pourrais croire qu'il est en cire ! Il m'observe avec une intensité vraiment bizarre. Il est en effet bien plus grand que moi, au moins une tête et il a de toute évidence une vue plongeante sur ma poitrine... Pourtant, ce sont mes yeux qu'il fixe. Impossible d'interpréter sa pensée : on dirait qu'il est figé pour l'éternité. Il n'a même pas l'air de respirer.

J'hésite à lever la main pour le toucher, histoire de voir s'il vit encore quand la porte derrière lui s'ouvre d'un seul coup et mademoiselle Sprat entre, nous regarde rapidement pour évaluer la situation, mes cocas au sol, la moquette foutue, mes seins quasiment dehors et ce type stoïque.

- Je suis désolée monsieur Abramovicz, j'avais bien précisé à Nina que votre bureau était interdit. Je la renvoie immédiatement chez elle. Toutes mes excuses.

- Ça ira, Marie. Les bureaux sont grands et Nina s'est égarée, finit-il par dire. Et elle avait besoin de faire pipi, reprend-il, avec dans le regard une sorte d'étrange sourire.

- Allez, venez Nina, suivez-moi. Elle contourne le géant, me prend par le coude et m'entraîne avant d'ajouter qu'elle va envoyer quelqu'un pour la moquette.

Je me retourne et voit qu'il nous suit du regard, toujours planté là, toujours amusé. Mais il y a autre chose dans son regard que je n'interprète pas.

Et j'ai la curieuse impression que le monde s'arrête et reprend à la fois en le quittant.

Étrangement, je ne me suis pas fait virer et j'ai fini ma journée tant bien que mal, sous le regard désapprobateur de madame Sprat. Après avoir erré dans les couloirs, j'ai fini par retrouver l'ascenseur menant vers la sortie – je ne vous mentais pas quand j'ai dit que j'avais des soucis d'orientation.

Une fois dedans, ayez pitié de moi, j'ai retiré ces saletés de chaussures de l'enfer le temps de la descente et croyez-le ou non, en quelques étages, plus moyen de les remettre. Mes pieds avaient enflé.

C'est donc avec ma dignité en berne que je suis sortie clopin clopan du building, me disant que, de toute façon, je n'y reviendrais jamais, Dieu merci.

Et voilà que maintenant, il pleut. Autant vous dire que je suis au bout de ma vie et que l'idée d'attendre le bus m'enchante autant que de danser la macarena nue mais je fais contre mauvaise fortune bon cœur en me disant que cette journée pourrie m'aura valu une copine heureuse.

Je pars donc vers l'arrêt de bus le plus proche, ma paire d'escarpins à la main, mon chemisier fermé par une épingle à nourrice qui se trempe petit à petit, mais je m'en fous, au point où j'en suis.

Les cendres de NînlìnOù les histoires vivent. Découvrez maintenant